L'Obs

Toomaj Salehi, un héros iranien

- PAR SARA DANIEL, GRAND REPORTER

C’est un homme d’un courage immense qui vient d’être condamné à mort par un tribunal islamique d’Ispahan, en Iran, pour « corruption sur terre ». Un célèbre rappeur dont le compte Instagram est suivi par 1 million de personnes, et qui ne mâche pas ses mots au pays des mollahs en képi. Pas de métaphores dans les chansons de Toomaj Salehi, 33 ans, un des porte-parole du mouvement Femme, Vie, Liberté déclenché après la mort de la jeune Kurde Mahsa Amini en 2022, alors qu’elle était détenue par la police des moeurs. C’est du frontal, de l’exposition hard-core et talentueus­e des crimes du régime des gardiens de la révolution et de leurs sbires : « Est-ce que vous ne nous avez pas déjà assez fait suffoquer ? Est-ce que vous n’avez pas assez joué avec nous ? Est-ce qu’on ne s’est pas assez fait voler ? Et comment va “l’économie supérieure” ? » Ou encore, dans la chanson « Trou à rats » : « Si vous vous endormez pendant qu’ils font des raids dans les maisons, si vous vous cachez les yeux avec vos mains, elles sont tachées de sang… sachez qu’il n’y a pas de position neutre dans cette guerre. N’attendez pas de sauveur, c’est vous et moi qui serons notre imam caché ! »

L’extrême popularité de Toomaj Salehi exaspère depuis longtemps la République islamique, qui l’avait jeté en prison en octobre 2022 après une déclaratio­n à la chaîne canadienne CBC : « Vous avez affaire à une mafia prête à tuer la nation tout entière (…) afin de conserver son pouvoir, son argent et ses armes. » Il avait alors été condamné à six ans et trois mois de prison, déjà pour le même crime : « Corruption sur terre. »

Corrupteur de la terre. Pour comprendre cette terrible accusation, il faut revenir aux origines de la révolution islamique d’Iran : maître-mot du tribunal révolution­naire des débuts, ce sinistre qualificat­if – dont l’expression coranique « Môfsed-e-Fel’Arz » est difficilem­ent traduisibl­e – a envoyé un peu plus de deux cents personnes devant les poteaux d’exécution en 1979. Corrupteur de la terre : le jugement est sans appel car il indique bien plus qu’une faute, qu’un crime de circonstan­ce. C’est un jugement de l’âme, qui n’est pas politique mais religieux. Il n’y a alors pas de pardon possible, car, dit le Coran, « ceux au coeur desquels est le mal ajoutent souillure à leur souillure » (sourate 9, verset 126). Ni pardon ni rachat : « Détournez-vous d’eux ! Et leur refuge sera la Géhenne (l’enfer). » (Sourate 9, verset 96). Que la malédictio­n soit consubstan­tielle à l’infidèle la rend inexpiable. La révolution, dit Khomeini, doit couper la main des pourris. C’est d’un véritable exorcisme qu’il s’agit : les gardiens de la révolution ne cherchent pas la punition du pécheur, mais l’éradicatio­n du péché.

Mehdi Bazargan, chef du gouverneme­nt intérimair­e de l’Iran, et donc son premier Premier ministre pendant la révolution, confiait à Pierre Blanchet dans « le Monde » en mai 1979 : « II ne faut pas que le programme de vie d’un pays puisse se résumer à la mort et à la vengeance. II faut cicatriser le passé. J’affirme que l’islam et l’humanisme peuvent conclure un heureux mariage et que les revendicat­ions de liberté, si elles étaient valables sous le shah, n’ont aucune raison de perdre leur valeur aujourd’hui. » C’est peu de dire qu’il n’a pas été entendu. Ne laissons pas Toomaj Salehi être exécuté ou dépérir dans les geôles iraniennes en silence.

Le célèbre rappeur est condamné à mort par un tribunal islamique d’Ispahan pour “corruption sur terre”.

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