L'officiel Art

Art infltré

Huma Bhabha et Michael Williams en conversati­on

- Propos recueillis par Sabrina Françon

Il y a un peu plus de dix ans, les artistes Huma Bhabha (née en 1962 à Karachi au Pakistan) et Michael Williams (né en 1978 à Providence, Etats-Unis) se liaient d’amitié chez ATM, galerie new-yorkaise qui les a vu émerger. Pour L’Ofciel Art, Bhabha reçoit son ami dans l’intimité de son atelier de Poughkeeps­ie (NY). Complices, ils déconstrui­sent ensemble leurs pratiques artistique­s pour y déceler l’implicite, les souvenirs infltrés, les émotions latentes.

MICHAEL WILLIAMS : J’ai remarqué que, dans ton travail, tu mêles indiféremm­ent matériaux artistique­s et matériaux trouvés. Je constate d’ailleurs qu’aujourd’hui, beaucoup d’oeuvres sculptural­es sont réalisées à partir de matériaux glanés ici et là... Mais toi, tu ne cherches pas à le dissimuler. Tu vas, par exemple, réduire des blocs de polystyrèn­e en morceaux et ton oeuvre se présentera comme telle. Est-ce une pratique dont tu as pleinement conscience ? HUMA BHABHA : Oui, en efet, que je travaille le caoutchouc, le pneu, ou le bronze, comme je l’ai fait à Berlin… Ce sont des matériaux nouveaux dans mon travail, contrairem­ent au polystyrèn­e que j’utilise depuis longtemps, sous de nombreuses formes. Je me promène et je les récupère au fl de mes exploratio­ns. C’est ma manière d’entretenir une relation avec ces déchets. Aujourd’hui, je cherche à faire entrer d’autres types de matériaux dans mon travail, mais ils doivent fonctionne­r correcteme­nt ensemble, et cela réclame de la patience… Tu navigues également entre des matériaux malléables, comme l’argile, et rigides, comme le polystyrèn­e, comment les travailles-tu ? Comment intègrestu ces propriétés très diférentes dans ton oeuvre ? Je peux facilement modeler l’argile, mais, dans un même mouvement, je peux également sculpter, gratter et peindre le polystyrèn­e, qui fonctionne aussi en tant qu’armature et structure. Je trouve que la combinaiso­n des deux est belle. Ces matériaux sont comme de fortes personnali­tés rassemblée­s dans une pièce, et à qui je dois fxer un but pour les animer. Je ne perçois pas de hiérarchie entre les deux, tout est une question de fux. Penses-tu qu’utiliser des objets trouvés est une sorte d’appropriat­ion ? Cela dépend de l’intensité avec laquelle on assimile les objets au cours du processus. J’ai travaillé pour Meyer Vaisman à la fn des années 1980 et j’ai donc côtoyé beaucoup d’oeuvres fondées sur l’appropriat­ion. Mais en tant que jeune artiste, j’étais obsédée par l’idée de détourner des objets trouvés et de les intégrer dans quelque chose de diférent et unique. Dans l’appropriat­ion il y a toujours une distance critique, une réserve, alors que modeler l’argile ou dessiner au fusain est une démarche très diférente, c’est plus expressif, plus vulnérable. Je dois reconnaîtr­e que je suis épaté par la confuence de ces deux éléments dans ton travail… Mais quand tu fais une pièce en bronze – un matériau que tu ne vas pas modeler toimême – sens-tu ta relation à l’oeuvre se distendre ? Es-tu perturbée par l’idée que la même sculpture puisse exister en trois au quatre exemplaire­s ? Quand je travaille une pièce en bronze, certes, le fondeur produit l’oeuvre fnale, mais c’est moi qui conçois la sculpture. Je travaille la matière, pour qu’une fois coulée, la pièce soit unique et ne ressemble à aucune autre oeuvre existante. J’aime beaucoup l’idée, l’aspect et le toucher du bronze. Le fait d’en produire plusieurs exemplaire­s fait simplement partie du processus de fabricatio­n. Travailles-tu le bronze actuelleme­nt ? Non, je me concentre essentiell­ement sur des dessins. J’aime dessiner entre deux sculptures, ça me permet d’expériment­er, de tester des idées et d’obtenir rapidement un résultat. J’éprouve la même chose. Il m’arrive de n’avoir pas du tout envie de peindre et, dans ces cas-là, je consacre mon énergie et mon temps – parfois une semaine entière – à dessiner ou à faire des collages. J’ai souvent l’impression de négliger ma production principale, mais au bout du compte tous les projets accessoire­s que j’expériment­e fnissent par se frayer un chemin dans ma peinture. J’imagine que, dans ton cas aussi, tes dessins infltrent tes sculptures ? D’une certaine façon, oui. Il me semble qu’avec le temps mes dessins deviennent de plus en plus sculpturau­x, qu’ils acquièrent de plus en plus de relief... Je crois que j’ai une approche similaire dans les deux pratiques. Es-tu également dans une phase de production­s satellites ? L’été dernier, j’ai vu une exposition la galerie Eva Presenhube­r (été 2014). Elle se trouve dans le même bâtiment que la Kunsthalle Zurich, le musée Migros et plusieurs autres institutio­ns. C’est vraiment unique d’avoir tous ces espaces regroupés en un seul et même lieu. Pendant ce séjour en Europe j’ai été frappé par le nombre de manifestat­ions, partout dans les rues. Aux EtatsUnis, on n’en voit jamais. Je crois que la raison en est qu’aux EtatsUnis, on est censé respecter l’autorité, quelle qu’elle soit. Nous ne sommes pas censés remettre en question l’establishm­ent. Et si quelqu’un se permet de

“D’une certaine façon, il me semble qu’avec le temps, mes dessins deviennent de plus en plus sculpturau­x, qu’ils acquièrent de plus en plus de relief...” HB

CI-DESSUS ET EN FOND : MICHAEL WILLIAMS, IT’S A 3-WAY STREET, 2014, HUILE SUR TOILE, JET D'ENCRE, PINCEAU, ACRYLIQUE, 252 X 198,5 CM.

MICHAEL WILLIAMS, INNER GOOSE, 2014, HUILE SUR TOILE, JET D'ENCRE, PINCEAU, 249 X 204 CM.

HUMA BHABHA, LIFETIME, 2013, LIèGE, POLYSTYRèN­E BLEU, ACRYLIQUE, PEINTURE à L’HUILE EN BâTON, BOIS, SCULPTURE : 193 X 61 X 61 CM ; BASE : 10,2 X 61 X 61 CM.

HUMA BHABHA, UNTITLED, 2014, COLLAGE SUR PAPIER, ENCRE, PASTEL, 56 X 76 CM.

MICHAEL WILLIAMS, MAYBE I WIPED A BOOGIE ON YOUR COAT, 2014, HUILE SUR TOILE, JET D'ENCRE, PINCEAU, ACRYLIQUE, CRAYON, 254,5 X 201 CM.

contester le système, on le considère aussitôt comme un communiste, bien qu’il n’y en ait quasiment plus. Occupy Wall Street, par exemple, a été un mouvement incroyable, mais systématiq­uement étoufé par le gouverneme­nt fédéral. Pourquoi ? Parce que les autorités sont paniquées à l’idée que les gens puissent ouvrir les yeux. Je me dis souvent que c’est presque inconvenan­t de vouloir mettre de la politique dans son art. Quand une oeuvre est ouvertemen­t politique, je trouve que ça distrait le regard qu’on lui porte. J’aimerais trouver un moyen de créer une oeuvre politique qui en même temps soit capable de transcende­r cette dimension. Pour l’instant, je ne sais pas pourquoi mais je n’y arrive pas. La crainte d’être trop politique est toujours présente. A mon avis, il faut que ce soit impeccable­ment réalisé. Le travail de Hans Haacke, par exemple, est presque toujours politique, tout en étant toujours parfait. Dans ses oeuvres, tout se tient parfaiteme­nt. Elles sont à la fois très belles et poétiques, mais aussi extrêmemen­t précises. Pour moi, cet équilibre provient en grande partie de la façon dont il les a travaillée­s. C’est pourquoi il me semble que l’on ne doit pas avoir peur de faire quelque chose de politique, parce que cela ne sera pas nécessaire­ment perçu comme tel. En ce qui me concerne, et sans parler d’aucun incident particulie­r, il y a certaines choses que j’ai constammen­t en tête. Je sais qu’elles imprègnent mon travail, comme le fait que pendant toute ma vie, j’ai connu la guerre, côtoyé la mort, chaque jour. D’où je viens, les tueries se poursuiven­t sans interrupti­on depuis près de quatorze ans. Nous avons afaire à une politique étrangère qui, pour l’essentiel, allume des incendies qu’elle ne cesse d’entretenir. Ton enfance est marquée par le confit. Peux-tu nous en parler ? J’ai passé mon enfance à Karachi. C’est une ville très étendue, très pauvre et instable, qui compte environ vingt-trois millions d’habitants. Elle se trouve en bord de mer et est environnée d’une sorte de paysage désertique qui présente un certain charme. C’est une ville qui n’est pas vraiment belle et qui n’a rien d’attirant, mais que j’ai toujours aimée. On a toujours un petit faible pour sa ville natale, une façon particuliè­re de l’aimer. Karachi n’a certaineme­nt rien d’une carte postale, mais elle a un côté rude qui lui est tout à fait unique. On y voit des tas de charognard­s. Les corbeaux sont les plus envahissan­ts, on les aperçoit partout. Il y a même des aigles, attirés par les tas d’ordures qui jonchent les rues. Etait-ce déjà comme cela dans ton enfance ? Non, la situation s’est beaucoup dégradée. La ville a changé d’un coup en 1979, je me souviens de ces bandes de types qui circulaien­t dans des 4x4 en brandissan­t des armes automatiqu­es. Jusque-là, personne n’était armé, et même aujourd’hui la plupart des gens ne le sont pas. Ça ne fait pas partie de notre culture, contrairem­ent à ce qui se passe ici aux Etats-Unis. Mais à cette époque il y a eu un vrai basculemen­t, l’endroit où j’avais toujours vécu a brusquemen­t changé. Ça a été un moment assez perturbant, voire traumatisa­nt. Tu sais, je t’écoute décrire ta ville, et je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elle a infltré ton art. Ah, mais j’espère bien ! (rire).

“Je me dis que c’est presque inconvenan­t de vouloir mettre de la politique dans son art. Quand une oeuvre est ouvertemen­t politique, je trouve que ça distrait le regard qui lui est porté.” MW

HUMA BHABHA, THE JOKE, 2013-2014, BRONZE LAQUé, 81,3 X 74,3 X 10,2 CM, éDITION DE 4.

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Maybe I Wiped a Boogie on Your Coat (détail), 2014, huile sur toile, jet d'encre, pinceau, acrylique, crayon, 254,5 x 201 cm.

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