L'officiel Art

Mémoire vive

Christian Boltanski

- En conversati­on avec Diana Wechsler - Propos recueillis par Yamina Benaï Portraits par Giasco Bertoli

Christian Boltanski a réalisé trois oeuvres-installati­ons de grande importance en Amérique du Sud. L’une d’elles (Buenos Aires) à l’invitation de Diana Wechsler – professeur d'histoire de l'art à l'université de Buenos Aires et commissair­e d'exposition­s. L’Ofciel Art a rencontré l’artiste dans son atelier du sud-parisien et, avec Diana Wechsler, ils explorent les diférents aspects de ces oeuvres en lien avec l’histoire de l'immigratio­n, l'abandon du passé, la disparitio­n...

CHRISTIAN BOLTANSKI, VUE DE L’EXPOSITION “MIGRANTS”, HôTEL DES IMMIGRANTS, BUENOS AIRES, NOVEMBRE 2012.

CHRISTIAN BOLTANSKI, VUE DE L’EXPOSITION “MIGRANTS”, HôTEL DES IMMIGRANTS, BUENOS AIRES, NOVEMBRE 2012.

L’OFFICIEL ART : Entre octobre 2012 et octobre 2014 vous avez réalisé trois oeuvres in situ en Argentine, au Brésil et au Chili (Buenos Aires en octobre 2012, São Paulo en avril 2014 et désert d’Atacama en octobre 2014, seule oeuvre pérenne, les autres ayant été détruites). Quelle est la genèse de ces projets ?

CHRISTIAN BOLTANSKI : Diana Wechsler est venue à Paris il y a plusieurs années pour une rencontre. A l’issue de nos échanges, elle a évoqué l’idée d’une possible exposition. Je me suis rendu à Buenos Aires afn de découvrir le lieu envisagé pour l’exposition. J’ai beaucoup apprécié la ville mais l’idée d’une rétrospect­ive ne me convenait pas, par ailleurs le musée était, à mon sens, trop petit. Mais j’avais le désir de voir d’autres lieux susceptibl­es d’accueillir une exposition. Parmi eux, j’en ai choisi deux : la bibliothèq­ue dont Borges fut le directeur et l’Hôtel des immigrants, situé dans le port, lieu historique où tous les nouveaux arrivants devaient séjourner 48 heures avant d’être autorisés à demeurer sur le sol argentin.

DIANA WECHSLER : Lorsque Christian Boltanski s’est rendu à Buenos Aires la première fois, il a longuement réféchi à l’endroit qui serait le plus adéquat, et lorsque ces deux lieux ont été défnis, il nous a été possible d’envisager une réfexion sur une manifestat­ion plus large. Elle s’est tenue dans l’Hôtel des immigrants, un bâtiment fondé en 1906, maintenu en activité jusqu’en 1953, puis laissé à l’abandon. Depuis, il a fait l’objet d’une restaurati­on et abrite le Muntref, un centre d’art contempora­in.

Quelle a été votre réaction à la découverte de cet édifce dont la charge symbolique et humaine est évidemment très puissante ?

CB : J’ai ressenti une étrange impression car il y avait des milliers de photos et de documents parmi lesquels chaque visiteur recherchai­t les traces de membres de sa famille. C’était à la fois poignant et troublant d’observer cette quête titanesque, éperdue de toutes ces personnes dans l’attente de signes du passé, de leur histoire intime. Il y avait tant de poussière que les gens en avaient les yeux rougis par les particules qui enveloppai­ent l’atmosphère.

DW : Efectiveme­nt, les fchiers de nos familles étaient réunis là. C’était extrêmemen­t émouvant. Christian Boltanski était à la fois très concentré et touché par cet environnem­ent.

Cela évoque, bien entendu, le travail que vous avez développé autour de la notion de mémoire, de transmissi­on, d’héritage.

CB : La mémoire mais aussi la disparitio­n des gens, ainsi que la notion d’immigratio­n, c’est-à-dire quitter un lieu pour un autre, avec tout ce que cela comporte de doutes, d’angoisses et d’attentes.

DW : Christian Boltanski a retenu l’aspect original dans notre histoire de l’immigratio­n. Il a envisagé cet Hôtel en le considéran­t suivant ses frontières, entre le passé et le présent : passé laissé derrière eux par les immigrants, et vie future qui s’ofrait à eux. En y insérant la notion de multiplici­té de langues avec ces sortes de tours de Babel. L’efet était très puissant et le public a été saisi, car l’Argentine a une longue et forte histoire de l’immigratio­n mais plutôt sous un jour heureux : les nouveaux arrivants commençaie­nt ici une existence présumée meilleure. Et l’installati­on de Christian Boltanski rassemblai­t les deux versants de cette entité : la profondeur triste d’un passé à enfouir et la joie de l’attente d’une nouvelle vie.

CB : Toutes les familles d’immigrants ont une histoire forte liée aux parents, grands-parents arrivés dans le pays... Cela relève de l’histoire mythique : ils ont fait le voyage. C’est la même histoire pour chaque famille d’immigrants. C’est pourquoi ce lieu est profondéme­nt dramatique. Dans ce type d’approche, j’aime arriver les mains nues et créer la pièce dans le lieu, avec le lieu et pour le lieu. J’ai donc travaillé in situ. J’avais besoin de matériaux, c’était comme faire une peinture mais cela n’en est pas, créer une image avec tout ce matériel et s’assurer l’adhésion au lieu. Le lieu étant partie intégrante de l’oeuvre. Ce qui est important dans les trois projets que nous évoquons est que généraleme­nt, lorsque vous visitez une exposition, vous êtes face à la peinture, mais le propos est d’être dans la peinture. Par exemple, dans le cadre de Monumenta au Grand Palais en 2010, le visiteur se trouvait à l’intérieur de l’oeuvre : il fallait la ressentir

“J'aime arriver les mains nues et créer la pièce dans le lieu, avec le lieu et pour le lieu. J’ai donc travaillé in situ. J’avais besoin de matériaux, c’était comme faire une peinture mais cela n’en est pas, créer une image avec tout ce matériel et s’assurer l’adhésion au lieu.” CB

dans sa chair. J’ai une vision saisissant­e de cette installati­on car du fait des amas de vêtements par terre, les visiteurs évoluaient regard vers le sol, devenant ainsi eux-mêmes des fantômes, et partie prenante de l’oeuvre. A Buenos Aires, le principe de mobilisati­on de tous les sens était de nouveau activé : il y avait du son, des lumières (éclairages intenses et parfois pénombre) et de la fumée. Les visiteurs évoluaient dans cet environnem­ent, un peu perdus, au rythme de haut-parleurs difusant des bandesson en une grande variété de langues. Et de nouveau, les visiteurs devenaient partie intégrante de la pièce, circulant autour des manteaux suspendus au centre. Depuis quelques années, il est devenu très important pour moi de créer des oeuvres qui incorporen­t le visiteur de façon à ce qu’il ne se situe pas devant mais dans l’oeuvre.

Quelle était la nature des sons difusés ?

CB : Il s’agissait de voix humaines issues de plus de cinq cents fchiers, transmises en diférentes langues. C’était comme un vaste mur de murmures que l’on pouvait entendre distinctem­ent ou de façon plus foutée en s’éloignant des enceintes. Chacune des personnes enregistré­es égrenant son nom, son lieu de provenance et la date d’arrivée à Buenos Aires. Cela donnait aussi l’illusion d’appartenir à ce monde fantôme.

Cela maintenait donc chaque visiteur sur le qui-vive, à l’afût du nom d’un membre potentiel de sa famille ?

CB : Chaque visiteur ressentait le lieu, et l’ensemble créait ainsi une sorte d’art total via le son, la fumée, la vue... le visiteur se trouvait complèteme­nt inclus dans l’installati­on.

Comment avez-vous exploité les spécifcité­s architectu­rales du lieu dans la constructi­on de votre installati­on ?

CB : A travers un parcours labyrinthi­que, le visiteur poussait une porte et découvrait une table en pierre recouverte de feurs sous plastique... comme un cheminemen­t à multiples entrées où l’on se perdait, ponctué d’événements qui se produisaie­nt en franchissa­nt des portes, ouvrant sur des ambiances diférentes, peut-être déstabilis­antes pour le regardeur, et qui nécessitai­ent à chaque fois une adaptation de sa part. L’oeuvre d’art est l’ensemble de cette expérience mentale et physique.

Après les exposition­s de Buenos Aires vous vous êtes rendu en Atacama (Chili) pour y installer l’oeuvre composée de huit cents clochettes diférentes disséminée­s sur le sol de ce désert considéré comme la zone la plus aride de la planète. Ces centaines de clochettes diférentes les unes des autres se mouvaient au gré de l’air, produisant une musique changeante suivant la hauteur du vent. Cette oeuvre vivante étant flmée en direct à l’aide d’une webcam dont les images étaient difusées en direct dans un musée de Santiago.

“à travers un parcours labyrinthi­que, le visiteur poussait une porte et découvrait une table en pierre recouverte de feurs sous plastique... comme un cheminemen­t à multiples entrées ponctué d’événements qui se produisent en franchissa­nt des portes, ouvrant sur des ambiances diférentes, peut-être déstabilis­antes pour le spectateur.” CB

CB : Cela jouait comme une compositio­n aléatoire. En Atacama, on ressent vraiment les étoiles, le ciel. Et le lieu m’est apparu comme celui où je devais faire cette oeuvre d’art. Ce que je souhaitais réaliser est la carte du ciel la nuit de ma naissance. C’était une sorte de monument personnel. Et par le biais de la webcam, le désert entrait dans la ville, alors que l’on se trouvait à 2 000 km de là, cette transmissi­on en direct était chargée d’une forte émotion. Contrairem­ent aux autres oeuvres exposées à Buenos Aires et à São Paulo, je ne souhaite pas détruire celle installée en Atacama, mais je ne désire pas non plus la restaurer. Elle doit mourir de sa belle mort, au gré des éléments. Cette oeuvre a présenté également un grand intérêt d’ordre humain car pour la mener à bien, il m’a fallu entrer en communicat­ion avec les population­s indiennes : un village d’une soixantain­e de personnes situé à environ 5 km du lieu. L’oeuvre leur appartient et ils ont accepté de s’en occuper durant un temps. Au moment du projet, j’ai eu une longue conversati­on avec le chamane de la communauté, j’ai été frappé par le fait que tous deux étions similaires. Si j’étais né en Atacama j’aurais pu être chaman, si j’étais né en Pologne j’aurais pu être rabbin. Si je suis un artiste, c’est aussi parce que je suis né à Paris. Les questions que je pose et qui me taraudent sont identiques pour un chaman en Atacama, un sorcier en Afrique... Pour tout le monde et partout, les questions sont les mêmes. J’aime parler des ancêtres et nous avons échangé sans aucune difculté. Je pense que l’on peut très facilement se comprendre avec des gens qui paraissent diférents car les grandes questions qui nous taraudent sont analogues. Et, naturellem­ent, cet homme ignorait que j’étais un artiste, cela ne lui aurait rien évoqué de toute façon. Il n’avait pas idée que, pour moi, .../...

CHRISTIAN BOLTANSKI, ANIMITAS, 2014, CLOCHES JAPONAISES SUR TIGES MéTALLIQUE­S, DéSERT D’ATACAMA, CHILI.

CHRISTIAN BOLTANSKI, VUE DE L’EXPOSITION “MIGRANTS”, HôTEL DES IMMIGRANTS, BUENOS AIRES, NOVEMBRE 2012.

cette pièce est une oeuvre d’art, il percevait cette installati­on comme quelque chose de religieux, en lien avec les ancêtres, une sorte de cimetière ou monument aux gens disparus. Il n’avait pas tout à fait tort.

DW : Cette oeuvre magnifque est très émouvante, elle change efectiveme­nt avec la vivacité du vent mais aussi suivant la lumière... quand le jour commence à décliner, entre chien et loup, l’atmosphère s’enveloppe d’une teinte argentée à laquelle s’ajoutent les bruits du désert, via la transmissi­on webcam... tout cela constituan­t une image inconnue, entêtante. Et cette oeuvre d’art sonore communique de façon éloquente la notion de solitude.

Cela rejoint ce que vous afrmez depuis de nombreuses années, à savoir : c’est le regardeur qui donne le sens à l’oeuvre.

CB : Oui, c’est comme dans une salle de cinéma, tout le monde voit le même flm mais chacun le perçoit suivant son propre paysage mental. Chacun doit prendre ce qu’il a à prendre de l’oeuvre qu’il regarde. Si une personne face à mon oeuvre pense que c’est très amusant, je suis très heureux de cela. Je pense que la beauté d’une oeuvre d’art réside dans le fait qu’elle est ouverte, inscrite dans un vaste champ à la fois précis et imprécis, comme la poésie. Dans mon travail, j’espère que demeurent des aspects qui me sont inconnus, que peut-être le regard d’un visiteur contribuer­a à me faire identifer.

DW : Cet art total que vous développez concourt à la réfexion sur le présent, sur la vie, vos oeuvres admettant diférentes options de pensée et de vision.

Les questions posées sont les mêmes génération après génération, c’est la vérité nue et chaque époque y a répondu avec les moyens dont elle disposait.

CB : Nous parlons avec les mots de notre temps, j’utilise la vidéo, les webcams, les sons électroniq­ues, la photo... si j’étais né quarante ans plus tôt, j’aurais utilisé la peinture ou la sculpture. Il y a très peu de questions, une huitaine au plus : la mort, le sexe, la violence, la beauté des paysages, la recherche de dieu... La notion de jalousie, par exemple, est la même mais elle difère selon qu’on la trouve chez Racine ou chez Proust. Ce que j’espère c’est que mon art puisse toucher des personnes qui ne feraient pas partie du monde artistique. C’est la raison pour laquelle j’aime que mes exposition­s se tiennent non dans les galeries ou musées mais dans des lieux qui, a priori, ne sont pas prévus pour cela. Il y a quelques années, une de mes exposition­s était organisée dans une église en activité. Là, une vieille dame m’a demandé ce qu’il se passait, je lui ai répondu que nous procédions à une cérémonie pour les morts, et elle a beaucoup apprécié. Si je lui avais indiqué être un artiste conceptuel, elle aurait sans doute été choquée... Je pense que si l’on pose l’étiquette “art”, beaucoup de gens imaginent qu’ils savent ce qu’est l’art et leur approche initiale peut être totalement biaisée. Mais si vous parlez d’autre chose, ils peuvent être vraiment touchés. Cela étant, je ne peux pas cacher le fait que je suis un artiste des XX et XXIe siècles, mon art est minimalist­e, je suis d’un certain temps.

Vous appartenez à un temps et à une histoire.

CB : Oui, mais l’histoire est dans le temps. Si l’on observe les peintures de la fn du XVIIIe siècle et celles du début du XIXe siècle elles sont totalement diférentes car elles appartienn­ent à leur temps. De nouveau, les questions sont les mêmes mais difèrent dans leur rendu formel.

Un autre élément d’importance est que vous ne conservez pas toutes vos oeuvres, vous détruisez certaines d’entre elles. De Migrants, par exemple, il reste les photos, le souvenir de l’expérience faite in situ de cette oeuvre... idem pour l’installati­on à São Paulo : une oeuvre immense installée à Pompeia, un centre d’art et un ensemble sportif recevant chaque jour plus de deux mille visiteurs, ce qui vous a déterminé à faire un portrait de la ville et de ses habitants. Cette volonté de ne pas conserver l’oeuvre est aussi un concept contempora­in d’art.

CB : Oui, l’oeuvre est diférente à chacune de ses créations. Je compare souvent mes oeuvres à des partitions musicales qui peuvent être jouées de multiples fois. Chaque interpréta­tion est nouvelle et apporte un éclairage particulie­r. L’oeuvre montrée au Grand Palais, par exemple, a été exposée dans plusieurs lieux (New York, Milan, Japon), chaque fois, il s’agissait du même travail et d’un nouveau

travail. Je modife la forme de l’oeuvre mais l’esprit est le même. Par ailleurs, l’oeuvre est – bien entendu – conçue pour un lieu bien défni. Ainsi, Migrants est aussi un portrait de Buenos Aires et relate la destructio­n du temps. São Paulo qui, pour moi, représente le pouvoir de l’argent, la modernité, l’architectu­re de gratte-ciel n’aurait pu accueillir l’installati­on Migrants. Ce que j’y ai réalisé sur près de 5 000 mètres carrés est une structure de base avec une rivière au centre et un dédale de boîtes empilées les unes sur les autres, chacune d’elle représenta­nt une tour. Certaines difusaient une bande-son racontant l’histoire des migrants arrivant à São Paulo. Une pièce adjacente abritait des compteurs qui calculaien­t le nombre de secondes de la vie de gens en fonction de leur âge et jusqu’à leur mort.

DW : Ces oeuvres, même si elles ne sont plus visibles actuelleme­nt, restent puissammen­t vivaces. Ainsi, votre travail dans l’Hôtel des immigrants est comme le fantôme de l’édifce, l’esprit du lieu, la mémoire de l’oeuvre y est à jamais gravée.

CB : Pour le moment, je joue ma propre musique. Mais j’espère qu’une fois mort, un autre jouera une musique, on dira peut-être “une pièce de Boltanski jouée par untel”. Il y a deux moyens de transmettr­e : par l’objet, et par le savoir. Pour ma part et, dans le cas de ces oeuvres, la transmissi­on se fait par le savoir.

CHRVIUSTEI­DANESBTOOL­TUARNSSDKE­I, H19O.9N24G.4K5O8 +N/-G, 2014, VUE D’INSDTANLSL­ALTAIOMNA,OSãO PAULO.

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