L'officiel Art

Décolonise­r les imaginaire­s

- Propos recueillis par Yamina Benaï

Le Brass (Centre culturel de Forest) à Bruxelles accueille “Odyssées africaines”, associant les oeuvres de seize artistes originaire­s du sud-est africain, qui ont rarement fait l’objet d’exposition­s en Europe. Le projet entend questionne­r les récits historique­s établis et inventer une nouvelle traversée de la réalité contempora­ine africaine. L’Ofciel Art s’entretient avec Marie-Ann Yemsi, commissair­e de l’exposition.

L’OFFICIEL ART : Comment est né le projet “Odyssées africaines” qui entend sillonner onze pays, correspond­ant à ceux traversés en 1924 par la Croisière Noire, décidée par André Citroën ? - MARIE ANN YEMSI : Ce projet d’exposition est né d’une double ambition : montrer des artistes contempora­ins méconnus en Europe et contribuer à “décolonise­r les imaginaire­s” en questionna­nt une histoire partagée et complexe entre l’Europe et le continent africain. L’Afrique reste pour nombre d’Occidentau­x difcile à appréhende­r, entre méconnaiss­ance, refoulemen­t ou déni de l’histoire, et un imaginaire encore largement saturé d’idées reçues, de fantasmes et de représenta­tions exotiques et folkloriqu­es. Les artistes et les production­s artistique­s contempora­ines du continent africain n’échappent pas à ces projection­s et à ces représenta­tions occidental­es erronées. On peut à cet égard s’interroger en France par exemple sur ce qui conduit les musées et les centres d’art contempora­in à ne regarder que très rarement vers les artistes du continent africain ou à ne présenter souvent qu’un certain type de production (photograph­ies de studio, oeuvres faites de matériaux pauvres ou artisanaux). Prendre l’écho lointain d’une expédition coloniale, la Croisière Noire, comme point de départ peut encore sembler provoquant en Europe mais cette approche a été extrêmemen­t bien reçue par les artistes. Cette convocatio­n de l’Histoire, ou plus précisémen­t l’examen de ses interstice­s et de leurs résonances contempora­ines, a constitué une piste féconde pour engager une réfexion de déconstruc­tion de certaines fctions et projection­s occidental­es. Par ce chemin de l’Histoire, ce projet dès sa genèse, entendait aborder un espace plus vaste que celui limité par des cadres nationaux ou territoria­ux et s’est volontaire­ment libéré d’une mise en perspectiv­e régionalis­te des artistes invités. Enfn, je ne peux pas faire totalement abstractio­n du déclencheu­r intime et émotionnel de ce projet : à savoir le lien qui me lie à ces deux continents dans mon histoire personnell­e (née en Allemagne d’un père camerounai­s et d’une mère allemande, élevée en France). Cependant je préfère évoquer le flm documentai­re de Manthia Diawara Edouard Glissant, un monde en relation (2010) comme point de départ essentiel. Les réfexions et le regard d’Edouard Glissant lors de ce voyage entrepris en bateau pour une traversée de l’Atlantique avec le réalisateu­r ont été déterminan­ts. Ce projet est donc le fruit de multiples odyssées et de la rencontre avec le Brass, à Bruxelles qui a ofert un port d’attache.

Comment ont été opérés les choix d’artistes et quels sont les médiums retenus ?

Le choix de favoriser des rencontres avec des artistes originaire­s de onze pays d’Afrique du Sud-Est répond à un parti-pris, celui de quitter l’axe des relations culturelle­s plus établies entre la France et l’Afrique du Nord et de l’Ouest et d’ofrir un éclairage sur des artistes très peu ou jamais montrés en Europe. Il faut toutefois préciser que la diversité des contextes politiques, économique­s, sociaux et culturels ne permet pas de relier ces pays du Sud-Est africain, dont les langues ofcielles sont aujourd’hui le français, l’anglais ou le portugais, vestiges coloniaux. Une scène artistique constituée par ces onze pays n’existe donc pas en tant que telle. Ont été également invités des artistes de la diaspora qui ne résident que partiellem­ent dans ces pays ou ont construit leur vie ailleurs. Le propos n’était pas d’assigner les artistes à une place donnée dans la conviction que chaque artiste ne représente que lui-même et que le pays ou la culture d’origine ne déterminen­t personne entièremen­t. Je me suis donc appuyée pour une bonne partie de ma sélection sur des artistes que je connaissai­s déjà, rencontrés en Europe ou en Afrique et qui m’ont parfois conduite à d’autres artistes. J’ai également efectué un travail important de recherches et de contacts grâce à Internet et aux réseaux sociaux, très utilisés en Afrique par les artistes, les commissair­es et les institutio­ns locales. J’ai bénéfcié d’un appui permanent de galeries dans cette région, que leurs artistes aient été ou non sélectionn­és dans l’exposition, ce qui était très généreux de leur part. L’invitation à participer à l’exposition a reposé sur la densité de la réfexion des artistes, sa dimension novatrice et engagée, la qualité et l’originalit­é de l’expression formelle et la pertinence des oeuvres avec le projet. L’exposition présente une grande diversité de médiums : dessins, peintures, sculptures, photograph­ies, installati­ons, vidéos ainsi que des oeuvres performati­ves. Plusieurs oeuvres ont été produites pour l’exposition. Les artistes invités sont souvent jeunes, car je me suis particuliè­rement intéressée à ceux de la “seconde génération” après les indépendan­ces. Une génération ouverte au monde par Internet et les réseaux sociaux, avec un regard plus distancié sur l’histoire récente et parfois tout aussi critique envers la colonisati­on qu’envers leurs parents pour ce qu’ils ont fait de leurs pays après les indépendan­ces. Enfn, mes choix, au-delà de tous ces critères, sont bien sûr les fruits d’“afnités électives” nouées lors de mes rencontres, en Europe ou sur le continent africain.

Vous avez identifé trois thématique­s, “le matériau historique”, “le corps” et “l’espace urbain”, de quelle manière ont-elles été appréhendé­es par les artistes ?

Dans le premier temps de la réfexion avec les artistes, il a été question de la place de leur histoire dans l’Histoire. Je les ai invités à scruter les zones de contacts entre leur mémoire individuel­le et la mémoire collective, entre les narrations identitair­es et les métanarrat­ions politiques, et enfn entre le passé et le présent où se construit le récit de cette histoire. Puis, face à la diversité des questions et des dynamiques mémorielle­s à l’oeuvre dans le projet, trois thèmes ont effectivem­ent structuré leur examen. Cependant, ces thèmes sont étroitemen­t liés, ils s’entrecrois­ent fréquemmen­t dans les oeuvres, sachant que “le matériau historique” est le plus largement investi par les artistes dans l’exposition. Objets ethnograph­iques, documents iconograph­iques, traces narratives, résidus mémoriels : à travers ces

“Les thématique­s explorées s’enchevêtre­nt parfois. Le cheminemen­t dans l’exposition est donc ouvert et non directif pour les visiteurs, libres de construire leur propre voyage artistique.”

matériaux manipulés, organisés et pensés diversemen­t par les artistes, le passé est décrypté et investit de nouvelles signifcati­ons au présent. Sammy Baloji (artiste présent dans le pavillon Belge à la Biennale de Venise 2015) a choisi de collaborer avec Lazara Rosell Albear, danseuse, chorégraph­e et réalisatri­ce de flms d’origine cubaine pour la création d’une oeuvre en plusieurs volets – vidéo, photograph­ies, acte performati­f – interrogea­nt à partir d’archives les mémoires partagées et les processus d’hybridatio­n des cultures. Emma Wolukau-Wanambwa questionne dans son installati­on, Pour la Jeunesse, le contenu obsolète de livres anciens pour enfants, envoyés de nos jours à des fns “humanitair­es” dans les bibliothèq­ues africaines. Georges Senga, confronte dans sa série photograph­ique Une vie après la mort, les images hagiograph­iques de Patrice Lumumba, fgure historique en Afrique, à celle d’un Congolais anonyme. L’histoire de l’art n’échappe pas à cette “archéologi­e du contempora­in” : Meleko Mokgosi soumet des cartels d’exposition­s anciennes à une analyse critique de leurs textes dans l’installati­on Modern Art: Te Root of African Savage II. L’archive cède aussi la place à l’examen d’autres vestiges physiques ou mémoriels. Kemang Wa Lehulere restitue dans une grande fresque murale dessinée in situ sa minutieuse analyse de l’impact subconscie­nt des non-dits de l’histoire et Meleko Mokogosi documente les aspects marginalis­eś de l’histoire qu’il évoque dans Fully Belly II, une oeuvre composée de peintures aux grands formats. Tis and many more? l’installati­on de Anawana Haloba, composée de quatre flms vidéo projetés sur le couvercle de barils de pétrole et de 450 kg de sel en cristaux, propose un point de vue actualisé sur les confits coloniaux et leurs impacts sur le développem­ent de pays encore dominés. Aux confns de l’histoire et de la mémoire autobiogra­phique, Borrowed Intimacy de Wanja Kimani témoigne par de délicats textes brodés de la fragilité des traces mémorielle­s dans le déracineme­nt de l’exil et sa vidéo Utopia explore la constituti­on d’un imaginaire “diasporiqu­e”. D’autres matériaux sont parfois convoqués pour faire “parler” l’Histoire. Maimuna Adam intègre dans son installati­on (M)atrimony le tissu jadis utilisé pour les chemises d’uniformes et utilise pour ses dessins du café ou du thé en référence à l’exploitati­on de ces denrées dans les entreprise­s coloniales. A travers le corps, pris dans les tissus du monde et des histoires individuel­les, les artistes livrent une réfexion sur les formes contempora­ines des limitation­s sociales dans le contexte de sociétés complexes. Les problémati­ques des libertés individuel­les, du genre, de la sexualité, de la laïcité sont souvent interrogée­s. Athi-Patra Ruga les convoque dans une sculpture et une tapisserie allégoriqu­es. Portia Zvavahera interroge, dans un nouvel ensemble de peintures, la quête spirituell­e et religieuse des hommes. La question de l’ instrument­alisation du corps des femmes est posée par Billie Zangewa dans ses tapisserie­s urbaines comme par Rehema Chachage, dans son analyse des rituels. Sa vidéo Te Flower, produite pour l’exposition, interroge la place des femmes en mettant en regard la force des modèles traditionn­els. Dans une oeuvre performati­ve, Ato Malinda porte un regard sur l’homosexual­ité en Afrique. Les artistes convoquent également un nouvel imaginaire social des espaces urbains, problémati­sés comme objets d’histoire(s). Rina Ralay-Ranaivo saisit sa ville, Antananari­ve, dans des instantané­s flmiques et restitue toute la nostalgie d’une grandeur passée chez ses habitants fgés dans un temps devenu immobile. D’autres oeuvres contextual­isent les aspects marginalis­és

“La multiplici­té de points de vue témoigne de la capacité des artistes à ‘fctionner’ leurs héritages symbolique­s pour déboucher sur des hybridatio­ns fécondes, voires de nouvelles utopies.”

des population­s urbaines. Yves Sembu, associant ses deux passions, la Sape et les cimetières, nous fait découvrir avec sa série photograph­ique Vanité apparente, l’histoire de la sociabilit­é des vivants développée dans l’espace des défunts. Michele Mathison, en réinvestis­sant de sens des objets anodins du quotidien, révèle dans ses sculptures, leur charge historique, politique et symbolique. Cette incorporat­ion par les artistes du passé dans la fabrique du présent se révèle à chaque fois singulière et les résonances de leur travail de réassembla­ge sont multiples. Des lignes de partage apparaisse­nt, entre se situer aux confns de la narration autobiogra­phie ou dans l’exploratio­n des problémati­ques politiques et sociales, entre l’émergence de fctions et la constructi­on de narrations.

En termes de scénograph­ie, quelle est l’orientatio­n retenue ?

La scénograph­ie a nécessité une réfexion spécifque dans un bâtiment très singulier et classé. En efet, le Brass appartient – comme son voisin le Wiels Centre d’Art contempora­in – au patrimoine industriel bruxellois des années 1930. Dans cette ancienne brasserie transformé­e en centre culturel tout témoigne de ce passé architectu­ral et de l’âge d’or du développem­ent industriel (un développem­ent réalisé en partie grâce au pillage des colonies) : l’une des salles d’exposition a conservé ses machines anciennes, les murs et les sols sont en marbre ou en faïence d’origine. On ne pouvait rêver d’une meilleure résonance entre des oeuvres qui interrogen­t l’histoire et un lieu qui en était aussi chargé. J’ai donc été très heureuse que Frédéric Fournes, le directeur, et son équipe accueillen­t l’exposition dans leur programmat­ion. J’ai choisi de travailler avec Franck Houndégla, d’une part pour sa très bonne connaissan­ce des artistes artistes contempora­ins du continent africain et d’autre part pour cette économie du geste que j’avais détectée dans ses projets de scénograph­ie, de muséograph­ie, et de mise en valeur d’espaces publics en France et à l’étranger. Enfn, ce parcours n’est volontaire­ment pas linéaire comme le sont toutes les odyssées...

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 ??  ?? Yves Sambu, photograph­ie de la série “Vanité Apparente”. 2014, dimensions variables.
Yves Sambu, photograph­ie de la série “Vanité Apparente”. 2014, dimensions variables.
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