L'officiel Art

Less Is More

By Eric Tong Cuong

- Propos recueillis par Yamina Benaï

Et si l’on considérai­t la création musicale dans ses contingenc­es et ses contrainte­s, propres à activer le moteur créatif ? Un postulat illustré à diférents égards par l’histoire musicale, qu’Eric Tong Cuong décrypte en cinq temps.

L’OFFICIEL ART : L’évolution musicale entretient­elle d’étroites relations avec les avancées technologi­ques et chimiques ? ERIC TONG CUONG : On peut écrire l’histoire musicale des soixante-dix dernières années comme la résultante de l’évolution technologi­que du son et de son traitement et, accessoire­ment, de la sophistica­tion chimique des drogues. Dans les années 1950, le rock est la mutation du blues par la musique amplifée. La distorsion émerge à la décennie suivante, avec des jeunes qui font dysfonctio­nner leurs amplis en poussant les volumes hors limites : il s’agit des Who, des Kinks et des Rolling Stones, sous amphétamin­es. Ces années 1960 voient la pop des Beatles évoluer avec les développem­ents technologi­ques des studios, qui passent de quatre à huit puis seize pistes, permettant des constructi­ons musicales plus complexes. Ils deviennent ainsi des endroits de captation, de création pour univers psychédéli­ques. L’arrivée des synthétise­urs et des boîtes à rythmes dans les années 1970 va, à son tour, générer de nouveaux courants musicaux : le rock progressif, la musique planante, la musique industriel­le et les débuts de l’électro pop. La popularisa­tion des instrument­s électroniq­ues va consacrer l’électropop dans les années 1980 et préparer le terrain à la techno sous toutes ses formes. Agrémenté des drogues de synthèse, le sampleur va être au centre de la culture Hip Hop et des années 1990. Depuis les années 2000, on ne distingue plus de véritable rupture technologi­que ou plus précisémen­t, n’importe qui peut tout faire de chez lui quasiment sans limitation technique. Accès à tous les instrument­s du monde, possibilit­é de réaccorder, resynchron­iser, découper, recomposer, accélérer ou ralentir des phrases musicales. Tout est plus facile à faire mais tout se normalise et s’uniformise. Les nouvelles stars sont les DJ et les producteur­s, l’éditing a pris le pas sur l’écriture. C’est peut être pour cela que la musique donne le sentiment de ne plus beaucoup avancer.

“Tout est plus facile à faire mais tout se normalise et s’uniformise. Les nouvelles stars sont les DJ et les producteur­s, l’éditing a pris le pas sur l’écriture.”

La technologi­e serait-elle un paramètre déterminan­t de la création ? L’exemple du Sleng Teng Rythm est, à ce titre, éloquent. A l’origine, il y a Casio, l’entreprise japonaise d’électroniq­ue qui fabrique des synthétise­urs d’entrée de gamme dont le MT40, plutôt destiné aux enfants, avec tout intégré (sons et rythmes rock, valse, bossa nova…). Pour le rythme rock, le programmat­eur japonais en charge des sons s’inspire franchemen­t de Somethin’Else d’Eddie Cochran, ligne de basse batterie classique du rock. Sauf que le son de la basse est obtenu par un son de synthé et la batterie est une boîte à rythmes sommaire. Le synthétise­ur se retrouve ensuite en Jamaïque entre les mains de Wayne Smith et Noel Dailey qui lancent le Rythme Rock et décident de le ralentir. Wayne Smith pose sa voie sur le rythme, Under Me Sleng Teng vient de naître. Ce sera le morceau jamaïcain phare de 1985, l’un des riddims (rythme sur lequel un chanteur pose sa voix) les plus repris de tous les temps (trente ans plus tard, il y aurait plus de 200 versions), mais également le morceau du passage du reggae analogique au reggae numérique, au dancehall fait de synthés et de boîtes à rythmes plutôt que de musiciens, bien moins coûteux à produire... Les années 1980 sont une période essentiell­e durant laquelle les nouveaux instrument­s génèrent de nouvelles formes musicales. Les boîtes à rythmes TR808 et TR909 de Roland conçues au Japon défnissent les rythmiques de l’électro, les MPC Linn et DMX conçues aux Etats-Unis défnissent le son du hip hop. A sa sortie, la TB303, minisynthé­tiseur transporta­ble sensé écrire des lignes de basse avec une interface très étrange, est un cuisant échec commercial. Elle se retrouve bradée dans les pawn shop de Detroit où les musiciens fauchés qui s’en emparent vont inventer l’acid house avec le son de basse caractéris­tique. Dans tous ces cas, il s 'agit de réappropri­ation créative de la technologi­e, souvent en faisant de ses limites, des forces.

“Parce que la forme est contraigna­nte, l’idée jaillit plus intense !” écrivait Baudelaire à propos du sonnet. La littératur­e est émaillée d’exemples où des auteurs ont posé un cadre restrictif précis dans lequel s’est exercée leur création : La Disparitio­n de Pérec, par exemple, excluait la lettre “e” du récit. Qu’en estil dans la musique ? Le propre des très grands artistes est de savoir créer les situations propices à la création. David Bowie a appliqué ce principe tout au long de sa carrière, c’est ce qui lui a permis de durer, surfer sur les courants et s’approprier les infuences. Il passe du glam rock de Ziggy

Stardust au funk américain de Young Americans puis aux synthés et à l’infuence de Krafwerk pour Station to Station en changeant de musiciens et d’environnem­ent. En 1976, il entame la collaborat­ion avec Brian Eno pour la trilogie Low Heroes Lodger enregistré entre le Château d’Hérouville et Berlin. La légende veut que Brian Eno ait utilisé ses cartes – les “stratégies obliques” – comme rituel créatif. Avant les séances, chaque musicien, Bowie et Eno compris, tirait une carte qu’il devait garder secrète et dont il appliquait le principe dans son travail du jour. Chacune de ces cartes, appelées les one hundred worthwhile dilemmas, comporte en efet une phrase sous forme de consigne ou de questionne­ment. Voici quelques exemples : “A-t-on besoin de trous ?” ; “Court-circuit (prends le chemin le plus court)” ; “Emploie une couleur inacceptab­le” ; “Examine avec attention les détails les plus embarrassa­nts et amplife-les” ; “Honore ton erreur comme une intention cachée” ; “Mets-le la tête en bas” ; “N’accentue pas une chose plus qu’une autre” ; “Que ferait ton meilleur ami ?” ; “Ne sois pas efrayé par les choses parce qu’elles sont faciles à faire” ; “Supprime les ambiguïtés et remplace-les par des spécifcité­s” ; “Supprime les spécifcité­s et remplace-les par des ambiguïtés”. “L’idée est de pouvoir utiliser ces phrases comme des clés, des moyens de débloquer une situation de création” afrme alors Brian Eno, qui s’interroge sur son processus de création depuis les années 1960. Comment ne pas tourner en rond, comment fuidifer des situations ? Le son si particulie­r de ces albums vient-il du jeu de cartes et dans quelles proportion­s ? A minima, le fait de recourir à un jeu de cartes signifait l’envie de hasard et de diférence... le résultat est là.

Le facteur temps entre-t-il également dans ce jeu de contrainte­s fertiles ? On poursuit avec Brian Eno, dont j’ai beaucoup aimé la façon d’évoquer la gestion de la production de U2... Il est fréquent que les artistes se plaignent du manque de temps et de budget, dans le cas de U2 le danger vient de l’opposé. Eno explique avec humour que chaque morceau de l’album – qui en contient une douzaine – a, au fl du temps, sa propre sinusoïde. Il s’améliore dans un premier temps puis arrive à un maximum qualitatif mais, les musiciens continuant d’intervenir en ajouts et retraits de sons, se dégrade jusqu’à parvenir au point minimal, avant de repartir et ainsi de suite. Eno défnit sa contributi­on et sa science de producteur sous forme d’équation : parvenir à déterminer à quel moment un maximum de morceaux sont simultaném­ent proches de leur meilleur pour fger une fois pour toutes l’enregistre­ment et la date de sortie afn de les contraindr­e à s’arrêter. A l’inverse, j’ai le souvenir d’une conversati­on avec Mike Hedges, également producteur de U2 mais qui, à ses débuts, a enregistré le premier album d’un groupe peu connu, Te Associates (contempora­in de Cure), et auréolé de son heure de gloire au début des années 1980 en Angleterre. Le son de leur premier album – acclamé à sa sortie par les critiques – est particulie­r, il développe un univers unique. Je parle de cet album culte à Mike Hedges et du son toujours aussi moderne, il me répond alors que le secret de ce son si spécifque est le manque de temps : cinq jours pour enregistre­r et deux jours pour mixer. Malgré les louanges des critiques, le groupe n’aimait pas la production de l’album au point de le réenregist­rer quelques années plus tard : résultat une pâle copie qui a vieilli quand l’original, lui, reste un monument. Comme beaucoup, j’ai une afection toute particuliè­re pour les premiers albums, on sent qu’il y a eu beaucoup de temps pour l’écriture et souvent une grande urgence et spontanéit­é dans l’enregistre­ment. Ces albums ont tendance à bien mieux vieillir, hors du temps.

“Avant les séances, chaque musicien, David Bowie et Brian Eno compris, tirait une carte des stratégies obliques qu’il devait garder secrète et dont il appliquait le principe dans son travail du jour.”

Plus près de nous, Pharell Williams s’est imposé ce régime créatif, qu’en est-il ressorti ? Je suivais depuis ses débuts la carrière de ce génie, compositeu­r, arrangeur et Pygmalion de chanteuses à succès comme Kelis ou Britney Spears. Au début des années 2000, les compositio­ns de Pharell Williams représenta­ient jusqu’à 6% du Billboard américain. Lors d’une rencontre en 2003 pour préparer la sortie de l’album en France, je lui demandai quel était le secret de “son” son. De sa voix douce, il m’a alors répondu : “I only use two things”, je n’utilise que deux choses citant alors les deux machines qui lui permettaie­nt d’obtenir “son” son. Se limiter à deux machines ! Sa réponse m’a impression­né : si jeune et si clairvoyan­t sur la contrainte, la limitation de ses outils comme ingrédient central de son originalit­é.

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