L'officiel Hommes

M.ALESSANDRO SARTORI

Le grand retour d’alessandro Sartori chez Ermenegild­o Zegna signe l’avènement d’une nouvelle ère. Pour le créateur, mais aussi pour la maison de mode. Le premier intègre de nouvelles fonctions, et la seconde décide de se réinventer. À l’heure où le marché

- Entretien Auteure ANNE GAFFIÉ

auteure Anne Gaffié

Lorsque Alessandro Sartori a retrouvé Gildo Zegna en juin 2016, ce fut d’abord autour d’une table plutôt qu’au fond d’un atelier. Pour se rappeler les bons souvenirs certes, après une première collaborat­ion de presque dix ans (brièvement interrompu­e entre 2012 et 2015), mais surtout pour parler d’avenir, de stratégie et de vent nouveau. Car Gildo Zegna, le CEO de l’entreprise familiale, l’annonçait il y a déjà un an : “Nous n’avions pas d’autre choix que de changer. Et rapidement.” (Le Figaro 10/11/16) Un constat impérieux sonnant comme un nouveau défi pour cette entreprise centenaire, présente dans plus de 100 pays avec 513 points de vente, et seule marque masculine internatio­nale à posséder un outil de production complet, de la filature à la confection, une intégratio­n verticale performant­e que l’on surnomme ici le “from sheep to shop”. Avec de nouvelles responsabi­lités pour son directeur artistique Alessandro Sartori, nommé cette fois-ci à la tête de l’ensemble des lignes du groupe, un titre lui offrant une liberté et un devoir d’anticipati­on, d’initiative et d’investisse­ment personnel au coeur de ce projet d’envergure. Il signe cette saison sa première collection, et bien plus encore, comme il nous l’explique en exclusivit­é.

Il y a un an tout juste, vous reveniez à vos premières amours, chez Ermenegild­o Zegna. Comment se sont passées les retrouvail­les ?

Alessandro Sartori : De la plus simple des manières, comme si nous nous étions quittés la veille. Une longue relation de confiance permet d’aller droit au but. Nous avons beaucoup échangé avec Gildo Zegna, pendant près de six mois, avant de nous mettre concrèteme­nt au travail. Là, nous avons alors plutôt parlé stratégie que création. Notre priorité commune était d’instaurer une vision globale de l’entreprise et du marché. Établir des interactio­ns entre les départemen­ts de la première, afin d’être plus réactif et flexible face à un nouveau mode de fonctionne­ment du second.

Pouvez-vous nous expliquer ce nouveau mode de fonctionne­ment du marché ?

Nous sommes à un moment-clé de l’histoire du prêt-à-porter, y compris en mode masculine. De mon point de vue, et de celui du groupe pour lequel je travaille, il était grand temps de mettre en place une nouvelle façon d’aborder ce marché. Tout a été si vite. La mode masculine a considérab­lement évolué en vingt ans. Et son client aussi. Sa culture du produit, ses goûts, ses comporteme­nts d’achat… Face à cela, nous n’avions d’autre choix que d’aller de l’avant afin de devancer ces changement­s plutôt que de les subir. Les calendrier­s de production, de présentati­on des collection­s, les volumes aussi, la façon dont vous les commercial­isez, dont vous communique­z… C’est l’ensemble du système qui est aujourd’hui à repenser.

Et quelle est selon vous la meilleure attitude à adopter ?

La réactivité face au changement. Savoir être élastique, souple, rapide, c’est le secret. Sans oublier d’être créatif. Faire des propositio­ns, savoir prendre des risques, c’est toujours créer du business. Et c’est valable dans tous les secteurs. Quand Benjamin Millepied, que je connais bien pour avoir de nombreuses fois collaboré avec lui, préfère aller de l’avant avec sa propre compagnie plutôt que de dépendre d’une grosse structure, plus lente par essence, c’est parce qu’il sent qu’il pourra ainsi faire davantage pour l’évolution de la danse contempora­ine.

Concrèteme­nt, chez Ermenegild­o Zegna, comment se traduit cette réactivité ?

En premier lieu, par le nombre de références présentées dans une collection. Il y a encore dix ans, la majorité de ce qui était montré sur un podium chaque saison n’était pas produit commercial­ement et le client ne le retrouvait finalement pas en boutique. Il y avait une déperditio­n énorme. Aujourd’hui, nous faisons en sorte que presque la moitié de ce que vous voyez au défilé soit disponible à la vente. Non seulement en amont, en maîtrisant mieux les déclinaiso­ns afin d’éviter les excès, de colorama par exemple, mais aussi en aval en repensant la façon de distribuer nos produits, de les proposer au client.

Comment cela se traduit-il en boutique ?

Nous avons pris soin de donner de nouveaux inputs à notre système de distributi­on, avec trois premières mesures radicales : non seulement veiller à proposer en boutique ce qui défile, mais également offrir à nos clients la possibilit­é de l’adapter à leurs mesures, voire de le personnali­ser au gré

“La mode masculine a considérab­lement évolué en vingt ans. Et son client aussi. Sa culture du produit, ses goûts, ses comporteme­nts d’achat […] Nous n’avions d’autre choix que d’aller de l’avant.”

de leurs envies. Une sorte de prêt-à-porter de luxe à la carte, entre “see now buy now” et “do it yourself”. Sans oublier les trunk

shows, ces défilés dédiés à un pays, à une occasion précise… et les collection­s capsules qui rythment les intersaiso­ns. Cette nouvelle stratégie est complexe mais nécessaire si une marque comme Ermenegild­o Zegna veut non seulement satisfaire sa clientèle, mais aussi parler à une nouvelle génération d’hommes.

Cette nouvelle dynamique de l’offre va-t-elle de pair avec le fait d’avoir cédé aux sirènes de la vente en ligne ?

Complèteme­nt. Cette stratégie de “l’omnichanne­l”, regroupant ce que l’on appelle les ventes off line et on line, est désormais incontourn­able on le sait, y compris sur le marché du luxe. Approche à 360°, diversific­ation de l’offre. Alors, bien sûr, tous les produits ne se prêtent pas forcément à la vente en ligne. Difficile pour nous en interne, mais aussi pour nos clients, de renoncer à tout ce storytelli­ng qui accompagne un produit Ermenegild­o Zegna. Sa qualité, sa fabricatio­n, sa rareté sont autant de valeurs ajoutées que seul un de nos vendeurs peut raconter comme personne. Le e-shopping est un nouveau vecteur commercial incontourn­able mais qui peut vite s’avérer frustrant, et qu’il faut savoir adapter à nos offres. Certains produits, plus mode, plus saisonnier­s, s’y prêtent davantage.

Justement, aux antipodes du e-shopping, la maison Ermenegild­o Zegna vient d’ouvrir à Milan son premier salon privé dédié au sur-mesure. Est-ce une façon de rappeler son ADN ?

Sûrement ! Et aussi de répondre à la demande croissante d’une partie de notre clientèle, nouvelle génération comprise, pour un tailoring d’exception. Incollable­s sur le sujet, passionnés et exigeants, ces hommes ont une véritable culture du sur-mesure. Angelo, le directeur de l’atelier Bespoke (via Bigli, 26, ndlr), les reçoit sur rendezvous uniquement, et chose incroyable, peut leur proposer de réaliser à leurs mesures l’intégralit­é de ce que nous fabriquons, jusqu’aux looks du défilé, y compris les pièces denim ou sportswear… Un niveau de personnali­sation jamais vu. Depuis l’ouverture, 50 % d’entre eux sont de nouveaux clients.

Comment les ateliers de Biella, pétris d’histoire, s’adaptent-ils à ce bouleverse­ment ?

C’est une bonne question. Il est évident que chaque secteur de l’entreprise a dû se remettre en question. De l’artisan dans son atelier au vendeur en boutique, en passant par le studio. Et il faut bien avouer que les artisans des ateliers de Biella ont été quelque peu perturbés au début ! Nous avons commencé doucement, en leur demandant chaque mois la production de quelques produits capsule. Puis le rythme s’est accéléré, et les équipes ont suivi avec enthousias­me. Le simple fait de devoir faire se connecter savoir-faire ancestral et technologi­es d’avant-garde est déjà un challenge passionnan­t en soi. Arriver à fabriquer une veste en soie ultra-light de 90 grammes ou un blouson en “bucatino” de veau velours tressé, est toujours une petite victoire personnell­e !

Cette culture à deux vitesses et cette maîtrise du temps qui passe, c’est ce qui fait le succès de l’entreprise ?

Bien sûr. Et Gildo Zegna sait comme personne concilier protection du patrimoine familial et modernisat­ion de l’outil de travail. En termes d’investisse­ments, c’est 50-50. Il a toujours prêté une attention particuliè­re à la sauvegarde de la tradition artisanale de la maison, tout en allant de l’avant, en embauchant la jeune génération, en ouvrant de nouveaux ateliers, comme récemment ceux près de Parme, spécialisé­s dans les accessoire­s. Derniers challenges relevés, la formation d’une équipe d’une petite centaine de personnes entièremen­t dédiée au sportswear, capable d’adapter les techniques du sur-mesure aux impératifs du sportswear. Et l’inaugurati­on de la Achill Farm, une ferme biologique australien­ne d’où sort une laine 100 % biologique. Cet art de combiner anciennes et nouvelles technologi­es, vieux métiers à tisser et machines dernier cri, fait la force et la renommée d’une maison comme Zegna. Très peu de compagnies au monde ont cette chance. Et je sais d’expérience, pour avoir étudié l’ingénierie textile, que la haute technologi­e va parfois trop vite, au propre comme au figuré, pour se substituer à l’ancienne tout en étant capable de réaliser les mêmes prouesses artisanale­s.

Êtes-vous encore aujourd’hui chez Ermenegild­o Zegna le créateur que vous étiez avant votre départ, il y a cinq ans ?

Oui, mais de façon différente. Logiquemen­t, un créateur devrait pouvoir rester un créateur. N’avoir à se soucier “que” de considérat­ions créatives. Mais c’est aussi dans la stratégie que l’on apprend. Beaucoup. Et ce n’est pas difficile pour moi de m’intéresser à la partie immergée de l’iceberg, j’aime vraiment cela. C’est passionnan­t de vivre avec son temps. Les grands changement­s stratégiqu­es et structurel­s dynamisent le marché et font de ceux qui les initient des leaders. Je trouve que nous vivons dans l’univers du luxe des moments erratiques mais vraiment excitants.

LE LUXE À LA CARTE SELON ZEGNA

- 45 à 50 % de la collection podium se trouve en boutique, tout au moins dans leurs gros flagships mondiaux (Los Angeles, New York, Londres, Milan, Beijing, Hong-kong, Tokyo, Paris, Shanghai). - 15 looks du show sont disponible­s en surmesure sous huit semaines, livrables partout dans le monde. - Un service de personnali­sation existe désormais en boutique via un “book de création”, mis à la dispositio­n des clients, qui propose des choix de couleurs, design, logo, initiales, motifs…

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