BUSINESS MODEL
LE MANAGEMENT SELON REMO RUFFINI auteure Anne Gaffié
Tandis que son entreprise vient d’intégrer le cercle très fermé du Dow Jones Sustainability World Index, qui distingue les sociétés les plus performantes en matière économique, environnementale et sociale, le PDG de Moncler fait figure de référence dans l’industrie de la mode et du luxe. Non content d’avoir mené sa marque au sommet, il ose tout remettre en question avec son projet “Moncler Genius” . Une petite révolution pour le secteur, qu’il nous explique en cinq points.
“Cela fait trois ou quatre ans déjà que je sens les choses bouger, et ce, de manière radicale. Le marché du luxe n’est plus le même, les consommateurs attendent autre chose, ils veulent être surpris, rapidement, fréquemment.” REMO RUFFINI
1. SAVOIR SE REMETTRE EN CAUSE
“Je dis toujours qu’il est impossible aujourd’hui d’avoir une vision à long terme, martèle le PDG de la marque Moncler. Vous pouvez avoir une idée, mais pas plus. Le monde va vite, il faut rester vigilant et proactif pour s’y adapter. Moncler est une marque que j’essaye de construire sur le long terme. Mais la stratégie pour y arriver, elle, demande un ajustement de tous les instants.” Avec son projet “Moncler Genius”, l’italien Remo Ruffini a pris le risque de repartir “from scratch” (de zéro), comme disent les Anglo-saxons. Il a repensé l’intégralité du fonctionnement de sa marque et de son entreprise, en externe comme en interne, et ce, alors qu’elle était valorisée sur le marché estimée à huit milliards d’euros – point le plus haut d’un parcours sans faute, depuis le rachat de la marque grenobloise en 2003, entrée en Bourse en 2013, et devenue une référence dans l’industrie de la mode et du luxe. Il fallait oser : il a mis en place un modèle économique inédit, du studio de création aux boutiques en passant par la chaîne de production et la communication. Quand on demande à l’intéressé si cette décision fut difficile à prendre, son assurance laisse peu de place au doute : “Je ne dirais pas que cette DÉCISION A été DIFFICILE à PRENDRE. CELA FAIT TROIS OU QUATRE ANS Déjà QUE je sens les choses bouger, et ce, de manière radicale. Le marché du luxe n’est plus le même, les consommateurs attendent autre chose, ils veulent être surpris, rapidement, fréquemment. J’ai pris le temps qu’il fallait pour expliquer ça à mes équipes, échanger avec eux sur le sujet, et, il y a deux ans, nous avons décidé d’arrêter la dernière saison en cours pour passer complètement à autre chose. J’ai bien senti que le moment était venu. L’énergie qui en est ressortie était totalement nouvelle.”
2. RÉIMAGINER LE PRODUIT, DE SA CRÉATION À SA DIFFUSION
Résultat des courses ? Une augmentation du chiffre d’affaires de plus de 22 % en 2018. Concrètement ? Moncler sort du modèle classique jugé obsolète, en rupture avec l’époque. La manoeuvre se déroule en trois temps, quitte à y aller au forceps. Premièrement, la marque casse le sacro-saint rituel des saisons automne/hiver et printemps/été en proposant une seule collection annuelle appelée “édition”. Deuxièmement, oublié le mythe du designer star, Moncler lui préfère différents intervenants extérieurs. Troisièmement, on en finit avec la débauche de défilés en les remplaçant par une “maison d’exposition”, temporaire et itinérante. “La genèse du projet relevait d’une idée simple, explique Remo Ruffini. Ouvrir un “Moncler Building” pour y présenter nos collections une fois par an seulement, mais les commercialiser tout au long de l’année, au rythme d’une collection par mois, le tout soutenu par une communication numérique renouvelée au quotidien. Il était hors de question d’abandonner NOTRE CLIENTÈLE Déjà ÉTABLIE AU PROFIT DE LA JEUNE GÉNÉRATION. MAIS IL ÉTAIT aussi grand temps d’être capable de parler à tous, du snowboarder à la socialite, et, pour cela, l’idée d’aller chercher différents designers, plus ou moins de niche, m’a semblé la solution idéale. Nous avons eu la même RÉFLEXION EN INTERNE AU SUJET DES SAISONS : fini LES DEUX SAISONS, RAISONNONS par mois. Avril ne peut plus ressembler à mai, qui ressemblerait à juin, etc. Fini le temps où les clients passaient une fois en boutique en début de saison et n’y revenaient pas pendant six mois, faute de nouveautés. Surtout lorsque l’on considère que le marché du luxe est fait à 50 % de clients qui voyagent toute l’année à travers le monde et auxquels une marque ne peut pas resservir tout le temps et partout la même chose. Nos collections doivent surfer sur l’actualité, de façon ludique et singulière, Afin D’ÊTRE PLUS INTÉRESSANTES POUR LE PUBLIC. PARTANT DE Là, VOUS POUVEZ imaginer combien nous n’avons pas choisi la facilité !”
3. REPENSER TOUT LE SYSTÈME
À raison de neuf collections et dix créateurs invités à ce jour, il faut aux équipes Moncler du monde entier (4 000 personnes) une sacrée foulée pour marcher dans les pas du patron : studio de création, chaîne de production, cadences, délais, contrôle qualité, considérations sociales et environnementales, logistique, transport, synchronisation, lancements, boutiques, vendeurs, merchandising, gestion des stocks, communication, réseaux sociaux… Tout a été intégralement repensé et assez vite opérationnel, non sans un certain succès que Remo Ruffini ne se prive pas de souligner : “C’ÉTAIT UN PROJET TRÈS NOVATEUR, AVEC DE GROS Défis à RELEVER, à tous les niveaux. Heureusement, les débuts ont vite été encourageants, MÊME SI C’EST ENCORE AUJOURD’HUI UN TRAVAIL AU QUOTIDIEN. CONCRÈTEMENT, JE SUIS TRÈS SATISFAIT DES RÉSULTATS DE LA CHAÎNE D’APPROVISIONNEMENT : ARRIVER chaque mois à livrer nos boutiques au même moment, le même jour, dans le monde entier, c’était un pari osé que nous avons relevé haut la main. C’EST SANS DOUTE LE RÉSULTAT LE PLUS PROBANT, MAIS JE PEUX VOUS DIRE QUE POUR la communication numérique, en particulier celle des réseaux sociaux, réussir à synchroniser nos messages à un rythme quasi quotidien relève de la gageure quand il s’agit de parler le même jour à nos clientèles de Shanghai et de Los Angeles à travers des canaux très différents, et quand on sait QU’INSTAGRAM N’EST PAS WECHAT! IL FAUT BIEN AVOIR EN TÊTE QUE NOS COLLECTIONS ne restent que trente jours en boutique, il faut faire vite pour informer.” Véritable nerf de la guerre de la production, cette communication label
“Je pense qu’il est inutile de chercher à imposer vos idées aux autres. Ce qui est important, et difficile, c’est d’arriver à convaincre. C’est le seul moyen pour qu’ils s’en souviennent et y réfléchissent.” REMO RUFFINI
lisée “digital native” est au coeur de la stratégie Moncler Genius. Développer une plate-forme technologique innovante et créative, voulue comme un outil de communication direct et immédiat afin de créer le buzz autour de la marque pour faire vivre les boutiques, fondait déjà le postulat de départ.
4. MOTIVER LES TROUPES
Ça, c’est pour la partie émergée de l’iceberg. Mais pour que tout cela fonctionne – et c’est là que le pari de Remo Ruffini prend tout son sens – il faut que l’ensemble des salariés en interne puissent suivre. Avec une même dynamique d’implication dans la créativité et l’innovation, et ce à tous les niveaux de l’entreprise. Une sorte de “team building” géant. “Je pense qu’il est inutile de chercher à imposer vos idées aux autres, tempère le chef d’entreprise. CE QUI EST IMPORTANT, ET DIFFICILE, C’EST D’ARRIVER à CONVAINCRE. C’EST LE SEUL MOYEN POUR QU’ILS S’EN SOUVIENNENT ET Y RÉFLÉCHISSENT.” On touche ici à la fameuse RSE, cette responsabilité sociale des entreprises dont on parle tant en ce moment dans l’industrie du luxe, un des derniers grands secteurs à s’atteler à cette tâche jugée encore ingrate, car souvent bien éloignée de ses priorités. “Sincèrement, je dois avouer que, lorsque j’ai repris la marque il y a quinze ans, et qu’il y avait tout à faire pour relancer la société, le sujet de la responsabilité sociale de l’entreprise ne faisait pas partie de mes priorités, faute de temps. Mais depuis quatre ou cinq ans, je m’y investis beaucoup, persuadé que des domaines comme celui du développement durable sont aujourd’hui des piliers fondamentaux de l’entreprise. Il n’y aura pas de communauté Moncler sans adhésion autour de cette idée.” Pour mobiliser les salariés en interne, Remo Ruffini met progressivement en place différents dispositifs, comme le hackathon, dont la première édition a eu lieu l’été dernier à Milan, avec pour mission de “challenger” les employés. Le défi qu’ils avaient à relever ? Trouver des solutions innovantes dans neuf domaines stratégiques de l’entreprise (approvisionnement, développement durable, produit fini, nouvelles technologies…). “Si ce n’est la meilleure réunion que j’aie jamais eu, c’était en tout cas la plus novatrice ! 450 salariés venant des quatre coins du monde phosphorant ensemble dans un même lieu pendant vingt-quatre heures est une expérience à part. Je ne pense pas qu’on le refera tous les ans, mais cela m’a beaucoup aidé à comprendre l’époque, à trouver de nouvelles idées et aussi, c’est important, à fédérer davantage nos équipes. Fort de son succès, cet hackathon fait désormais partie de notre culture d’entreprise. L’équipe gagnante de cette première session (sur les 37 participantes, ndlr) sera dévoilée en décembre.”
5. REGARDER AUTOUR DE SOI
Dernière pierre ajoutée à l’édifice, et pas des moindres, l’engagement de la marque Moncler à l’extérieur de l’entreprise, sur un sujet aussi important que le développement durable. Non que la maison ne s’y soit pas investie depuis un bon moment, mais sans forcément l’avoir fait savoir autour d’elle : rapport annuel des performances environnementales, sensibilisation des salariés, recherche et développement, audits, engagement pour une neutralité carbone à horizon 2021, soutien d’un programme de l’unicef… “Je pense sincèrement qu’il est aujourd’hui très important pour une entreprise comme la nôtre, cotée en Bourse qui plus est, de rassurer nos actionnaires en leur montrant que nous sommes investis dans ce domaine. D’ici à quelques années, celles qui ne le seront pas perdront en crédibilité et en valeur auprès des investisseurs.” Une veille permanente, à tous les niveaux, allant d’un système d’inventaire extrêmement précis, permettant d’optimiser les stocks et d’éviter la surproduction, à la signature récente du Fashion-pact. “Je n’étais pas obligé d’en être, précise Remo Ruffini. Mais quand FRANÇOIS-HENRI PINAULT M’A APPELÉ POUR ME LE PROPOSER, JE N’AI BIEN évidemment pas pu refuser d’en être. Et puis, tout seul, on ne peut rien faire à grande échelle.” Dernière gratification en date, et signe qui ne trompe pas, Moncler vient d’intégrer le cercle très fermé du Dow Jones Sustainability World Index, qui distingue à travers le monde les entreprises les plus performantes selon des critères économiques, environnementaux et sociaux. “J’ai été surpris et honoré que Moncler fasse partie de cet index, reconnaît Remo Ruffini. Je crois que nous sommes à ce jour la seule entreprise italienne à en faire partie, et c’est POUR MOI UNE GRANDE RECONNAISSANCE DU TRAVAIL ACCOMPLI. C’EST UN tournant important pour nous.”
Et lorsqu’on se risque à lui demander si, à l’âge de 58 ans, il va puiser son enthousiasme et ses idées chez ses enfants, il répond en riant : “Non, je pense être assez jeune pour ça ! À des actionnaires qui demandaient si je serais intéressé par l’achat d’une nouvelle affaire, j’ai répondu par la négative en leur précisant bien que “Moncler Genius” était déjà pour moi une toute nouvelle affaire ! J’ai l’impression de manager une start-up, avec encore tant à apprendre et à faire.”
À bon entendeur…
Depuis le 7 novembre, la House Of Genius, qui regroupe les neuf collections “Moncler Genius” de l’édition 2019, est pour la première fois itinérante, avec des conceptstores temporaires dans trois villes : Milan, Tokyo et Paris (aux Galeries Lafayette ChampsÉlysées).