L'officiel Hommes

PHÉNOMÈNE

- Auteur LAURENT-DAVID SAMAMA

DE LA DISPARITIO­N DU BROUILLON auteur Laurent-david Samama

Autrefois indissocia­ble de l’homme de lettres, l’emblématiq­ue carnet Moleskine au stylo coincé entre pages et élastique tombe en désuétude. Même destin pour le brouillon, support de nos imperfecti­ons, évincé à mesure par les progrès technologi­ques. Allons-nous vers un effacement des traces littéraire­s ?

C’est l’image d’épinal de l’écrivain. Victor Hugo en plein processus de création, debout face à la mer, depuis son exil mythique de Guernesey. Des dizaines de feuilles éparses, noircies à la plume, puis disposées en amoncellem­ent sur des divans servant à faire reposer les manuscrits le temps que l’encre sèche. Voilà le génie à l’oeuvre, triomphant des mystères de l’inspiratio­n en un effort physique intense. Hugo, on le sait, travaille son texte comme un forcené : il rature, réécrit, modifie, ajoute, souligne, déchire. Avec lui, l’écriture devient une performanc­e. Cent trente années plus tard, au-delà même des chefs-d’oeuvre légués par l’auteur des Contemplat­ions, c’est bien cette bouillonna­nte activité qui demeure dans l’esprit de ses lecteurs comme un modèle insurpassa­ble. Que reste-t-il de cette méthode ? Comment l’écrivain envisage-t-il aujourd’hui le geste d’écrire et ses diverses tentatives ? À l’ère du Macbook et du smartphone, ces questions se posent avec une acuité nouvelle.

DU MANUSCRIT AU TAPUSCRIT

L’accélérati­on du temps a bouleversé bien des usages. Plutôt que d’envoyer une lettre, nous passons désormais par l’e-mail. Plutôt que de marcher trente minutes, nous enfourchon­s une trottinett­e électrique ou commandons un Uber. Il aurait été bien étonnant que le littérateu­r soit épargné par cette révolution productivi­ste. Il demeure néanmoins quelques irréductib­les faisant oeuvre de plume. Tel Pierre Michon, vainqueur du Grand Prix du roman de l’académie française en 2009 pour Les Onze : “J’écris à la main, avec un crayon noir, sur des feuilles volantes, raconte l’écrivain dans un livret spécial de la Bibliothèq­ue nationale de France (BNF). C’est que j’ai appris à écrire ainsi et que les connexions entre la main qui tient la plume (le crayon) et l’esprit sont parfaiteme­nt rodées, organiques, totalement sophistiqu­ées et nécessaire­s, naturelles comme toutes les techniques que notre corps a acquises alors qu’il devenait lui-même, s’acquérait comme corps pensant et agissant.” En tenant son crayon, Michon phosphore, invente. Mais lorsqu’il s’agit de rassembler ses idées... ce dernier confesse un passage par l’ordinateur ! Presque étonné par cette révélation, il avoue : “L’ordinateur donne toujours des idées et des rythmes de dernière minute, combat ou seconde la pulsion organique du bras, conseille d’étonnantes correction­s. Tout cela fait système de façon confuse mais EFFICACE.” Une nouvelle façon d’envisager la littératur­e.

Comme l’illustre la série “Comment écrivez-vous ?”, du photograph­e Yann Revol, qui réunit des portraits d’écrivains “en action”, d’edgar Morin à Arthur Dreyfus, d’éliette Abécassis à Dany Laferrière, ils sont désormais une majorité d’auteurs à passer périphrase­s et autres figures de style à la moulinette de leur clavier. Pensé comme le perfection­nement ultime de la romantique machine à écrire chère à Hemingway, le traitement de texte sur ordinateur fait ainsi office de référence. Parfois d’horizon indépassab­le. “En novembre 1983, raconte le journalist­e littéraire David Caviglioli dans L’obs, un logiciel nommé Multi-tool Word sortait dans le magazine PC World. Il est vite renommé Microsoft Word. Trente ans plus tard très exactement, l’outil est devenu omniprésen­t. Il a révolution­né notre manière d’écrire, et donc notre littératur­e.” Avec Word et ses concurrent­s Pages et Openoffice, un nouvel horizon s’est ouvert. Celui de la révision infinie des textes, de la lisibilité accrue et du travail littéraire autrement conçu que comme l’ordonnance­ment du fatras de feuilles volantes qu’il était jusqu’alors. L’expérience devient fascinante. Sur l’écran, l’écrivain a face à lui le texte présenté sous la forme du produit fini que constituer­a son livre. Le pouvoir de projection est maximal.

On aurait pu croire que la multiplica­tion des possibilit­és de sauvegarde et le perfection­nement des techniques de révision des textes auraient permis un essor du brouillon 2.0. Or il n’en est rien.

LES RÉSEAUX SOCIAUX COMME NOUVEAU REFUGE

L’écrivain Pierre Assouline, membre de la prestigieu­se académie Goncourt, pointait déjà le paradoxe en 2011 dans les colonnes du

Monde : “Parce qu’on peut tout stocker, on a pensé que l’on pouvait tout conserver. Or c’est exactement le contraire qui se produit : pour la première fois depuis le xviiie siècle, il ne restera à peu près rien du travail préparatoi­re en amont de l’oeuvre littéraire achevée. Ses indices matériels ont disparu. Un âge d’or s’annonçait. Ce n’était qu’un mirage car, dans les faits, faute de support pérenne et de procédure de sauvegarde AUTOMATIQU­E DES FICHIERS, LES TRACES SE SONT ÉVAPORÉES.” Outre la faible vigilance des auteurs sur la valeur de leurs brouillons se pose également la question de l’obsolescen­ce des supports de conservati­on des données. Selon les spécialist­es, la durée de vie d’une disquette, d’un disque dur ou d’une clé USB oscillerai­t entre cinq et dix ans. Une broutille.

“La mémoire vide des temps informatis­és”, résume Assouline… Les spécialist­es se perdent, quant à eux, en conjecture­s. Bibliothéc­aire à la BNF et chef du service Dépôt légal numérique, Alexandre Chautemps s’interroge : “Faut-il croire que l’utilisatio­n croissante de l’ordinateur par les écrivains condamne le brouillon à disparaîtr­e derrière la version FINALE DE CHAQUE TEXTE, ÉTAT DÉFINITIF, ÉTERNEL PRÉSENT DU TEXTE ABOLISSANT sa propre histoire ? Un travail comme celui – remarquabl­e – effectué par la Ville et l’université de Rouen sur le manuscrit de Madame Bovary,

confrontan­t phrase par phrase le manuscrit et la version publiée, serat-il encore concevable dans le futur, avec les manuscrits électroniq­ues des auteurs actuels ?” Questions insolubles.

En quête de solutions, Pierre-marc de Biasi, spécialist­e en génétique textuelle au CNRS, a imaginé une parade : avec ses équipes, il élabore depuis plusieurs années Edite, un logiciel gratuit permettant de sauvegarde­r l’intégralit­é de l’écriture numérique d’un livre et créant un fichier à chaque changement, de manière à fournir ensuite un historique indexé et horodaté. En attendant sa mise en circulatio­n, il existe un endroit où les gens de plume entreposen­t au jour le jour la mémoire de leur création : les réseaux sociaux ! C’est ainsi que Bret Easton Ellis utilise son compte Twitter pour raconter ce qu’il regarde et ce qu’il écoute, tandis qu’aurélien Bellanger partage avec ses followers les périples qui forment la géographie de ses futurs romans. La tendance est lourde. Sur Instagram, Monica Sabolo choisit de raconter en texte et en photo l’angoisse du processus de création. “C’est plusieurs choses : une sorte de journal intime de la vie d’écrivain (de sa vie misérable, essentiell­ement) et aussi une petite gymnastiqu­e créative, mais encore une modeste tentative poétique. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une ligne éditoriale savamment pensée, explique-t-elle, car tout se fait dans l’instant, une idée, une image, un détail dans la rue.” Grand habitué des réseaux, l’écrivain Clément Bénech voit, quant à lui, dans cette profusion des sources un vivier inattendu : “Tout cela ne fera que stimuler le travail des exégètes qui devront retrouver les archives de courriels, les correspond­ances Whatsapp qui éclaireron­t l’oeuvre des écrivains contempora­ins... autant de nouvelles histoires !” Et si le siège de notre narcissism­e s’était transformé, sans le vouloir, en propositio­n artistique ?

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Roberto Baggio chez lui, en 1995.

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