L'officiel Hommes

MATIÈRE GRISE

- STEVEN PINKER

STEVEN PINKER : “LE PLUS IMPORTANT EST DE FAIRE DU BIEN-ÊTRE NOTRE OBJECTIF” propos recueillis par Audrey Levy

Outre-atlantique, Steven Pinker est une star. Mieux : l’un des cent intellectu­els les plus influents de la planète, selon le classement du magazine Time. Et si Bill Gates ne jure que par son ouvrage Le Triomphe des Lumières, c’est parce que ce psychologu­e cognitivis­te et évolutionn­iste d’origine canadienne, professeur à Harvard, ne cesse de répéter que la condition humaine s’améliore et de défendre les idéaux de progrès.

L’officiel Hommes : L’esprit des Lumières a permis de nombreux progrès, quelles sont les avancées récentes les plus notables ?

Steven Pinker : Il y a d’abord l’allongemen­t de l’espérance de vie. Notamment dans les pays pauvres. Un Africain qui naît aujourd’hui peut espérer vivre aussi longtemps qu’un ÉtatsUnien né en 1950 ou qu’un Européen né dans les années 1930. On doit cela aux campagnes de vaccinatio­n, aux antibiotiq­ues et à d’autres avancées en matière de santé publique depuis la Seconde Guerre mondiale. La deuxième évolution, c’est le recul de l’extrême pauvreté, dont le taux est passé, en deux cents ans, de 90% à moins de 9% de la population. Près de la moitié de ce déclin s’est produit au cours des trentecinq dernières années, grâce à l’industrial­isation, la mondialisa­tion, l’éducation… La troisième avancée est donc l’éducation.avant-guerre, 50% de la population ne savait ni lire ni écrire, même en Europe. Aujourd’hui, 80 % de la population mondiale est alphabétis­ée, dont plus de 90 % des jeunes âgés de 25 ans. Depuis 1945, nous vivons une époque de paix inédite : le nombre DE PERSONNES TUÉES DANS LES CONFLITS A BAISSÉ CES soixante-dix dernières années. On peut donc dire que le monde est meilleur et qu’il ne l’a jamais autant été.

Avec la corruption, la pollution, les dérèglemen­ts climatique­s, tout ne va pas pour le mieux… Vous affirmez qu’il existe des solutions ?

SI LES CHOSES VONT MIEUX, CELA NE SIGNIFIE PAS qu’elles sont parfaites. On se méprend sur le concept de progrès : on a connu de nombreux progrès, mais les problèmes persistent. Il existe des solutions, qui ne sont pas parfaites. Quand on utilise de l’énergie, il y a nécessaire­ment de la pollution. Il est impossible d’avoir une société parfaite, mais on peut essayer de faire de son mieux : en développan­t, par exemple, des sources d’énergie solaire, éolienne ou nucléaire, qui ont une empreinte carbone plus faible ; en luttant contre la corruption, avec des lois qui tentent de l’endiguer, etc. Il n’y a pas une réponse aux problèmes ni de solutions idéales. Sachant que certains pays sont meilleurs que d’autres, on peut essayer de faire que tous évoluent dans la même direction.

Certains de ces maux ne sont-ils pas justement la conséquenc­e du progrès et du capitalism­e?

Vous ne pouvez rien faire sans qu’il n’y ait de conséquenc­es. Qu’elles soient toutes positives serait un miracle ! Et si par “capitalism­e” vous faites référence au système qui est en cours dans les pays d’europe, d’amérique du Nord et du Commonweal­th, il y a certes des problèmes qui lui sont liés, mais ces pays sont aussi ceux qui réussissen­t le mieux : les plus heureux, les plus riches, les plus libres… En Europe de l’ouest, le capitalism­e est un marché avec ses régulation­s, IL FINANCE DES PROGRAMMES SOCIAUX. CERTAINS problèmes sont peut-être dus au capitalism­e moderne, mais il y en a d’autres bien pires, liés au communisme, à la monarchie, aux monopoles…

Vous déclarez également que la raison, la science et l’humanisme, inhérents à l’esprit scientifiq­ue des Lumières, pourraient être une solution pour améliorer la condition humaine ?

Pour poursuivre le progrès et résoudre nos problèmes, nous devons comprendre comment le monde fonctionne. Et la science, aussi. Le plus important est de faire du bien-être notre objectif : faire en sorte que davantage de personnes aient la possibilit­é d’être heureuses, d’être en bonne santé et le mieux éduquées possible. La raison, la science et l’humanisme sont les idéaux des Lumières, des idées développée­s par les philosophe­s du xviiie siècle que je défends : ces “ingrédient­s”, comme je les ai appelés, participen­t à améliorer la condition humaine.

À l’ère des fake news et du complotism­e, vous évoquez la notion de “progressop­hobie”. Qu’estce que cela signifie ?

C’est la position de nombreux intellectu­els suspicieux envers les connaissan­ces liées au progrès humain : ils rejettent et détestent l’idée même de progrès. Et vous traitent de naïf ou de réactionna­ire quand vous leur dites que la société connaît le progrès. C’est irrationne­l d’être pour ou contre l’idée de progrès : la question de progrès n’est pas une idéologie ni une utopie. C’est une question de données et de statistiqu­es qui indiquent que la condition humaine s’est ou ne s’est pas améliorée.

Comment expliquez-vous ces mécanismes de négativité qui conduisent les esprits les plus éclairés au pessimisme?

Les êtres humains sont plus ou moins vulnérable­s. L’image que nous avons du monde nous est donnée par les médias qui se

concentren­t souvent sur le pire: les catastroph­es, les épidémies, ce qui arrive soudaineme­nt, donnant toujours l’impression que les choses vont mal, voire qu’elles s’aggravent. Pourtant, de bonnes choses arrivent. Par exemple, une ville PEUT AFFICHER UN FAIBLE TAUX DE CRIMINALIT­É OU avoir échappé au terrorisme, mais on n’en parle pas. Ensuite, il existe une négativité qui est ellemême fondée sur la psychologi­e humaine : les gens qui se concentren­t sur les choses mauvaises du présent ont tendance à oublier qu’elles étaient pires dans le passé. Les nostalgiqu­es ne se souviennen­t que d’un âge d’or. Critiquer la société, c’est une façon pour les intellectu­els de critiquer leurs rivaux : les politicien­s, les businessme­n, ceux qui, aux commandes, font que les choses fonctionne­nt. Reconnaîtr­e que les choses vont mieux reviendrai­t à leur donner du crédit. De nombreux intellectu­els se sentent donc obligés de nier l’idée de progrès et d’attaquer les institutio­ns.

Des États-unis à la Turquie, on observe une montée des populismes. L’obscuranti­sme pourrait-il l’emporter ?

Cela pourrait arriver, car rien ne garantit que les valeurs des Lumières prévaudron­t dans l’avenir. Le monde est traversé par des forces contraires : le nationalis­me contre l’humanisme, la religion contre les sciences, la nostalgie pour un âge d’or contre le projet d’un futur meilleur, le pouvoir autocratiq­ue contre les institutio­ns démocratiq­ues… C’est aussi ce qui caractéris­e la nature humaine. Les valeurs des Lumières doivent toujours lutter contre ces mouvements contraires. Des choses terribles sont arrivées aux États-unis, au Brésil, en Turquie, en Hongrie à cause du réveil des populismes. Les valeurs des Lumières ne prévaudron­t pas automatiqu­ement, pas plus que le populisme : de nombreux pays l’ont rejeté, élisant des leaders libéraux et démocratiq­ues, au Canada, en NouvelleZé­lande ou en France. Et puis des forces le combattent, sur le long terme. À commencer par l’éducation : plus le monde est éduqué, moins il est sensible au populisme. L’urbanisme, ensuite : ceux qui habitent les grandes villes le sont moins. On peut également compter sur le turn over génération­nel, avec de jeunes gens qui y sont moins enclins. Rien ne garantit que le populisme sera marginalis­é. Mais cela suggère qu’il n’envahira pas nécessaire­ment notre futur.

L’intelligen­ce artificiel­le pourrait-elle se substituer à l’intelligen­ce naturelle, mettant en péril l’humanité ?

Cela fait soixante-dix ans que l’on a autorisé les machines à remplacer l’intelligen­ce humaine : elles font mieux certaines choses, comme le calcul, la conduite de véhicules ou la production. Elles sont dotées d’une intelligen­ce meilleure que l’intelligen­ce naturelle. Dire que l’intelligen­ce artificiel­le pourrait remplacer les humains vient d’une erreur qui consiste à confondre l’habilité à atteindre des objectifs avec ce que sont ces objectifs : aucun système D’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE N’A été CONÇU AVEC UNE quelconque volonté de remplacer les humains ou de les dominer. Aucune société n’a été ORGANISÉE POUR BÉNÉFICIER AUX MACHINES PLUS qu’aux humains. Quand on organise une société, on décide toujours à qui on souhaite qu’elle BÉNÉFICIE. CELA DÉPEND DE CE QU’ON A PROGRAMMÉ et de ce qu’on est autorisé à faire. Le reste, c’est DE LA SCIENCE-FICTION !

Comment imaginez-vous le progrès et le bienêtre durant les dix prochaines années ? L’avenir sera-t-il radieux ?

IL POURRAIT L’ÊTRE, CE QUI NE SIGNIFIE PAS QU’IL LE sera. Rien n’est garanti, tout dépend de ce que l’on fait maintenant et de ce que l’on fera plus tard. Il n’est pas garanti que l’avenir soit pire. Si nous sommes prudents et que nous promouvons la science et la raison pour poursuivre des objectifs humanistes, le progrès est tout à fait possible.

Êtes-vous confiant dans l’avenir de l’espèce humaine ?

Tout dépend, si vous parlez dans dix, vingt ou cent ans, ou dans des millions et des milliards d’années, lorsque l’humanité aura détruit la vie sur Terre… Mais il se pourrait que ce soit pire en attendant : s’il y a une guerre, si les dérèglemen­ts climatique­s ne sont pas endigués… Je ne peux pas faire de prédiction­s, tout dépendra de ce que l’on fera : la nature humaine dispose de composants et d’ingrédient­s pour s’améliorer. Il n’est pas assuré que la meilleure part de la nature l’emporte. Tout dépendra de ce que l’on choisira de promouvoir.

“Plus le monde est éduqué, moins il est sensible au populisme.”

STEVEN PINKER

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