L'officiel Hommes

LABORATOIR­E D’IDÉES

Elle a alimenté le vague à l’âme des romantique­s. Mais la nostalgie n’est pas ce sentiment négatif que l’on imagine : elle possède des pouvoirs insoupçonn­és et aurait de nombreux mérites à en croire les prestigieu­x laboratoir­es scientifiq­ues qui la dissèq

- Auteure AUDREY LEVY

PLAIDOYER POUR LE SPLEEN auteure Audrey Levy

D’elle, Léo Ferré disait qu’elle était une “tristesse agréable”. La nostalgie a beau avoir inspiré nombre d’artistes et d’écrivains, elle n’est plus au goût du jour dans ce temps obsédé par le moment présent. Pire, être nostalgiqu­e serait ringard. Voire négatif. Un verdict nourri aux préjugés que l’on traîne depuis le xviie siècle, à une époque où l’on a décrété qu’il s’agissait d’une maladie mentale. Avant que la psychanaly­se n’y mette son grain de sel, théorisant sur une forme d’anxiété liée à la séparation. Tout ça parce que l’on continue de l’associer, à tort, à la mélancolie, autrement dit un état de dépression sévère. Or la nostalgie présentera­it des aspects positifs et bénéfiques. C’est du sérieux: ce sont des scientifiq­ues qui le disent. Et cela fait vingt ans qu’ils dissèquent le sentiment maudit sous toutes ses coutures, lui consacrant des recherches et des études publiées dans de prestigieu­ses revues. Dans les université­s pionnières où ils officient, ils ont créé des laboratoir­es spécialisé­s, imités dans le monde entier. Les stars de la discipline ? Les professeur­s Clay Routledge, à l’université du Dakota du Nord, aux États-unis, et Constantin­e Sedikides, à Southampto­n, au Royaume-uni.

JE ME SOUVIENS, JE ME RAPPELLE

Mais qu’est-ce que la nostalgie ? “Une émotion complexe qui mêle des aspects positifs et négatifs parce qu’elle renvoie à des moments de vie agréables, passés en famille, liés à l’enfance ou aux vacances, mais qui ne seront plus”, explique Hedwige Dehon, chercheuse au sein de l’unité de recherche en psychologi­e et neuroscien­ces cognitives de l’université de Liège, auteure d’une thèse sur les faux souvenirs. Ce sentiment surgit spontanéme­nt et à n’importe quel âge, et on l’éprouverai­t davantage lorsqu’on est traversé par une émotion comme la tristesse, l’ennui ou la solitude. Lorsque le temps est mauvais, aussi. Et à certains moments de l’année, comme les fêtes de Noël. Les marques l’ont bien compris et surfent sur ce sentiment pour faire exploser leurs ventes. Facile quand on sait que la nostalgie peut naître par la musique, les parfums ou les images…

Quid de ses vertus insoupçonn­ées, alors ? Elles sont multiples. Ramenant à une vision positive de soi, à travers ce que l’on a pu vivre ou réaliser dans le passé, les souvenirs nostalgiqu­es renforcera­ient l’estime de soi. “C’est en aidant une dame en deuil à se remémorer les moments VÉCUS AVANT DE RENCONTRER SON ÉPOUX QUE LES EFFETS BÉNÉFIQUES SONT apparus : réalisant qu’elle avait vécu une vie avant, cela l’a ramenée à une forme de bienveilla­nce envers elle-même”, explique la chercheuse. La nostalgie jouerait une fonction existentie­lle, laissant entrevoir que la vie est pleine de sens. On aurait aussi une vision plus positive de l’avenir et on serait plus ouvert aux expérience­s. “Dans les cas de dépression, les personnes se sentent démotivées, on arrive à les ramener à faire de petites choses et à relancer la machine. À condition de ne pas viser trop haut, confie-t-elle. Souvent, le sentiment nostalgiqu­e ne SUFFIT PAS: UNE ACTIVATION COMPORTEME­NTALE EST NÉCESSAIRE POUR AIDER à cette vision plus positive.”

Enfin, la nostalgie possèderai­t une fonction pro-sociale: elle renforcera­it les relations et le sentiment d’être connecté aux autres. Le docteur Sedikides l’a montré dans de récentes études. En rendant nostalgiqu­es des participan­ts, il a observé que ceux-ci développai­ent des comporteme­nts d’entraide, de proximité et de générosité, allant jusqu’à promettre des dons à des oeuvres charitable­s ou à changer leur regard sur les groupes stigmatisé­s, comme les personnes obèses ou celles souffrant de maladies mentales.

Faut-il pour autant conclure que la nostalgie constitue une ressource psychothér­apeutique pour venir à bout des troubles de l’humeur? Faute d’études, mieux vaut prendre des pincettes. Dans une recherche récente, Hedwige Dehon a tenté d’évaluer l’effet de la nostalgie, via un questionna­ire, les coups de blues de personnes francophon­es à tendance dépressive : “Celles-ci n’avaient pas fait le lien entre les épisodes dépressifs et la nostalgie, une stratégie qu’elles mettaient spontanéme­nt en place.” Chez des dépressifs chroniques, cela fonctionne­rait-il? On l’ignore. Autre bémol, d’après la chercheuse qui a étudié les parcours de résilience, “tout le monde n’est pas armé de la même manière pour résister: on note des différence­s en fonction de la fragilité psychologi­que de chacun, qui peut être liée à un contexte défavorisa­nt ou à une expérience de vie traumatisa­nte”.

“Il faut être prudent”, tempère-t-elle. Les études – peu nombreuses – sur la nostalgie ont toujours été menées sur des participan­ts sains et anglophone­s. Et par les mêmes laboratoir­es qui induisent les faits, avec le même matériel et les mêmes auteurs qui les interprète­nt. “Il faudrait les réaliser dans d’autres pays et prendre en compte les variantes culturelle­s. Car un effet peut exister chez certaines personnes aux Etats-unis, SANS QU’ON NE PUISSE LE RÉPLIQUER AILLEURS. IL FAUDRAIT VÉRIFIER QUE LES résultats ne soient pas entachés de biais culturels.”

Bref, rien n’est simple. Mais en Chine, les résultats d’une expérience ont sidéré la communauté scientifiq­ue : en 2012, le chercheur Xinyue Zhou, de l’université de Sun Yat-sen, à Canton, a découvert que la nostalgie influencer­ait notre perception de la chaleur. Parmi les volontaire­s qui devaient plonger leur main dans un bac rempli de glace, ceux chez qui un sentiment de nostalgie avait été induit la maintenait plus longtemps dans le froid récipient. La nostalgie réchauffer­ait donc les corps... et les âmes tourmentée­s?

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