L'officiel Hommes

MATIÈRE GRISE

- Propos recueillis par JEAN-PASCAL GROSSO

ABEL FERRARA : “FAIRE DU CINÉMA N’EST PAS POUR LES COEURS FRAGILES” propos recueillis par Jean-pascal Grosso

Quarante ans de carrière. Des hauts et des bas. Des coups de génie comme des échecs. Abel Ferrara, 68 ans, ne démord pas de sa rageuse passion pour le cinéma. Avec son dernier film, Tommaso, il livre un autoportra­it poignant : celui d’un artiste assagi, époux, père, mais dont les démons ensommeill­és ne rôdent jamais très loin.

L’officiel Hommes : Allons droit au but. Tommaso, interprété par Willem Dafoe, est-ce vous ? Vous en partie ? De l’auto-fiction ? Un portrait critique ?

Abel Ferrara : C’est avant tout un personnage de film. Un film de cinéma. Évidemment, il y a une part de moi en lui. J’espère même qu’il y a beaucoup de moi dans ce personnage ! Comme dans tous mes précédents films, vous trouverez, d’une manière ou d’une autre des reflets autobiogra­phiques. Ma compagne Cristina et Anna, ma fille, sont dans le film. Tommaso a pour décor l’appartemen­t, le quartier même où j’habite. Ensuite, je parle de la vie telle qu’elle est. C’est une base, un ancrage. Le reste, c’est aussi mon imaginatio­n. La frontière entre la fiction et le documentai­re n’en devient que plus floue. Mais j’imagine que c’est le cas chez tous les metteurs en scène, chez tous les artistes.

Willem Dafoe est-il un miroir fantasmé de vous ? Comme Christophe­r Walken il y a trente ans.

“L’extraordin­aire complicité intime” dont parlait Jean-pierre Melville au sujet de sa relation avec Alain Delon…

Cela ne se bâtit pas sur un seul film. J’en suis à combien avec Willem ? Six ou sept ? Je ne sais plus. C’est comme un voyage intérieur que nous faisons ensemble. Il y a un échange permanent entre lui et moi. Dès le premier stade de l’écriture, je le tiens au courant de tout et il me renvoie ses impression­s. Je viens à peine de terminer le tournage de Siberia (sortie prévue en 2020, ndlr), à nouveau avec lui. Mais une telle relation, vous la construise­z également avec tout un groupe, pas seulement avec les acteurs. Un film en appelle un autre. C’est un voyage fait en commun vers une destinatio­n qui, pour l’instant, m’est encore inconnue. Quant à la connexion qui peut se faire entre un comédien et un réalisateu­r, vous me parliez de Melville et de Delon, cela tient de l’histoire du cinéma. Vous savez : John Ford et John Wayne, Hitchcock et Cary Grant. Je ne me compare en aucun cas à eux. Je parle juste de tradition.

Après la présentati­on de Tommaso au dernier Festival de Cannes, certains journalist­es ont parlé de votre vision fellinienn­e de Rome. Hormis la crudité des fantasmes du personnage principal (la serveuse nue, la mort de l’enfant…), la trajectoir­e même de Tommaso semble davantage une transposit­ion italienne de vos fantômes new-yorkais…

Fellini est avant tout connu pour être un immense metteur en scène de studio. Bien sûr, il a aussi tourné dans les rues de Rome. C’est étrange, cette constante d’une idée fellinienn­e de Rome. Parce que derrière tous ces metteurs en scène – Fellini, Antonioni, De Sica, Rossellini, Pontecorvo – il y avait des cameramen, des directeurs de la photograph­ie. L’image dont vous parlez est plutôt le fruit d’une communauté de talents que d’un seul créateur. Peut-être parce que j’ai tourné en Italie, que je me suis entouré de gens qui avaient collaboré avec certains grands noms, cela donne-t-il cette impression.

Encore une fois, dans Tommaso, vous frappez

Y aurait-il une forme de sadisme chez vous, une volonté de malmener le public ?

Je suis déjà suffisamme­nt cruel envers moi-même. Il faut aller là où le film vous emporte. Là où va la création. Si vous acceptez le voyage, vous vous engagez à fond avec moi. Impossible de descendre du train en route. Et ça va là où cela doit aller. Il faut avoir le courage de l’accepter.

Quelle serait votre plus grande crainte ?

Je n’ai pas ce genre d’obsession. La vie vous offre déjà assez d’expérience­s flippantes comme ça. Je n’ai pas forcément envie de revivre tout ça une seconde fois. Je n’y pense tout simplement pas. J’entends par là que je ne cherche pas à imaginer les ennuis qui pourraient encore m’arriver. J’ai déjà largement eu mon lot pour tout vous dire.

Vous avez débuté avec des films de séries B urbaines comme Driller Killer, L’ange de la vengeance, New York deux heures du matin. Anticipiez-vous déjà la carrière d’auteur qui allait s’ouvrir à vous ?

Ces films-là étaient loin d’être mes premiers. J’ai commencé à tourner à l’âge de 16 ans. Par essence, rien n’a changé pour moi. Je fais les films que j’ai envie de faire. Aujourd’hui, je peux montrer sans honte le moindre plan d’entre eux. Oui, cela fait cinquante ans maintenant. C’est un éternel combat. Un combat pour le contrôle, un combat pour le montage, pour ma liberté. Mais jamais je n’aurais envisagé faire du cinéma autrement.

Avez-vous vu The Joker, de Todd Phillips ? Certains critiques font le rapprochem­ent avec l’atmosphère de vos premiers longs-métrages. Quant à l’interpréta­tion de Joaquin Phoenix, elle peut faire penser à celle de Christophe­r Walken dans King of New York...

Oui. J’ai aimé. Pour moi, c’est comme un film d’époque, un film en costumes qui se déroulerai­t entre 1975 et… les premières guerres du crack ! (Rires) King of New York, ça inaugurait plutôt les années 1990. Quant à Joaquin, comme son frère, au long de sa carrière, il a rencontré d’immenses acteurs. Vous vous nourrissez toujours des rencontres que vous faites dans ce métier.

À un moment du film, Tommaso raconte une anecdote sur un tournage alors qu’il était totalement défoncé. Créer “sous influence”, y croyez-vous vraiment ?

Il y a toujours deux versions : ceux qui pensent en être capables et les autres. Pour moi, l’alcool et la drogue étaient des leurres. C’est ce que j’ai compris en devenant sobre. J’entretenai­s l’illusion d’avoir besoin de quelque chose, à peu près n’importe quoi, pour faire ce que j’ai fait. Je faisais la balance entre la cocaïne, l’alcool et l’héroïne. En imaginant que cela m’aiderait pour créer telle ou telles chose. Sans ces adjuvants, la réalité me paralysait. Et puis, j’ai aussi repensé à mes héros : ce que Billie Holiday ou William Burroughs étaient capables de faire, ça ne leur est pas venu du fond d’une bouteille ou de la fréquentat­ion d’hôtels borgnes...

Quel regard posez-vous sur l’homme que vous étiez à l’époque ? Je me souviens vous avoir rencontré à Deauville à l’époque de Nos funéraille­s en 1996…

Comment étais-je ? Un type sympa ? C’était un peu plus compliqué que ça…

J’en garde un souvenir plutôt cool. Nous rentrions de Venise. J’étais là avec Chris Walken et Chris Penn. Chris Penn n’est malheureus­ement plus parmi nous. Voilà le point sur la drogue et l’alcool : une fois que ça vous a tué, vous ne créez plus rien du tout. Bien sûr, j’ai changé. Ma vie est passée par tellement de stades différents. Bordel ! Le grand bouleverse­ment est venu en arrêtant la drogue et l’alcool. Je n’ai pas de théorie globale sur qui j’étais à l’époque. Et Nos funéraille­s, ça me paraît tellement loin... Mais vous pouvez poser la question à n’importe qui. La vie est un voyage : il y a des périodes où ça se passe plus ou moins bien.

Était-ce plus simple de faire des films à l’époque qu’aujourd’hui ?

C’est une bataille, mon frère ! Une bataille permanente ! Quelle que soit la manière dont vous l’abordez. Pour un plan. Pour une coupe. Pour un choix de musique. Une bataille pour la vérité. Faire du cinéma n’est pas pour les coeurs fragiles.

La confiance est importante pour vous, n’est-ce pas ?

Tout est là. Ce n’est pas un numéro solo. C’est un travail de groupe. La confiance qu’il faut nouer d’office avec les comédiens, avec les technicien­s. Plus j’ai confiance en eux, meilleur sera le film. Je n’en démords pas.

Quelle place occupe la musique dans votre vie ?

La musique est tout pour moi. J’adore l’écouter. J’adore la composer. J’adore y penser. La théoriser. L’intégrer dans un film. Personnell­ement, je ne joue pas très bien. Si je savais jouer et chanter, je ne serais pas devant vous en train de parler cinéma, croyez-moi.

Pour revenir à Tommaso, pensez-vous que l’exil soit une solution pour trouver la paix artistique et personnell­e ?

L’isolement. Pas l’exil. L’isolement engendre la fin de votre aliénation à vous-même et aux gens.

Comment voyez-vous l’avenir de votre profession ?

Je suis un conteur d’histoires. On se raconte des histoires autour d’un feu de camp depuis la nuit des temps. En faisant des dessins sur les parois des grottes. Je ne vois pas en quoi cela changerait aujourd’hui. Je raconte des histoires. Le public les écoute. J’écoute des histoires également. J’ai besoin qu’on m’en raconte, que ce soit dans un livre, un film, une chanson ou je ne sais quoi d’autre.

La toute fin du film où apparaît votre fille est très belle. L’amour et la paternité sont-ils parvenus à sauver Abel Ferrara ?

Je n’ai pas besoin d’être sauvé. Je ne dis pas ça de manière métaphoriq­ue. D’être arrivé là où j’en suis, cela tient du miracle. J’ai une compagne merveilleu­se. Trois filles super. L’amour a toujours été présent dans ma vie. Il la rend plus pure, plus forte, plus audacieuse encore. Non, vraiment, je n’ai pas besoin d’être sauvé.

“Ce que Billie Holiday ou William Burroughs étaient capables de faire, ça ne leur est pas venu du fond d’une bouteille ou de la fréquentat­ion d’hôtels borgnes…” ABEL FERRARA

Tommaso, d’abel Ferrara avec Willem Dafoe, Cristina Chiriac, Anna Ferrara… Sortie le 8 janvier. Le 8 janvier également, ressortie de Bad Lieutnant (1993), New Rose Hotel (1999), 4 h 44 Dernier jour sur Terre (2012), Go Go Tales (2012) et Pasolini (2014).

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France