AU BOUT DE SES RÊVES
Légende de l’horlogerie, Giulio Papi, cofondateur et directeur technique d’audemars Piguet Renaud et Papi, dévoile les ressorts d’une passion.
L’officiel Hommes: Pouvez-vous nous parler de votre parcours?
Giulio Papi: Depuis l’enfance, j’ai toujours aimé les choses mécaniques. Imaginer un mécanisme – moteur, montre ou machine –, créer les composants – leviers, câbles, roues, éléments en flexion, ressorts –, les assembler, que tout cela fonctionne et donne le résultat attendu, me faisait rêver. En 1979, je devais choisir mon métier. C’était l’époque où plus personne ne voulait apprendre l’horlogerie mécanique, tout le monde voulait devenir informaticien. J’ai quand même décidé d’aller à l’école technique de La Chaux-de-fonds. Je me souviens de mon premier jour : dans la classe, il n’y avait personne et j’ai cru m’être trompé. Mais non, j’étais vraiment seul. Pendant quatre ans, j’ai appris énormément avec mon professeur, Jean-claude Nicolet, qui m’a fait tomber amoureux de l’horlogerie. Après mon école technique, j’ai été engagé, en 1984, chez Audemars Piguet, le maître de la complication! Et c’était cette voie que je voulais prendre. Mon premier travail pendant dix-huit mois a été de créer des montres à squelette ; j’ai appris tous les secrets de la décoration… Ensuite, j’ai demandé à intégrer l’atelier des complications. Mais les ressources humaines m’ont expliqué qu’il ne fallait pas y compter avant vingt ans. C’était inimaginable ! Je me suis alors adressé à plusieurs manufactures horlogères… Même réponse. adressé à Breguet, Patek, Gérald Genta… Même réponse. Puis j’ai compris que pour faire des montres à complication, certaines marques achetaient de vieux gardetemps, avec des mouvements blancs, fabriqués jusqu’en 1935, ou au mieux faisaient des clones de ces instruments.
Avec Dominique Renaud, nous avons décidé de relancer la recherche sur les complications, mais en utilisant les moyens modernes de calcul, les ordinateurs, les connaissances affinées sur les géométries, les métaux, etc. Nous avons donc quitté Audemars Piguet en 1986 et créé notre laboratoire à La Chauxde-fonds. J’ai conçu mon propre programme informatique – j’avais suivi, en cours du soir, une formation d’analyste programmeur. Ce qui m’a permis de maîtriser les outils mathématiques pour concevoir mes propres algorithmes et logiciels. Et subitement… le succès! Il y avait un engouement pour ces complications de nouvelle conception et, à un moment, on nous a demandé de fournir, en plus des études, des mouvements. Fabriquer, monter, contrôler. Ce qui veut dire que nous devions construire une manufacture, acheter des machines, engager des mécanos, etc.
Comment est-on passé de Renaud & Papi à Renaud & Papi chez Audemars Piguet ?
Entre 1990 et 1992, nous avons commencé
à “monter” cette manufacture, mais nous avions sous-estimé la quantité d’argent nécessaire. Micromécanique, décoration, assemblage, calcul... Tout cela exigeait un PARTENARIAT FINANCIER. NOUS AVONS SOLLICITÉ Audemars Piguet, qui a accepté de nous aider mais voulait acquérir 52% de l’entreprise. Leur proposition était la plus sérieuse. Mais NOUS AVONS fixé NOS CONDITIONS : S’APPUYER SUR des moyens modernes pour la conception, ne pas utiliser les mouvements de 1935 et pouvoir travailler pour d’autres marques. Cette transition s’est faite en 1992, lors de la vente des 52 % à Audemars Piguet. Quand Dominique Renaud et Robert Greubel ont décidé de quitter Renaud & Papi en 2000, Audemars Piguet a racheté le reste des actions et nous sommes devenus Audemars Piguet Renaud & Papi. C’est le nom enregistré au registre du commerce. Les choses ont évolué depuis: entre 1992 et 2000, nous ÉTIONS PARTENAIRES FINANCIERS; ENTRE 2000 ET 2015, Audemars Piguet a été un partenaire FINANCIER ET COMMERCIAL; DEPUIS 2015, NOTRE entreprise a complètement intégré Audemars PIGUET. NON SEULEMENT DANS LA TECHNIQUE, LE COMMERCE ET LA FINANCE, MAIS AUSSI DANS l’image de marque. Audemars Piguet est donc devenu le propriétaire à 100 %.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans le développement ?
Soyons clairs : donner l’heure n’est plus la seule
JUSTIFICATION D’UNE MONTRE MÉCANIQUE. L’HEURE est partout, sur votre smartphone, votre microondes… Créer une montre mécanique qui donne l’heure, soit, mais il faut susciter aussi de l’émotion à travers le visuel, l’acoustique, le toucher – convoquer tous les sens. C’est un axe qui m’a toujours motivé. Bien sûr qu’il y aura toujours l’image de marque en ligne de mire.
Quelles sont les étapes de création d’un nouveau mouvement ?
NOUS AVONS LA CAPACITÉ DE FAIRE UNE PRÉ-ÉTUDE POUR AFFINER LE BRIEF INITIAL AVEC UNE DESCRIPTION et des dessins beaucoup plus détaillés. Une fois cette pré-étude présentée à la DIRECTION OU à NOS CLIENTS, NOUS L’AFFINONS encore. Après validation du projet, la conception proprement dite – intégrant mouvement, boîte et cadran – peut démarrer. Ce qui signifie que différentes équipes doivent travailler en même temps. Si l’on veut atteindre les trois piliers magiques – beauté, FIABILITÉ ET ÉMOTION – IL FAUT COMPTER ENTRE trois et cinq ans.
Y a-t-il une façon de travailler qui soit propre à Audemars Piguet ?
Les démarches diffèrent toujours un peu selon les maisons. Avec Audemars Piguet, NOUS SOMMES PLUS LIBRES. NOUS AVONS UN BRIEF et à nous de réaliser la pré-étude. Contrairement aux autres marques où elle est souvent élaborée par leurs soins. Ici, nous participons pleinement au produit et même à l’image de marque.
On parle beaucoup des montres connectées : représentent-elles une menace à terme pour l’horlogerie traditionnelle ?
NON, SI NOUS CONTINUONS DE FAIRE TRÈS BIEN notre travail – de l’horlogerie mécanique – et de susciter des émotions. J’espère que ces montres connectées ne prendront pas le dessus. Mais soyons prudents. Il est important de ne pas sous-estimer le danger. Donc faisons encore mieux en créant toujours plus d’émotions.
Est-il encore possible d’innover en matière d’horlogerie ?
Bien sûr. Il y a toujours une innovation possible. On peut se focaliser sur la création d’émotions, et ces émotions-là, on peut en AFFINER LES DIFFÉRENTES FACETTES. ON PEUT également travailler sur une meilleure ergonomie : pourquoi pas des montres très compliquées, mais dont l’ergonomie est telle que le mode D’EMPLOI DEVIENT SUPERFLU ? L’UTILISATEUR SAISIT très vite son fonctionnement. Bien sûr, cela implique de revoir les fondements de l’utilisation traditionnelle – couronne, poussoir... Beaucoup de travail reste encore à faire sur l’ergonomie. Mais attention, il y a l’ergonomie qui donne quelque chose d’orthopédique, et il y a l’ergonomie qui va déboucher sur une création très esthétique.