ART
LE RETOUR DU COLLECTIF auteure Hélène Muron
De COBRA à Fluxus et des kibboutzim sionistes aux kommounalki soviétiques, les systèmes collectifs de création et de production ont été nombreux dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, conséquence des politiques d’austérité, ils connaissent une recrudescence. Tous ensemble ?
“C’est deux semaines avant le vote du Brexit, en décembre dernier, que la décision a été annoncée : le Turner Prize, plus grande récompense offerte chaque année à un.e artiste britannique ou résidant au Royaume-uni, a été décerné à un collectif.”
No man is an island, entire of itself / Every man is a part of the continent (Aucun homme n’est une île, entière en elle-même; tout homme est une fraction du continent, une partie du tout), écrivait le poète anglais John Donne en 1624 dans une de ses Méditations. Presque quatre siècles plus tard, à un moment où l’isolationnisme se joue autant dans les urnes que devant les écrans petits et grands, l’incipit du poème est un rappel important. Dans un archipel bien réel, celui de Venise, la Biennale d’architecture –qui se tiendra au printemps puis tout l’été– invite artistes et architectes à s’interroger sur ce thème: How will we live together ? (Comment vivre ensemble ?). Face à un monde en plein effondrement social, économique et climatique, il n’est plus question de rester isolés : la convivialité, voilà la clé. C’est deux semaines avant le vote du Brexit, en décembre dernier, que la décision a été annoncée : le Turner Prize, plus grande récompense offerte chaque année à un . e artiste britannique ou résidant au Royaume-uni, a été décerné à un collectif. Ce n’est pas une première – en 2015, le prix avait été remporté par Assemble, un collectif d’architectes et de designers – mais les circonstances sont particulières. Les quatre finalistes 2019 ont en effet fait la demande expresse de s’instituer en collectif afin que la récompense de 40 000 £ soit répartie en quatre lots égaux. Le geste était ouvertement politique et même contestataire. Les jurés ont accepté à l’unanimité. “La décision pose la question de la nécessité de la récompense”, souligne Tristan Bera, curateur, artiste et auteur, lui-même membre du collectif interdisciplinaire Coyote. Il semblerait que de tels prix soient les vestiges d’un système inégalitaire obsolète. Sur la fiction de l’artiste isolé derrière la porte close de son atelier, la réalité du collectif l’emporte. “Ce n’est pas tant la pratique qui est plus collective, ajoute Bera. Mais les liens de création qui sont reconnus et rendus visibles.” Oscar Murillo, l’un des lauréats du prix Turner, a un mode de production familial et collaboratif, et ne s’en cache pas. Son travail est une ode aux liens sociaux.
LE PHALANSTÈRE WONDER
À Nanterre, au pied des tours Nuages construites dans les années 1970 comme une réponse poétique aux grands ensembles de l’époque, une autre utopie réaliste est installée dans un petit bâtiment circulaire dénommé le Wonder/zénith. Ateliers d’artistes organisés en dix pôles équipés tels que bois, métal, peinture, vidéo, musique ou céramique; cuisine associative; bibliothèque de recherche et chambres individuelles pour les 13 résidents formant le noyau dur du collectif; sans oublier un espace de stockage à la cave et une terrasse à ciel ouvert: le Wonder/zénith est un lieu hybride, entre le phalanstère et l’espace de coworking pour artistes précaires. À l’origine du Wonder, au début des années 2010, un collectif à l’effectif plus réduit d’artistes qui, face au manque d’espace pour vivre et travailler à Paris, se tournent vers les squats. Les bâtiments désaffectés en banlieue parisienne sont nombreux ; celui qu’ils occupent en premier est l’ancienne usine de piles Wonder. Apprenant par le bouche à oreille l’existence d’un terrain de plus de 20 000 m² à Saint-ouen, le groupe de vingtenaires négocie avec le propriétaire afin d’obtenir une convention d’occupation temporaire. À la clé, un vaste Angkor Vat industriel où prolifèrent des plantes invasives au milieu des machines – métaphore de la résistance qui s’opère. La mutualisation des outils – qu’il s’agisse d’une paneauteuse au Wonder ou d’un lexique pour le collectif Coyote – est au coeur de la société conviviale post-industrielle décrite par le penseur viennois Ivan Illich. La mise en commun conduit à un enrichissement de chacun. Pour Nelson Pernisco,
sculpteur, cofondateur et président du Wonder, ce qui s’est imposé comme un moyen de survie dans une ville au foncier saturé est devenu “un projet artistique à part entière”. Jérôme Clément-wilz, auteur de documentaires de création et fondateur du pôle vidéo du collectif, reconnaît lui aussi que sa pratique s’est transformée grâce à cette “famille” dans laquelle il vit. La convivialité, selon Illich, se définit comme “l’inverse de la production industrielle” : le collectif est un modèle relationnel plus que productif. Au Wonder, les artistes créent ensemble des “opéras”, soirées expérimentales mêlant la performance et le bal, la fête et le cérémonial. Dans la cuisine du Wonder/zénith, sur l’ardoise où sont réparties les tâches ménagères hebdomadaires, une phrase est inscrite dans un anglais approximatif: Thanks to be great people and such good artists. “C’est un choix, cette vie en collectivité”, conclut celui qui, à 35 ans, est le doyen des résidents. “Je n’ai ni appartement, ni voiture, ni enfant, mais je ne pourrais pas vivre autrement.”
DIS-MOI OUI
Nanterre situé outre-atlantique? Pas vraiment. À Bushwick, quartier post-industriel de Brooklyn désormais si branché que les graffiti s’y visitent, c’est dans un ex-hangar que s’est installée la House of Yes. Derrière ce nom à la positivité typiquement américaine, se cache un collectif fondé en 2007 par deux artistes, Kae Burke et Anya Sapozhnikova, soucieuses d’investir un lieu assez grand pour y vivre, travailler et organiser soirées dansantes et cours de cirque. Signant sans hésiter le bail d’un ancien squat au deuxième étage d’un immeuble plein d’ordures et de flaques, les deux amies rénovent l’espace pour y accueillir d’autres artistes. Les ateliers de cirque du mercredi ne sont qu’une partie des festivités inscrites au calendrier du loft bientôt baptisé House of Yes: dîners communautaires, soirées cinéma, cours de yoga et fêtes accueillent résidents du collectif et habitants du quartier. Devenue une institution de l’underground, la House of Yes est un temple autoproclamé de l’expression personnelle, où tous les genres et styles sont accueillis à bras ouverts, surtout les plus roses et les plus glitter. Le collectif, loin de noyer l’individu dans une fusion qui nivellerait les différences, autorise une prolifération de voix marginalisées à se faire entendre. Shelton Pritchard Lindsay est un performer, auteur, metteur en scène et scénographe qui contribue aux spectacles de la House of Yes depuis quatre ans. Son travail se développe au sein des collectifs auxquels il participe : les Amateur Burlesque, qui se produisent à la House of Yes, et les New York Neo-futurists. Pour lui, le collectif est un réseau professionnel mais aussi une plate-forme d’échanges et de découverte d’une rare richesse. Depuis Athènes où il vit, Tristan Bera renchérit : selon lui, le collectif peut être un moyen d’éviter “le plus bas dénominateur commun” du fonctionnement démocratique et de “jouir du dissensus”.
Au-delà de la jouissance, la fête libre et ouverte telle qu’elle se pratique à la House of Yes est un moyen de vivre ensemble sous-estimé par les démocraties participatives actuelles. Pour s’en convaincre, il suffit de rejoindre sur internet un collectif de fête. “On dit que nous sommes des geeks et que nous passons trop de temps devant nos écrans… mais internet a aussi permis aux gens de redécouvrir le collectif”, remarque Louis-marie de Certaines, community manager et mine d’informations sur la scène alternative parisienne, qui renaît de ses cendres. Bruits De La Passion, Microclimat, Otto10, Pas-sage ou Soukmachine : l’émulation créative des collectifs d’artistes paraît essaimer sans fin.