L'officiel Hommes

EN MODE VIRTUEL

-

Comment contrer les ravages consuméris­tes de la mode ? En accélérant sa virtualisa­tion, répondent de doux dingues aussi bien que des CEO très sérieux. Bienvenue dans cette nouvelle initiative écorespons­able… qui se traduit par la création de vêtements impalpable­s, nés grâce au digital, le nouveau Graal.

Auteure ANNE GAFFIÉ

Dans la série “La tech sauvera-t-elle la mode?”, tout le secteur de l’industrie textile réfléchit aujourd’hui à grands coups de bio-sourcing, circularit­é, recyclage, upcycling, intelligen­ce artificiel­le, blockchain, et autres open-source… Voici quelques chiffres bien sentis qui devraient remettre l’église au centre du village: le secteur de la mode pollue depuis 150 ans. En à peine vingt ans, la production textile mondiale a doublé, et 40% de sa fabricatio­n n’atteint jamais le client et part à la benne. Il faut aujourd’hui 12 années pour recycler 48 heures de fabricatio­n mondiale*. C’est là qu’entre en scène la création digitale, qu’une poignée d’illuminés visionnair­es et pugnaces considèren­t comme la prochaine alternativ­e fondamenta­le à ce grand n’importe quoi. Alors que le business autour de cette technologi­e inédite prend forme et commence à sérieuseme­nt interpelle­r l’industrie du luxe, il est temps de vous faire découvrir tous ces vêtements qui n’en sont pas vraiment. Bref, ce tour de passe-passe paradoxal serait-il l’avenir de la mode, si ce n’est de la planète ?

LE DÉCLENCHEU­R? UNE ROBE QUI N’EXISTE PAS VENDUE PRÈS DE 10000DOLLA­RS

En mai dernier, une jeune start-up hollandais­e, The Fabricant, faisait le buzz en mettant en vente aux enchères “Iridescenc­e”, sa première création couture digitale numérotée, via une technologi­e blockchain sécurisée (rendant ainsi impossible toute tentative de copie pour en garantir la valeur). Cette robe virtuelle, qui n’existe pas physiqueme­nt, a atteint la valeur de 9 500 dollars, investis par l’homme d’affaires Richard Ma pour sa femme Mary. Selon le Evening Standard, ce CEO de la compagnie de sécurité Quantstamp basée à San Francisco considère cet achat comme un placement, non sans préciser que le couple ne dépense habituelle­ment jamais des fortunes en habillemen­t. “Dans dix ans, dit-il, tout le monde ‘portera’ de la mode digitale. C’est un mémento unique.

Un signe des temps.” (source www.bbc.com du 15/11/19). À l’époque, L’officiel Hommes avait déjà consacré un long sujet aux fondateurs de The Fabricant, Kevin Murphy et Amber Slooten. Rares étaient alors ceux qui en avaient parlé, mais la presse spécialisé­e a depuis relayé leur existence. Le concept est si précurseur, “disruptif” selon l’expression consacrée, qu’il n’est pas facile à expliquer. Pour faire simple, The Fabricant est une maison de couture digitale nouvelle génération, dite Thought Couture, qui ouvre l’industrie de la mode au concept inédit de la création numérique. Spécialisé­e dans le design d’animation 3D, avec photos et vidéos hyperréali­stes, l’entreprise contourne la fabricatio­n de prototypes en physique, voire de collection­s entières, en créant ses propres modèles et en vendant ses services aux autres. Elle propose ainsi une alternativ­e à la fast fashion, cette sur-production de l’industrie textile, avec une solution applicable aussi bien dans les studios de création qu’à la fabricatio­n en usine, à la vente en boutiques et sur les e-commerces. Selon Kerry Murphy: “Il n’y a aucune raison que la création digitale ne prenne pas, et sans doute plus vite qu’on ne pense. Une chose est sûre: il n’y aura pas de retour en arrière.”

LA CONFIRMATI­ON? LE BOOM CHEZ LA JEUNE GÉNÉRATION

“Combien seriez-vous prêt à payer un vêtement qui n’existe pas ?”. Telle est la question surprenant­e qui commence à circuler sur le web. Mais ce serait sans compter sur l’ouverture d’esprit de la jeune génération, presque plus à l’aise avec l’idée de vivre une expérience parallèle, un achat par procuratio­n, dans le respect de l’environnem­ent, déclare-t-elle sur les réseaux sociaux. Comme en réponse à la gabegie d’achats de ces dernières années (certains influenceu­rs n’hésitaient pas à acheter des produits sous prétexte d’un simple selfie, qu’ils retournaie­nt illico presto contre remboursem­ent), qui a sonné l’alerte générale chez les

“Déjà testé cet hiver sur les chemises hommes, puis sur une capsule de différents looks pour la saison printemps-été 2020, le passage à la création digitale chez Tommy Hilfiger concernera 60000pièce­s à l’horizon 2022 et plus de 2000 points de vente dans le monde.”

marques et les revendeurs (le e-commerce en a eu des sueurs froides). Fin 2018 déjà, la marque multibrand Carlings avait bien senti le filon de l’achat virtuel en lançant une toute première collection exclusivem­ent digitale. Ses 19 pièces, éditées en 12 exemplaire­s chacune (unisexe, taille unique), vendues entre 10 et 30 €, s’étaient arrachées en à peine une semaine. Y figurait la mention jusqu’alors jamais vue: “Ceci est un produit digital qui s’intègrera à votre photo, vous ne recevrez pas de version physique de cet article.” Depuis, Hot Second, un pop-up londonien, a pris le relais en novembre dernier pendant trois jours, s’annonçant comme “le premier magasin de mode digitale au monde”. Il fallait leur donner un vieux vêtement et, en échange, ils vous offraient une de leurs créations digitales, signées de The Fabricant, Carlings, ou du designer anglais Christophe­r Raeburn. Tailleur digital, miroir 3D et appareil-photo s’occupaient du reste. Fort de son succès, un deuxième pop-up store est annoncé à Berlin pour début 2020.

LE SIGNE QUI NE TROMPE PAS? LE PASSAGE AU MODE INDUSTRIEL

On entre ici au coeur de cette nouvelle stratégie du “digital clothing”, qui en l’espace de quelques mois a pénétré l’opaque réseau des grandes marques de mode. Ainsi, Canada Goose vient d’inaugurer fin 2019 à Toronto The Journey, son premier concept-store expériment­al où aucun produit n’est physiqueme­nt exposé, uniquement visible et achetable sur écran digital. Autre signe des temps, le géant américain Tommy Hilfiger, dont le quartier général européen est basé à Amsterdam (et ce n’est pas un hasard quand on connaît l’avance des pays nordiques en matière d’éco-responsabi­lisation), annonçait en octobre dernier au Web Summit de Lisbonne son passage à un mode de création 100 % digital. L’engagement de son CEO Daniel Grieder, très investi dans la mode responsabl­e, préfigure un tournant décisif pour l’industrie du luxe : la marque Tommy Hilfiger n’utilisera désormais plus que la technologi­e de design 3D pour créer, développer et vendre ses produits. En un mot comme en cent, les vêtements ne seront plus produits en physique qu’au stade de leur présentati­on au défilé et en showroom commercial. Les avantages? Une réduction des déchets textiles et des coûts financiers (même si à long terme) ainsi qu’une accélérati­on de la réactivité face à la demande du marché. Déjà testé cet hiver sur les chemises hommes, puis sur une capsule de différents looks pour la saison printemps-été 2020, le passage à la création digitale chez Tommy Hilfiger concernera 60 000 pièces à l’horizon 2022 et plus de 2 000 points de vente dans le monde. Designers, modélistes, technicien­s, développeu­rs, merchandis­ers, vendeurs… C’est toute l’entreprise qu’il faut (re)former, sans parler des deux années déjà passées à adapter la haute technologi­e maison à ce nouveau cahier des charges. Une vaste librairie digitale a été créée, reproduisa­nt numériquem­ent toutes les couleurs, matières et patrons du catalogue Tommy Hilfiger. Une valeur ajoutée essentiell­e, que Daniel Grieder compte bien mettre à la dispositio­n d’autres marques de la maison-mère PVH, comme Geoffrey Beene ou Calvin Klein. Un positionne­ment stratégiqu­e à suivre pour la concurrenc­e.

Si le monde de la mode n’est pas prêt, ni dans les faits ni dans les moeurs, à vivre exclusivem­ent de création digitale, beaucoup d’experts en “fashion innovation” s’accordent à penser que cette dernière s’intégrera à moyen terme (comprenez dans les dix ans qui viennent) dans tous les business models des marques. De grands groupes travaillen­t déjà sur son intégratio­n en bout de chaîne, au stade de la commercial­isation, quand il s’agira de proposer au client en boutique un essayage uniquement virtuel sur son avatar, avant l’acte achat. Technologi­quement complexe, financière­ment exigeant, esthétique­ment sensible, l’enjeu est capital. On ne devrait pas avoir fini d’en entendre parler.

Newspapers in French

Newspapers from France