L'officiel Hommes

INCANCELLA­BLE - JOHN WATERS

Depuis des décennies, John Waters choque et effraie les foules avec ses films cultes transgress­ifs. Dans sa nouvelle expo chez Sprüth Magers, le cinéaste provocateu­r s’attaque à un sujet des plus sensibles.

- par Hari Nef stylisme Rasaan Wyzard photos Devin N. Morris

“On ne peut plus rien dire, de nos jours”, entame John Waters. “On pourrait vous objecter, je réponds, que vous avez toujours dit ce qu’on n’est pas censé dire.” Il réfléchit. “C’est vrai. Mais la frontière est ténue, et bizarremen­t je m’en suis toujours tiré… Si on n’a pas encore essayé de me boycotter, c’est parce que je me moque de ce que j’aime, pas de ce que je déteste.”

Ce n’est pas la première fois qu’il lance cette petite formule sur l’amour et la haine. Peut-être la répète-t-il aux médias pour désamorcer un potentiel examen des aspects les plus incendiair­es de son oeuvre, qui l’a vu en six décennies aborder le cinéma, la performanc­e, le documentai­re et les beaux-arts. Quand on pense à lui, c’est l’indécence de ses films, notamment, encensés par la critique pour leur flamboyanc­e gonzo, qui vient en premier à l’esprit. En préparant cet entretien avec John Waters, je m’étais promis de refuser la facilité, d’élever un autel à son sens de la satire,

d’approcher mon sujet comme la disciple que je suis. La matière peu ragoûtante dont il fait son miel m’a toujours plus inspirée qu’écoeurée – j’ai joué le rôle d’edna au lycée dans une version de Hairspray adaptée de son film de 1988, et j’ai découvert Pink Flamingos peu après. Pourtant, quand un ami hétéro m’a demandé qui était John Waters, je n’ai eu recours qu’aux idées reçues : “Il a fait entrer la série Z à Hollywood! Sa muse était une drag queen obèse nommée Divine, elle mange littéralem­ent une merde de chien à la fin de Pink Flamingos, le film a été interdit dans plusieurs pays et sur un continent entier! Tu te souviens du Hairspray original? C’est de lui!” Ma tentative molle de “Waters pour les nuls” reposait par défaut sur les clichés les plus éculés. Et me voilà maintenant au téléphone avec mon idole, en train de discuter à bâtons rompus.

“On se foutait de la gueule des hippies”, se marre John Waters, 74 ans, dans sa maison de Baltimore, en repensant à ses premiers films fauchés, tournés avec sa fidèle troupe d’acteurs et de machiniste­s, les Dreamlande­rs. “Et pourtant, on était un peu des hippies nous aussi… on tournait nos films pour les mettre mal à l’aise. Et c’est toujours ce que je fais! Je fais flipper les libéraux*, même si j’en suis un.” Son premier long métrage, Mondo Trasho, sort en 1969. Suivront Multiple Maniacs (1970), Pink Flamingos (1972) et Female Trouble (1974). Avec pour personnage principal, chaque fois, une femme – toujours jouée par Glenn “Divine” Milstead, un homme – qui se complaît dans le crime et la perversion. Waters n’est tendre avec aucun des résidents de son Dreamland, qu’ils soient gays, punks, pauvres ou gros, et j’en passe. Ce qui rendait les séances de ses films dans les université­s ou les ciné-clubs passableme­nt tendues, le public ne sachant jamais s’il fallait rire de ses héros ou avec eux. Peut-être que ce qu’il nous a légué, et ce qui m’attire confusémen­t dans son oeuvre, c’est cette ligne de démarcatio­n qu’il trace entre les hippies d’hier et les libéraux d’aujourd’hui. Les premiers avaient le sens de l’humour, dit-il, pas les seconds. Et ça m’irrite d’entendre le cinéaste s’identifier à ces derniers. Durant le mandat de Trump, le mot “libéral” a pris une tournure péjorative dans mon milieu, qui a perdu ses illusions pour cause d’obtusion intellectu­elle du parti démocrate. Nous avons peu à peu abandonné nos certitudes, préoccupés de justice sociale et d’activisme en ligne, mais nous n’en avons pas pour autant redéfini ce que nous entendons par “race”, “classe sociale”, “genre”, “sexe”, “mort” ou “Histoire”. À nos yeux, prendre ces choses à la légère ou les tourner en dérision est, au mieux, passé de mode.

Un diptyque de John Waters datant de 2006 et intitulé 9-11

figure dans l’exposition “Hollywood’s Greatest Hits”, une rétrospect­ive de son oeuvre qui se tiendra jusqu’au 1er mai à la galerie Sprüth Magers de Los Angeles. Les deux photos de 9-11,

prises à l’argentique devant un écran de télévision, montrent les cartons-titres de Docteur Dolittle 2, de Steve Carr, et de Chevalier,

de Brian Helgeland, sortis en 2001. Ces comédies – dont, dixit Waters, “personne ne se souvient” – ont rapporté à elles deux près

“C’EST IMPORTANT DE rire DE TOUT ÇA. PARFOIS, C’EST QUAND ÇA FAIT LE PLUS mal QU’ON RIT LE PLUS fort.”

de 300 millions de dollars au box-office. Mais c’étaient aussi les films programmés sur les vols American Airlines 11 et United Airlines 175, qui, après avoir été détournés par des terroriste­s, ont percuté le World Trade Center le 11 septembre 2001. J’éclate d’un grand rire quand le cinéaste me révèle ce détail. “Vous riez”, me dit-il, ce qui m’arrête net. Il poursuit : “Mais d’un sens c’est vrai que c’est joyeux, parce qu’ils ne les ont pas diffusés, ces films. Ce serait pire de s’être crashé dans les tours jumelles en regardant Docteur Dolittle 2 ! Je tâche toujours de voir le bon côté des choses.”

Pris au pied de la lettre, 9-11 peut apparaître comme une cynique parodie de Hollywood, un pur objet de provocatio­n. Pourtant, l’esprit de ce diptyque n’est pas si éloigné de celui de Cecil B. Demented, son film de 2001 sur une bande miteuse de réalisateu­rs undergroun­d qui capturent une superstar (Melanie Griffith) pour la faire jouer de force dans leur série Z. Au milieu de ces cinéphiles crasseux, l’otage se radicalise et, au point culminant du film, avant d’enflammer ses cheveux, crie : “Mort aux mauvais réalisateu­rs!” Si 9-11 met une claque au cinéma bas du front et l’envoie crever dans les limbes, c’est au lance-flammes que Cecil B. Demented s’attaque à son pendant intello. Le bon goût lui-même – une prétention bourgeoise de la “sphère libérale”, assurément – se transforme et se distord sous le regard taquin et sans concession de John. C’est alors que se révèle son éthique, désarmante de sincérité. “C’est important de rire de tout ça. Parfois, c’est quand ça fait le plus mal qu’on rit le plus fort.”

Vers la fin de mon temps imparti avec Waters, la connexion s’interrompt. Je recompose le numéro de son assistant. Pendant que le téléphone sonne, mes pensées vagabonden­t : comment me suis-je retrouvée à faire cette interview? Je ne suis pas journalist­e, et jusqu’à récemment je n’avais jamais été publiée. Je suis actrice et ancien mannequin, et les deux choses qu’on sait de moi, c’est

que je suis compétente et transgenre. Alors, bien sûr, nous avons en commun, John Waters et moi, le fait d’être des queers de Hollywood qui doivent composer avec un public hétéro. Mais alors que l’anxiété que nous suscitons chez celui-ci amuse le cinéaste, elle m’a, moi, tourmentée à plusieurs reprises. Je me suis googlée il y a quelques années, et le premier résultat était une enquête tâchant de déterminer le sexe du personnage que j’incarnais dans une célèbre série télé (je jouais un rôle qui n’était pas explicitem­ent décrit comme transgenre). Cette recherche Google m’a plongée dans une dépression qui a duré des mois, et qui a débouché sur huit opérations esthétique­s du visage. Je me rends compte que si John Waters avait été à ma place, la situation l’aurait ravi.

Quand nous reprenons notre échange, je lui demande de me parler d’elizabeth Coffey, une Dreamlande­r relativeme­nt obscure, connue pour son rôle de “Chick with a Dick” (“la fille à la bite”) dans Pink Flamingos. Elle y met en déroute un exhibition­niste en lui montrant ses seins et sa – donc – bite. Waters voit tout de suite à quoi je pense : “Elle allait être opérée [pour son changement de sexe] cinq jours plus tard! Elle m’a dit ‘J’ai accepté de tourner cette scène parce que je savais que ce serait ma scène pour toujours. Et

“C’EST L’HUMOUR. C’EST comme ÇA QUE ça PASSE. TU Y VAS, tu RIDICULISE­S L’ADVERSAIRE, C’EST lui QUI SE SENT STUPIDE. ET C’EST toi QUI GAGNES.”

que personne ne pourrait jamais se moquer de moi pour ça.’ Et personne ne s’est jamais moquée d’elle.” Il évoque encore Elizabeth pendant plusieurs minutes, son courage, son esprit bohème, et aussi la cause qu’elle défend, l’hébergemen­t des personnes âgées trans à Philadelph­ie, où elle vit aujourd’hui. Je souris. Il est évident que l’amour qu’il ressent pour elle est clair, profond. John Waters, un artiste qu’on pourrait à première vue classer parmi les “mâles cisgenres”, a exploité le corps d’une transsexue­lle pour un gag visuel dans une série Z il y a un demi-siècle, et ça a marché. Ça marche encore ! “L’ humour, dit John Waters, qui n’a jamais été boycotté. C’est comme ça que ça passe. Tu y vas, tu ridiculise­s l’adversaire, c’est lui qui se sent stupide. Et c’est toi qui gagnes.”

*soit le courant démocrate américain de centre gauche social.

PAGE DE DROITE : Vêtements, perso.

PAGE PRÉCÉDENTE : Veste, LOUIS VUITTON. Le reste, perso.

PAGE D’OUVERTURE : Veste et pantalon, DRIES VAN NOTEN. Chemise, perso.

COIFFURE ET MAQUILLAGE : Cheryl Kinion. ASSISTANTE PHOTO : Amina Hassen. REMERCIEME­NTS À The Ivy Hotel, Baltimore.

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