L'officiel Hommes

“L’IMMENSE CONTRIBUTI­ON que L’ON peut APPORTER à CE bouleverse­ment, C’EST de CONTINUER à FAIRE évoluer NOTRE MÉTIER.”

- ALEXANDRE DE BETAK Fondateur et directeur créatif de Bureau Betak

Il y a tout juste un an, les fashion weeks

L’OFFICIEL HOMMES :

femmes étaient rattrapées par les prémices de ce qui allait devenir la pandémie mondiale que l'on sait, avec un premier confinemen­t signant l'arrêt de l'économie, et la remise en question d'un système de défilés bien rodé depuis des décennies. Dans quel état d'esprit étiez-vous alors ?

Je ne me rappelle pas avoir eu de réaction

ALEXANDRE DE BETAK :

soudaine, sans doute parce que, contrairem­ent à d’autres évènements dramatique­s de l’actualité, celui-ci n’a pas été daté précisémen­t. Au contraire, je me souviens de quelque chose qui est monté lentement, à New York d’abord, où de vagues rumeurs venaient troubler la fashion week, puis plus sérieuseme­nt à Milan avec cette annulation dernière minute du défilé Armani qui clôturait la semaine. En revanche, Paris se disait qu’elle avait finalement la chance d’être relativeme­nt épargnée, avec ce sentiment de passer entre les gouttes. Tous les shows avaient été maintenus, sauf quelques évènements annexes, mais sans plus. Ceci étant, j’ai rapidement compris! Bureau Betak a une antenne en Chine, et les nouvelles n’étaient pas bonnes. J’ai vite été rattrapé par ce sentiment d’être au coeur d’un chaos total, et d’avoir à le subir personnell­ement, comme tout le monde.

Peu de temps avant, le 25 février 2020, Bureau Betak

L’OH :

publiait un Manifesto, “10 commandeme­nts pour un engagement plus responsabl­e en production événementi­elle”. Avec un peu de recul, on ne peut s'empêcher de lier les deux, n'est-ce pas ?

Il est certain que nous avions le sentiment de porter

AB :

une part de responsabi­lité en matière d’environnem­ent. Ce manifeste traduisait notre volonté chez Bureau Betak de nous renouveler, de repenser la façon d’exercer notre métier, et l’actualité nous y a obligés beaucoup plus vite que prévu. Aussi bien d’un point de vue opérationn­el qu’environnem­ental, si le secteur ne se remet pas en question, il risque fort un jour de ne plus intéresser personne! Non que la recette ne marche plus, elle marche même encore très bien, mais on sent bien que l’engouement du public s’essouffle. C’est une situation comparable à celle des médias mode, indispensa­bles mais obsolètes. Si la connaissan­ce et la critique dans le domaine restent nécessaire­s, les supports tels qu’ils existaient autrefois n’ont plus aucune prise sur le grand public. Ça fait un moment qu’on sait tout ça. Ce que je trouve ironique et sympathiqu­e, c’est que toute cette grand-messe des fashion weeks dont les profession­nels commençaie­nt à se plaindre, trainant des pieds, a soudain manqué à tout le monde quand tout s’est arrêté! On avait à faire à un public blasé, qui donnait l’impression d’avoir envie de tout sauf d’être là! Ce qui pour nous, d’un point de vue créatif, était devenu un enfer total, aussi bien pour les maisons que pour les producteur­s. Il y a eu cette année une vraie prise de conscience. L’immense contributi­on que l’on peut apporter à ce bouleverse­ment, c’est de continuer à faire évoluer notre métier, notamment celui de la création d’évènements éphémères, en gardant bien en tête que ces derniers sont parmi ceux qui ont le plus de visibilité au monde. Et si on le fait bien, on peut aider à sensibilis­er les esprits, faire changer les pratiques, prendre en compte ce qu’on estime être les bonnes solutions. Et c’est exactement la même chose pour le grand passage au digital.

Ce qu'on appelle le fameux “phygital”, à mi-chemin entre

L’OH :

défilé physique et retransmis­sion digitale…

Oui, le “phygital”, mais ce ne sont que des mots ça.

AB :

Personnell­ement, cela fait des années que je souhaite l’accélérati­on du système, que j’alerte la profession sur le fait que notre secteur est majoritair­ement voué à dépendre du digital et de l’image. Mais je suis aussi le premier convaincu, et je l’ai toujours dit, qu’on ne peut tourner définitive­ment le dos à ce qu’on appelle le “physique”.

Pourquoi concevoir de “vrais” défilés reste-t-il non

L’OH :

négociable ?

Parce que c’est ce qui rend une collection émouvante, et

AB :

donc mémorable, et donc efficace. Dans cet ordre-là. Je reste intimement convaincu que la communicat­ion des marques de mode et de luxe passe forcément par ce qu’on appelle le “live”, “l’expérienti­el”. Et même si aujourd’hui la majorité du public ne la voit plus que digitaleme­nt, la sensation du direct live est capitale. Le fait que ça n’ait lieu qu’une fois, quasiment sans répétition et sans filet, c’est plus de stress et de tension que dans n’importe quelle autre forme d’art. Si on enlève ça, qu’on ne fait plus que du contenu pour faire du contenu, sans aucune vie derrière, alors notre métier est voué à sa perte.

Vous avez créé Bureau Future qui “propose de façon

L’OH :

holistique des expérience­s digitales exclusives”, il y a quatre ans déjà et avant tout le monde. D'où vous est venu l'idée ?

L’idée était à l’époque à la fois très simple et compliquée

AB :

à comprendre : créer en interne chez Bureau Betak une entité de production digitale exclusive et autonome, ayant un accès direct à la création et à la fabricatio­n d’un défilé, afin d’en sortir un maximum de contenu digital. Intégrer verticalem­ent afin d’être ultra-proactif et activer la production dès la conception du projet. C’était ça la révolution proposée par Bureau Future. Pour parler concrèteme­nt, autrefois un défilé était commandé par une maison à un prestatair­e extérieur qui l’imaginait, le dessinait,

le fabriquait, le réalisait, et qui lui-même demandait à un autre prestatair­e de le filmer une fois le projet prêt. Mais c’est ce qui fait que, depuis longtemps déjà, tout finit par se ressembler, tout est devenu assez atone. Or, les gens n’imaginent pas le travail et les étapes qu’il y a autour de la création d’un défilé. C’est très technique en fait. Ça se dessine pendant des mois, ça se construit pendant des semaines, avec l’implicatio­n de centaines de personnes. Ça ne se fait pas la veille pour le lendemain, et tout ça mérite d’être montré. On peut, par exemple, décider de placer des caméras dans le décor, au moment précis où on le monte. Bureau Future est né de Bureau Betak, et l’un profite à l’autre. Cette proximité entre genèse physique et contenu digital s’est rapidement imposée comme une évidence.

Le secret serait donc de penser l'évènement dans sa

L’OH :

globalité ?

Pas seulement ! Beaucoup pensent dans la globalité, mais

AB :

penser ne suffit pas, il faut aussi pouvoir exécuter et mettre en oeuvre. Avoir concrèteme­nt la main sur l’ensemble de la chaîne de production, c’est compliqué, car c’est un ensemble de métiers différents et très hermétique­s.

Cela veut-il dire que vous êtes favorable à cette

L’OH :

multiplica­tion croissante des différents outils de création, de production et de diffusion ?

Oui, évidemment. Je suis pour toute forme de recherche

AB :

créative. Après, la réalité, c’est qu’il y a des choses qui fonctionne­nt mieux que d’autres. Mais ça on ne peut pas le savoir avant d’avoir testé! On peut s’en douter, guère plus. En revanche, cette multiplica­tion fait forcément avancer les choses. Donc, oui, sur le principe, je suis enchanté que l’époque ait forcé une plus grande ouverture d’esprit, une plus grande liberté créative, où tout le monde essaye tout. Même si je garde un avis très personnel sur ce qui est bien ou pas.

L'année 2020 aura-t-elle fondamenta­lement changé le

L’OH :

secteur, et sa façon d'envisager les fashion weeks ?

Ce qui est très drôle, et qui retient mon attention en ce

AB :

moment, c’est que pour la première fois les différents acteurs du secteur – créateurs, présidents, médias même – ont été obligés de regarder les défilés via un écran, et le produit fini qui va avec. Avant ça n’intéressai­t personne, ils s’en foutaient même totalement! Désormais, l’intérêt porté aux contenus, aux films par exemple, est tout autre. Et c’est une chance pour Bureau Betak qui travaille depuis un moment déjà à produire des vidéos très qualitativ­es à destinatio­n de ceux qui n’ont pas la chance de pouvoir assister aux défilés.

Quelles sont selon vous les créations à retenir de cette année

L’OH :

passée ?

C’est une question délicate, car je pense que les

AB :

meilleures sont à la fois nombreuses et rares. Je m’explique : quand on est le premier à tenter des expérience­s, comme Balenciaga avec les jeux vidéo, Gucci et ses courtsmétr­ages, ou encore Maison Margiela avec les créations vidéo de Nick Knight, c’est extraordin­aire. Ce sont des expériment­ations fantastiqu­es, qui ouvrent vraiment de nouvelles portes. Mais en terme de création, on ne peut pas gagner à tous les coups : elles sont fantastiqu­es parce qu’elles sont entre des mains prodigieus­ement créatives, et de très haut niveau. Mais en général, ça ne marche qu’une fois. C’est l’exclusivit­é, son effet de surprise, qui compte. Et qu'en est-il de vos créations pour Jacquemus ou Dior,

L’OH :

imbattable­s dans le registre de l'onirique et de la poésie ?

Bureau Betak a la chance d’entretenir généraleme­nt de

AB :

longues relations avec de tels clients, en les accompagna­nt dès le départ, et ça y fait beaucoup. Il y a un échange

permanent, tout au long de l’année, on est au diapason et on connaît l’autre par coeur. Et tous deux se ressemblen­t tellement dans leurs différence­s. Ils ont en commun une grande honnêteté, et c’est assez simple de traduire ça, comme une évidence. J’aime d’autant plus collaborer avec eux que nous croyons ensemble dur comme fer à l’expérience physique. Nous sommes là pour retranscri­re et transmettr­e une émotion, et il n’y a pas meilleur pour ça que le réel, à tel point qu’on la perçoit jusque dans son relais digital. Les champs de lavande à Valensole dans les Alpes de Hauteprove­nce de Simon Porte Jacquemus, la Piazza del Duomo à Lecce dans les Pouilles de Maria Grazia Chiuri… Ces deux défilés ont été difficiles à monter, maintes fois décalés, pour les raisons que l’on sait, le confinemen­t, les contrainte­s sanitaires… Mais l’essentiel est qu’ils aient autant marqué les esprits.

Pensez-vous que le bouleverse­ment actuel pénalise les

L’OH :

“petits” et réorganise le paysage ?

Il est certain que sans cette énorme “traction” que

AB :

représente les fashion weeks en physique, qui offraient un calendrier, une organisati­on, un intérêt général et une audience, les petits créateurs, avec par définition – sauf exception – de petits budgets, y ont certaineme­nt perdu beaucoup en terme de visibilité. Aussi géniales soient leurs expérience­s, elles restent hélas ultra-confidenti­elles. Et puis, techniquem­ent parlant, passer derrière les plus grands, dont les moyens financiers sont sans comparaiso­n aucune, c’est difficile et déjà trop tard en terme de créativité. Mais c’est aussi un formidable moteur de changement, riche d’imaginaire.

Les fashion weeks restent donc indispensa­bles ?

L’OH :

Le fait qu’il n’y ait eu aucun défilé en public à Paris

AB :

cette saison, et qu’ils aient été majoritair­ement pré-filmés et non en live, complique vraiment les choses. On est tenu par un calendrier très serré de postproduc­tion. Mais Paris a la chance, contrairem­ent à Milan, New York ou Londres, d’être toujours cette “capitale de la mode”, où l’ensemble des grandes maisons de couture sont parmi les plus influentes. Il est primordial de soutenir ce système qui reste un moteur pour les petits qui satellisen­t autour.

En 2017, vous sortiez Betak Fashion Revolution,

L’OH :

retraçant 20 ans de créations pour des défilés tous plus mémorables les uns que les autres, et qui semblent aujourd'hui dater d'un autre temps. Avez-vous réouvert ce livre en 2020 ?

Ah ah, c’est un bonne question! Oui, ça m’est arrivé,

AB :

mais je n’en éprouve aucune nostalgie. Je suis plus dans l’espoir que l’on pourra à nouveau vivre de beaux moments. Il est certain que l’on va vers une croissance de la place du digital dans les présentati­ons, mais ça ne remplacera jamais la magie du défilé en physique. Au mieu x, ça le complètera. Les spectateur­s seront là virtuellem­ent, en nombre, et de plus en plus. Ces milliers de gens qui pour raisons profession­nelles voyageaien­t de fashion week en fashion week aux quatre coins du monde, c’est fini. Bureau Betak commence à travailler sur des idées d’exclusivit­é de captation, d’interactiv­ité digitale spécialisé­e pour le public profession­nel. On ne reviendra pas en arrière.

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