L'officiel Voyage

BOTSWANA, LA SYMPHONIE DES ANIMAUX

- PAR NICOLAS D’ESTIENNE D’ORVES

“Voyager, c’est s’étonner, sinon le voyage n’est plus qu’un déplacemen­t”, disait Paul Morand. Au Botswana, l’étonnement est immédiat. Ce pays à peine plus grand que la France, et dont la population est inférieure à celle de Paris, enchante à chaque instant.

Après avoir gagné Johannesbu­rg puis Maun, au nord du pays, nous voilà dans un aéroport qui aurait séduit Tintin. Ici attendent des dizaines d’avions-taxis reliant les zones les plus inaccessib­les du pays. On éprouve le frisson d’indiana Jones à grimper dans l’un de ces coucous de onze places, plus exigus que des coquillage­s, où l’on se plie pour des sauts de puce aériens. Depuis les nuages, on comprend l’extraordin­aire platitude du Botswana. Une immense plaine à perte de vue, où s’imbriquent des arabesques de broussaill­es et lagunes : bienvenue au delta de l’okavango. Cette rivière née des hauts plateaux d’angola disparait, tel un spectre, dans le désert du Kalahari. Son delta est une merveille naturelle autant qu’un mystère : “le fleuve qui ne trouve jamais la mer” est une rivière fantôme, comme si la Camargue épousait le Sahara. De cette constellat­ion de ruisseaux, lagons, étangs, naît une faune prodigieus­e, véritable aperçu de l’éden. On est toujours bouleversé par la découverte des sites qui nous ont précédés. Ils rappellent que nous sommes dépositair­es du monde. Nous passons, ils restent. Aussi soyons humbles et rendons à la nature ce que nous lui devons : le respect.

Ce respect, le Belmond Khwai River Lodge en est un symbole : il fut fondé en 1968, à l’heure où l’on comprenait (enfin !) qu’il fallait admirer les bêtes, et non les empailler. Pionnier parmi les lodges de safaris photo, il possède un charme nostalgiqu­e et cosy. Sauter en jeep pour aller siroter un Gin-tonic alors que le crépuscule enflamme un étang où s’abouchent des hippos : qui dit mieux ? Une ivresse globale envahit l’âme et l’on voudrait étreindre la nature… au risque de se faire dévorer. Car ne nous y trompons pas : ici l’homme n’est que funambule. Un pas de travers et c’est le coup de dent ! “Gare aux babouins !”, avertissen­t les gardes, qui vous escortent jusqu’à votre bungalow, sous la pleine lune. Nuit comme jour, éléphants, léopards ou simiens traversent les allées avec la nonchalanc­e de l’indigène qui se sait chez lui. Et l’on se prend à avoir le coeur battant, lorsqu’on brave l’interdit et parcourt, seul, les cent mètres qui séparent de la réception. Lors, depuis les (immenses) lits des lodges, à travers les murs de toile épaisse, on entend respirer la grande nuit africaine : feulements à deux pas, cris des hippos, grenouille­s qui cancanent…

Armée d’éléphants

Il ne s’agit pourtant pas de faire la grasse matinée ! Le premier “game drive” vous emmène dès 6 h du matin au coeur de la brousse, et c’est une gifle de couleurs, de parfums, de contrastes, d’images enivrantes. D’abord cette odeur entêtante de la sauge sauvage, dont les buissons abondent et rappellent l’âcre fumet des fauves. Ensuite, seules surrection­s de ces plateaux infinis, ces termitière­s qui s’élancent vers le ciel, comme des Giacometti ou des moaïs. Et puis, peu à peu, naissant de l’aube pour se dévoiler aux regards, aux objectifs, aux jumelles : les animaux.

Devant nous paissent cinquante zèbres. “Ils sont l’animal emblématiq­ue du Botswana”, chuchote le guide, car ils symbolisen­t l’harmonie – si rare en Afrique – des Noirs et des Blancs. Toute l’arche est bientôt là, regorgeant de diversité, de formes, de férocité. Les babouins, avec leur joviale indécence. Les girafes, aux mouvements câlins, glissant parmi les feuilles. Ces hippopotam­es qui pullulent, parfois en piles, escouades de sirènes préhistori­ques. Et puis ces éléphants, tout le temps, partout ! Non content de posséder la première communauté animalière du continent africain, le Botswana abrite également la plus grosse population d’éléphants : on en compterait près de 150000. Il faut les voir s’asperger de boue comme on se couvre de crème solaire, avec leurs trompes contenant six litres d’eau ! Et lorsqu’ils surgissent des buissons – deux, puis dix, puis trente ! – on songe (non sans emphase) aux armées d’hannibal dans La Trebbia de Heredia : “On entendait au loin barrir un éléphant”. Bien plus difficiles à dénicher sont les félins. Avec eux, tout est affaire de moment. Comme dans Le Désert des Tartares, on attend. Quoi donc ? Nul ne sait mais l’on espère, avec une foi de pèlerin. “Une lionne a été vue de l’autre côté du lagon”, murmure le guide en tournant son volant. Et nous voilà brinquebal­és, l’oeil aux aguets, décryptant les buissons comme autant de hiéroglyph­es. L’attente se révèle fructueuse : deux guépards paressent dans les hautes herbes ; une lionne allaite son petit ; un léopard course une oie… qui pourtant lui échappe.

Orchestre de brousse

Après Khwai River et un nouveau saut de puce en avion, nous plongeons plus avant dans le détroit de l’okavango et nous rallions le Belmond Eagle Lodge, la perle du groupe Belmond en Afrique. L’arrivée est célébrée par un éléphant qui presse son front contre le marula tree, arbre phare du Botswana, pour en faire choir ses baies qui donnent le premier alcool national (une manière de Baileys doucereux mais séduisant). On dit d’ailleurs que les pachyderme­s s’en saoulent et titubent !

Eagle Lodge est une sorte d’amphithéât­re géant, où d’exquises cabanes individuel­les sont disposées en demi-lune, faisant face à la savane comme Adam contempler­ait la Création. La nature est là, immédiate, offerte, comme le fruit sur l’arbre. Pour peu, les éléphants viennent goûter votre café, les babouins chiper vos biscuits, les buffles humer vos pantoufles, les zèbres boire à votre piscine privée. Et ces antilopes qui broutent, avec une élégance de ballerines.

Ici tout célèbre les noces de la sauvagerie et de la civilisati­on. Un fantasme que l’on n’oserait qualifier de colonial, car ces temps sont révolus. Mais un sens de l’accueil, du service, et un confort rêvé pour découvrir l’éden depuis le plus doux belvédère. Bien sûr, on songe à l’exotisme suave d’un Pierre Benoît, à L’enfant d’éléphant de Kipling, aux affiches de Cassandre, à Blake et Mortimer, mais Belmond ne propose pas un voyage dans le passé, une exploratio­n nostalgiqu­e. Au contraire, c’est l’immersion dans un présent permanent : la nature brute d’un monde inviolé. L’afrique, c’est un passé commun qui doit être notre avenir. Bêtes, hommes et dieux respirent à l’unisson pour chanter un équilibre si ténu qu’il faut préserver. La concession étant privée, tout est possible : survoler la brousse en hélicoptèr­e, guetter les hyènes sous la lune (charognard­s surnommés les “chevaux des sorcières”), marcher dans la savane, à l’aurore, pour scruter le réveil des choses… Arrive le highlight du séjour : un concert classique en pleine brousse ! Cinq musiciens du très célébré London Philharmon­ic Orchestra (lequel a enregistré, entre autres, les B.O. de Lawrence d’arabie et du Seigneur des anneaux) sont venus jusqu’au Botswana. Ces artistes sont aussi surpris qu’émerveillé­s d’être ici. Leur seule expérience de la musique en pleine nature se déroule chaque été, dans l’écrin si British du festival de Glyndebour­ne. Mais du cottage à la brousse il y a un gouffre, que ces cinq instrument­istes à vent ont franchi avec une gourmande allégresse. Et voilà le quintette en frac, attifé comme pour la fosse, qui se prête au jeu du contraste et accepte de poser devant les hippopotam­es. Ce soir aura lieu le concert, mais pour l’instant ils répètent face aux bêtes, comme si l’arche de Noé disposait d’un orphéon.

Fraîche férocité

Effarement des animaux, qui se laissent pourtant séduire et observent les instrument­s en se demandant si ceux-ci pourraient trancher ou canarder. Mais non : le basson n’est pas un fusil et la clarinette est sans barillet. Aussi les hippos scrutent-ils les chambriste­s avec une circonspec­tion courtoise, peu à peu séduits par les notes. Après tout, Camille Saint-saëns leur rendait hommage avec ce Carnaval des animaux qui a toujours fait les beaux soirs des mélomanes en culottes courtes. Et lorsque les happy few de l’eagle Lodge l’entendent, le soir-même, sur la terrasse du bar, à l’heure du couchant, chacun reconnaît ce classique absolu et fredonne, bat du pied, hoche du chef. Spectacle gourmand que ces musiciens jouant la musique d’out of Africa, le concerto pour clarinette de Mozart ou la superbe Summer Music de Barber, tandis que le soleil s’abîme dans leur dos… De ce concert on voudrait fixer chaque instant ! Le vent qui fait tourner les partitions, jusqu’à ce qu’une bonne âme se précipite pour les coincer avec une pince à linge; le hautbois qui a le soleil dans l’oeil; ce babouin qui longe l’orchestre, s’étonne, puis hausse les épaules et se régale d’une bouse de buffle. Enfin ces trente éléphants qui se découpent soudain dans le crépuscule et viennent boire à la rivière. La vision est si belle qu’on la croirait faite exprès. Mais non : aucune astuce, ici.

Nous ne sommes pas chez Pinder. Il s’agit simplement de cette bouleversa­nte syntonie des choses, qui voit l’ouïe s’unir à la vue pour ce qui reste le plus inoubliabl­e des récitals. “Ce que nous demandons à l’afrique, écrivait encore Morand, c’est de nous faire comprendre ce que fut le monde au temps de son innocence, de sa fraîche férocité.” Dont acte.

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