LES FÊTES DU TRÔNE
Le Caca's Club est officiellement très fier d'être l'invité du millième numéro de L'officiel. Je le dis en toute officialité. En tant que Président à vie, il est difficile pour moi d'avoir la moindre objectivité sur cette société secrète qui saoula plusieurs centaines de garçons et filles des beaux quartiers de Paris dans les années 1980. Pendant longtemps, à cause de ce club de fêtards privilégiés, j'ai traîné une réputation de gosse de riches, de tête à claques, de blouson doré, de petit con, de fils à papa. Feuilleter cet article vous montrera à quel point je l'ai cherché et mérité: j'ai toujours pensé qu'une mauvaise réputation valait mieux que pas de réputation du tout. Il est vrai que j'avais deux gros défauts à 20 ans : j'étais snob et obsédé sexuel. Le Caca's Club a comblé une double frustration. Rien que pour cela, je ne regrette rien. J'ajoute que j'ai conservé précieusement ces deux défauts, qui se sont même aggravés avec l'âge.
Plus de vingt ans après la fermeture du Caca’s Club, un livre retrace cette expérience dadaistes orchestrée par une bande d’anarchistes mondains.
Quand la nuit était plus folle…
De sous une pile humaine, il m'est arrivé d'invoquer le Seigneur, de demander qu'il me laisse la vie sauve au milieu d'un chaos absurde et joyeusement suicidaire. C'était lors d'une Bostella, la transe inventée par le journaliste Yvan Honoré Bostel, dans les années 1960 chez Castel, et devenue l'hymne du Caca's Club. Cette danse, “alternance de joie et de peine”, de pogos collectifs et de “moulon” humain (en gros un tas de gisants au sol), je la pratiquais avec zèle. Le premier à se jeter au sol (moi, souvent) se recevait le poids des autres, bêtes de somme alourdies par l'ivresse. Dans une Bostella au Caca's, dont c'était le moment d'acmé, même la plus gracile hétaïre faisait le poids d'un rugbyman.
LE CLUB DES CONS ATTACHANTS
Mais que dire ? Respirer était facultatif au Caca's Club, ou pouvait être remis à plus tard. Aucun texte, aussi Salingerien, Houellebecquien ou Warholien soit-il, ne peut à ce jour rendre compte de l'électricité sauvage et sudoripare qui s'emparait de ces tribus de jeunes gens bien nés. Ils étaient lâchés dans le Castel ou le Régine's de leurs parents, pour s'y venger de l'ennui de leur naissance à coups de comas éthyliques, de virées à l'hôtel-dieu et d'incestueuses pelles sans avenir. En se présentant dès le départ comme une parodie régressive des clubs patrimoniaux, des sanatoriums aristos, mélange d'association catholique et de fan-club du Pétomane, le Caca's Club a d'emblée découragé toute pulsion d'historien. Le Caca's, c'était la volonté de vivre un présent saturé, distordu, insensé et voué à son propre oubli. Le contraire, donc, de ce qu'implique le statut d'héritier plein d'avenir, qui était celui de 95 % des membres. “Nous pensions que la nuit allait nous permettre de ne pas devenir nos parents”, dit Frédéric Beigbeder, dans l'un des textes du livre consacré à sa création diabolique*. En deux mots, le Caca's Club, ou Club des analphabètes cons mais attachants, était une “association” créée par Frédéric Beigbeder, Charles de Livonnière, Guillaume Rappeneau et leurs amis d'enfance. Nul ne saurait mieux résumer l'objet de cette “structure” que le “Président Beig”, homme de formules passé par la publicité: “Un cercle rassemblant deux-cents personnes pour des fêtes itinérantes, qui n'était en réalité rien d'autre qu'un rallye parallèle, un anti-rallye, déguisé en fraternity.” Pendant quelques années, les soirées du Caca's Club ont rempli nos existences de casatchoks, d'alcool et de choses irrachetables. Irrachetables parce qu'inracontables…
Car comment confesser ce dont on ne se souvient pas ? Oublier le Caca's c'était comme “Leaving Las Vegas”: “J'aurai passé la première moitié de ma vie à essayer de faire oublier le Caca's, et la seconde moitié à tenter de m'en souvenir”, dit encore l'auteur des Mémoires d'un jeune homme dérangé. Et même si elles furent, quoi qu'en dise le maître, l'humus de sa vocation d'écrivain primé (combien des habitués furent ses premiers personnages), les soirées du Caca's n'avaient de sens et de narration que par les photos que certains en prenaient, car le présent y semblait bouillir de l'intérieur, s'y asphyxier de lui-même. Vanessa saignait du genou, Mathieu s'était pris une table en faisant le taureau de corrida, le pantalon de Fabrice avait pété pendant un sirtaki, Philippe scratchait avec son pénis, Jean s'était perdu dans les rues avec son déguisement d'évêque, les parents de Guillaume s'étaient vu refuser l'entrée, les cheveux de Pat avaient pris feu, une galoche collective commençait au foyer… Ce genre de choses, dans le désordre et toutes en même temps. Une sorte de jaillissement spontané et ininterrompu d'événements, à peu près comme dans un bouillon de culture vu au microscope, ou dans une prison brésilienne dont toutes les portes se seraient soudain ouvertes, libérant assassins et violeurs en pleine jungle amazonienne. Le Caca's était à proprement parler, et au
sens mathématique du terme, une catastrophe, survenant dans un espace-temps aux dimensions très floues. À ceci près qu'il n'existe que sept types de catastrophes dans la théorie du même nom, et que la palette des soirées était un peu plus étendue.
DES PARTIES PASSÉES à LA POSTÉRITÉ
Ce que peut-être certains retiennent, c'est ce sentiment que, ces soirs de fête, le monde semblait de nouveau fraîchement créé, dans sa sensualité, dans sa violence et dans sa drôlerie. Ça durait quelques heures et ça se terminait par un sommeil de plomb sous une banquette de boîte, un square de Saint-germain ou les bras d'une amie d'enfance. On peut sociologiser (le monde d'après la fin des idéologies, etc.), marxiser (ah! l'ennui des classes aisées, de ces jeunes gens qui naissent finis) ou proustiser (retiens la nuit), ce qui est arrivé au Caca's est enfermé à jamais dans la mémoire moléculaire de quelques fibres d'étoffes de smoking ou de taffetas de robes de bal déchirées, et n'en sortira plus. Tout comme ne reviendront pas ces moments, ces danses et cet excès. De meilleurs moments, sans doute, ne tarderont pas à se proposer à nous, ou à d'autres, qui ont le coeur que nous avions. En pensant à ces moments qui avaient infusé le reste de nos nuits pendant longtemps (passer par les toits, sortir des placards nus ou harmoniser une robe à une barbe étaient devenus des habitudes), j'ai envie de dire à tout le monde, politiques, révolutionnaires, visionnaires de la start-up ou de Dieu sait quelle ânerie puant le neuf : lisez ce poème de D.H. Lawrence, A Sane Revolution… “Si vous faites une révolution faites-la pour vous amuser. Ne la faites pas avec un horrible sérieux … Ne la faites pas pour de l'argent Faites-la et damné soit l'argent. Ne la faites pas pour l'égalité Faites-la parce que nous avons trop d'égalité et que ce serait drôle de renverser le panier de pommes et de voir de quel côté elles iraient rouler…”
Ces soirs de fête, le monde
semblait de nouveau fraîchement créé, dans sa sensualité, dans sa violence
et dans sa drôlerie.