L'officiel

Heaven on Earth

Portrait des fondateurs d’heavensake, trois trublions résolus à donner au saké ses lettres de noblesse en Occident.

- PAR EMMANUEL RUBIN

Si la vertu de la nuit est d’ouvrir à l’intrigue, alors cette nuit précise n’a pas manqué d’exciter. De mémoire de noctambule, avouons-la même parmi les quelques vraiment déroutante­s qu’il ait été donné de fréquenter. Cathédrale américaine de Paris, un certain soir de mars… L’invitation annonce le lancement du second opus d’heavensake, iconoclast­e saké franco-nippon en passe de s’inscrire, en deux petites saisons, du côté des nouveaux totems de la drink culture. Plaisant prétexte à la sortie certes mais, ce soir de mars dernier, il y avait comme un supplément. Comme si l’esprit venait trinquer au spirit. La nuit soudain plus magnétique, les codes soudain gentiment bousculés ! On attendait le raout mondain parmi tant d’autres, les verres qui fusent, la nuit qui file jusqu’à ce joli public enfilant, dans le même instant, un masque antipollut­ion, jusqu’à ce bonsaï géant crucifié à l’autel du changement climatique, jusqu’à Massimo Vitali, pointure de photograph­e italien perché à cinq mètres au-dessus du sol pour shooter cet instant collectif… Où étions-nous? Au vif d’une performanc­e arty ? En pleine session activiste ? Ailleurs,

plus loin? En quittant la Cathédrale aux morsures de l'aube, un minimum de curiosité commandait de se demander qui donc se cache derrière la jeune saga Heavensake? Et de découvrir des personnali­tés inattendue­s, mélange d'audace et d'énergie : Carl Hirschmann, Étienne Russo, Benjamin Eymère. L'entreprene­ur, le créatif et le stratège. Rencontre avec l'équipée au presque complet.

Carl Hirschmann, vous êtes à l'origine d'heavensake. Est-ce en se rasant le matin ou en se couchant très tard le soir, que l'on décide de créer une marque de saké ?

Carl Hirschmann : Pas vraiment ! L'histoire est, je le crois, plus singulière. Je vivais une période délicate. Mon père venait de disparaîtr­e et j'éprouvais le besoin d'assainir ma vie, ne plus boire ni alcools, ni sodas, ni autres saloperies. Pour autant, lorsque tu arrêtes ce genre de choses, tu perds quand même du plaisir. Au même moment, je rencontre des maîtres du ju-jitsu brésilien, ils me coachent, je redécouvre mon corps, une certaine hygiène de vie, un réel mieux être. Boire une simple bière devient une horreur, relève de la douleur physique mais, là encore, je me sens toujours en décalage, en manque de ces voluptés qui font aussi la vie un peu plus belle. Et puis, il y a ce dîner avec un ami qui me fait goûter un saké. La soirée est belle, quelques verres y passent et j'en sors sans mal au crâne, sans aigreur. Pour moi, le saké était une sorte d'improbable alcool de cantine asiat' mais, cette nuit-là, il prend une autre dimension…

Mais encore ?

Carl : Disons qu'il m'interpelle! Je réitère l'expérience. Et là encore, une soirée de plaisir mais sans plus d'agression. J'enquête gentiment et je découvre un alcool trois fois moins acide que le vin, sans sulfates, sans adjonction­s. Un alcool nature !

Un anti-alcool en quelque sorte ?

Carl : Bien sûr que non mais, et pardon pour le paradoxe, un alcool plus vertueux que les autres !

Admettons, mais d'ici à vouloir créer sa propre marque, il y a tout de même une audace qui ne s'explique que par l'ivresse ou par…

Carl : … ou par le fait qu'à me resocialis­er, qu'à ressortir la nuit, je m'aperçois que le saké n'existe pas. Ou si peu, si mal. Pas un flacon dans les clubs, à peine dans les bars et rarement dans les restaus. J'en arrive même, à l'époque, à commander mes propres bouteilles pour les faire livrer dans mes adresses fétiches. C'est de ce manque, de ce vide qu'heavensake commence.

Justement, pourquoi ce nom, Heavensake ?

Carl : Peut-être parce que les belles histoires commencent toujours par un joli nom. À cette époque, plus je me plonge dans la culture saké, plus les mots de pureté, de légèreté, de nature reviennent. Un peu comme un écrivain qui écrirait son livre en commençant par le titre…

Reste qu'un titre ne fait pas un roman, un nom ne suffit pas à construire une marque…

Carl : Bien sûr! Et, sans vraiment chercher à convaincre, je partage ce qui n'est alors qu'anecdotiqu­e et intuitif avec quelques amis. Le premier, Benjamin Eymère, directeur général des Éditions Jalou. Un mec de réseau mais surtout un mec qui a compris que tout était média à condition de lui donner sens et énergie. Pour lui, un saké peut devenir un média… Il me réplique aussi sec : “Tu cherches un partenaire ?” Et, dans la foulée, me parle d'étienne Russo, que je ne connais que précédé de sa réputation créative : le scénograph­e culte des fashion weeks.

Et c'est là que vous, Étienne Russo, entrez dans la danse…

Étienne Russo: Je vous passe le pourquoi du comment, mais je rencontre Carl à Ibiza. Il me parle d'heavensake et, aussitôt, l'étincelle ! J'ai vécu au Japon dans les années 1980, hypnotisé par l'esthétique et le mental de ce pays, saké compris. J'ai aussi vécu, en orchestran­t des clubs, le ré-enchanteme­nt de la vodka. L'idée de Carl m'a alors paru un champ des possibles formidable­s… Et j'ai rejoint l'aventure.

Aventure à la limite de l'aventureux lorsque vous décidez de créer un saké franco-nippon. Comment vous est venue cette idée assez improbable ?

Carl : Tout à la fois l'originalit­é et la légitimité! Le Japon possède les plus belles maisons de saké. Des maisons ancestrale­s, soucieuses de leur savoir-faire et de leur terroir. Des maisons qui n'attendent rien et surtout pas des leçons de petits malins opportunis­tes. En revanche, le saké n'a pas fait sa révolution. C'est un grand alcool mystérieux, finalement assez peu diffusé dans le monde et dont l'image auprès du public ne correspond pas à sa vérité.

Étienne : L'envie, c'était de faire entrer le saké dans le contempora­in. Le confronter à un autre public, à d'autres lieux, d'autres modes de consommati­on. En faire un alcool monde !

De là à créer un saké francojapo­nais… Comment la France est arrivée dans cette histoire ?

Carl : L'époque est transversa­le et c'est une vraie richesse. La France a le culte du goût, elle a inventé l'art de vivre. Le Japon cultive lui aussi ces mêmes qualités. Heavensake est une passerelle entre ces deux cultures, une sorte de boisson fusion.

Étienne : On a d'abord voulu produire notre saké en France. Le saké, c'est du riz, de la fermentati­on et de l'eau. Pour l'eau, on s'est retrouvé du côté du lac d'évian. Pour accueillir la brasserie, on a visité des

hangars à Pantin et c'est dans l'un d'eux, immense et vide, qu'on a su que le projet commençait à virer irréaliste.

Carl : On a repris depuis le début et c'est là qu'on a compris l'importance de la légitimité. Le saké est une sorte de vin de riz et la France a un formidable savoir-faire en la matière. En analysant le processus de fabricatio­n du saké, un ami commun lui a trouvé des similitude­s avec le champagne. Benjamin Eymère avait pas mal de contacts dans ce milieu et, de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés face à Régis Camus, maître de chai chez Piper-heidsieck. Une légende du champagne !

Mais encore… Une légende du champagne, ça ne fait toujours pas un saké ?

Carl : Sauf si une légende du champagne dialogue avec une légende du saké. Nous sommes allés au Japon, nous avons eu le privilège d'être reçu par la maison Dasaï, que l'on a convaincue de collaborer sur notre premier opus.

Les Japonais sont pourtant réputés très soucieux de leur tradition. Cela n'a pas dû être si facile d'emporter la conviction…

Carl : Exact! Notre philosophi­e reprenait celle du champagne qui est un vin d'assemblage. Nous voulions oser la même chose avec le saké. Je crois que cela les a intrigués et que la réputation de la France, de la Champagne et de Régis Camus les a confortés pour, au moins, tenter l'expérience.

Un saké hybride en quelque sorte…

Carl : Plutôt une autre approche du saké. Les vrais grands sakés sont souvent virils. Avec Régis, nous voulions un saké plus souple, plus léger, plus féminin peut-être. C'est assez touchant d'imaginer dans sa tête une saveur, une sensation, et de la retrouver, quelques mois plus tard, exactement retranscri­te à la dégustatio­n.

Pas de grand alcool sans grand flacon! Dans sa forme, dans son bleu, celui d'heavensake bouscule gentiment les codes. Vous vous en êtes aussi mêlés ?

Étienne : Mieux que cela, on a failli exploser sur le sujet. Carl avait une vision de la bouteille. Une bouteille pure comme une goutte d'eau, élégante, intemporel­le. Une agence de création spécialisé­e s'est essayée à la retranscri­re avec du bien et du moins bien. En découvrant le prototype, j'ai émis des suggestion­s et là… Carl : Et là, c'est la crise. Je ne cède pas, lui non plus. Je dis alors à Étienne que je poursuis et que, fâché ou pas, je viendrai le voir lorsque le flacon sera abouti.

Étienne : On peut être ami dans la vie mais quand on commence à travailler ensemble, il faut trouver ses marques. Carl est revenu quelques mois plus tard avec la bouteille comme une évidence.

Un saké différent mais respectueu­x, une bouteille esthétique et iconoclast­e, et après ?

Carl : Après, c'est encore aujourd'hui. Pour moi, Heavensake est une boisson dans la modernité plus que dans la mode. Un alcool parmi les plus naturels, sans adjonction de sulfites. Un alcool qui plaide le boire mieux. Un alcool conjurant aussi deux formidable­s cultures. Ce qui commande de la raconter, de la partager de manière différente.

Étienne : Effectivem­ent, là encore, pensez différemme­nt. Ne pas chercher le rendement immédiat, s'inscrire dans la durée, ne pas perdre l'émotion, convaincre sans se renier, militer pour le “consommer mieux”, garder le festif de la chose sans le dénaturer… D'où les deux soirées qui ont accompagné le lancement de nos deux premiers sakés.

Des soirées que certains diront barrées. La dernière, en mars, dans une cathédrale autour d'une performanc­e artistique, pour ne pas dire militante avec ce bonsaï crucifié pour interpelle­r sur le devenir du climat…

Carl : Comme le dit Benjamin Eymère, “aujourd'hui tout est média”. Une soirée, une boisson peuvent aussi transmettr­e un message, réunir des gens autour d'une façon d'appréhende­r la vie comme le monde. J'ajouterai qu'un alcool, et Heavensake en est la preuve, est un élément culturel. De là, pourquoi ne pas le confronter à d'autres univers.

Étienne : Nous avons chacun mille activités à la minute. Heavensake parmi elles mais Heavensake dans sa différence. Il y a, depuis les débuts, quelque chose d'organique. Dans l'élaboratio­n de notre saké comme dans la manière de se battre pour en faire un succès. Comme surtout dans notre désir de préserver, dans le même temps, notre rencontre et cette aventure comme une création à part entière.

 ??  ?? Étienne Russo, Carl Hirschmann et Benjamin Eymère, les fondateurs d'heavensake.
Étienne Russo, Carl Hirschmann et Benjamin Eymère, les fondateurs d'heavensake.
 ??  ?? La soirée de lancement du deuxième opus d’heavensake immortalis­ée par Massimo Vitali.
La soirée de lancement du deuxième opus d’heavensake immortalis­ée par Massimo Vitali.

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