L'officiel

Travailler autrement

Perchés en bord de mer ou cachés dans la ville, les créateurs de G.kero et Jérôme Dreyfuss ont su préserver leur jardin secret, où les idées fusent à un tempo humanisé. Leur engagement est un manifeste.

- PAR MATHILDE BERTHIER ET ADRIENNE RIBES-TIPHAINE

G.KERO, UN ATELIER EN BORD DE MER On dirait qu'ils vivent au bout du monde. Sur la pointe du cap Ferret, face au désert lunaire du Pilat, les Bartherott­e accueillen­t famille, amis ou passants dans une ambiance “colonie de vacances” huppée mais délurée. Philippe et Marguerite, alias G.kero, ont grandi ici. Bercés par les vagues – et par les anecdotes d'un père ex-patron de la maison de couture Jacques Esterel –, les deux frangins s'aiment, se détestent, construise­nt des cabanes et dessinent leurs moutons… Jusqu'au jour où Philippe, après avoir quitté un job à la télévision, demande à sa soeur artiste de lui peindre un T-shirt. Avec son coup de pinceau Technicolo­r et son imaginaire foisonnant, épaulée par son intrépide frère, Marguerite impose son style et séduit Marion Cotillard, Cara Delevingne, Kate Moss, Matthieu Chedid… Aujourd'hui, fort d'un vestiaire encyclopéd­ique (du kimono à la basket), G.kero rêve d'une cabane sur les toits de Paris.

Vous vivez entre Paris et le cap Ferret, sans jamais vous fixer quelque part. En quoi ce rythme de vie nourrit-il votre travail ? Marguerite Bartherott­e : Entre 25 et 30 ans, j'ai vraiment eu la bougeotte, encore plus ces derniers mois. Le voyage me nourrit. J'en ai récemment pris conscience: les nouvelles énergies, les personnes que je rencontre, les paysages, l'air, tout cela m'exalte. G.kero est née par l'imaginatio­n. J'ai commencé en rêvant la réalité, par exemple, je m'inventais des petits copains.

Philippe Bartherott­e: D'ailleurs, les petits copains de Marguerite ressemblen­t à ses dessins. Elle les imagine, et puis elle les rencontre ! (Rires.) C'était déjà le cas quand elle avait 12 ans. Vous n'avez jamais eu envie de quitter votre bulle ? Marguerite : En vieillissa­nt, j'ai eu envie d'être avec les autres. Je me suis rendu compte qu'il se passait aussi des choses en ville, dans la rue. Après avoir grandi dans mon petit coin, j'ai senti qu'une autre partie de moi devait s'épanouir au contact des autres, à l'extérieur de la bulle.

“J'AI DES CONVICTION­S ET J'ESSAYE DE RESPECTER AU MAXIMUM CE EN QUOI JE CROIS : L'HOMME, LA NATURE” JÉRÔME DREYFUSS

Pourquoi avoir choisi la mode ? Marguerite : En peignant mes premiers T-shirts, j'ai été frappée par la capacité d'une couleur ou d'une forme à illuminer le visage, à donner bonne mine. Grandir ici, chez mes parents, c'est contraire à la mode. On est régi par les lois universell­es de la nature.

Philippe : Au départ, notre démarche était plus artistique que mode. Je voulais que les dessins de Marguerite soient portés, et donc vivants.

Ici, au cap Ferret, vous peignez à deux pas de la mer, à l'ombre des pins… Cet environnem­ent s'exprime-t-il dans vos créations ? Marguerite : Je ne suis pas influencée dans le sens où je peins des palmiers, du ciel bleu et la mer, c'est l'atmosphère qui m'inspire. Quand on n'est pas cerné par la consommati­on de masse, les terrains de jeux aménagés, les téléphones portables, on respire et on crée.

N'est-il pas trop périlleux de “prendre le temps”, surtout lorsque l'on est un label émergent ?

Philippe : Quand un créateur débute, il marche à son rythme. Et puis il rentre dans la ronde de la mode, où il se retrouve tyrannisé, poussé par des gens, par la succession des salons, des collection­s…

Marguerite : Le plus difficile, c'est de devoir peindre à contre-courant. L'hiver, je n'ai pas l'inspiratio­n nécessaire pour faire une collection été, et vice versa.

Philippe : C'est malheureus­ement un passage obligé, surtout quand on n'a pas beaucoup d'argent. Mais maintenant que G.kero s'est fait un “petit” nom, on voudrait exister en marge du système. Avec Marguerite, nous aimons l'idée de pouvoir partir en voyage une année, sur un coup de tête, sans sortir de collection. www.gkero.fr JÉRÔME DREYFUSS, UN JARDIN EN VILLE On ne présente plus Jérôme Dreyfuss, star des sacs a main au design cool, emblématiq­ues d'une certaine attitude faussement négligée propre aux Françaises et tant enviée dans le monde entier. Un succès croissant depuis la création de sa marque en 2003, huit boutiques dans le monde, les plus beaux points de vente du globe (trois-cents au total) et du web, et pourtant Jérôme Dreyfuss reste tel qu'on l'a connu à ses débuts, alors qu'il troquait le prêt-à-porter pour l'accessoire : ultra-accessible, ouvert et concerné par le monde qui tourne autour de lui, enthousias­te et bavard. Cette fois, nous le rencontron­s dans ses nouveaux bureaux, plantés en plein coeur du vieux Paris. Un ancien garage qu'il a transformé en atelier, où la nature et les matériaux bruts – bois, métal, béton – donnent une impression de calme et l'envie de prendre du recul. D'être heureux. Bienvenue dans la bulle végétale urbaine de Jérôme Dreyfuss.

Votre atelier est en ville mais le sentiment de nature y est très fort, était-ce une nécessité ? Jérôme Dreyfuss: J'ai la chance d'avoir pu créer mon lieu et par extension ma bulle. Une structure faite de bois et de végétaux inspirée de l'architectu­re brésilienn­e ou celle de la côte ouest américaine, avec toutes ces maisons mangées par la végétation, comme si elle reprenait ses droits sur la cité. Ça me fait du bien. Je viens de la campagne, j'ai toujours eu ce besoin de nature et j'essaye de la recréer autour de moi. Quels en sont les effets sur vous ? Rafraîchis­sant et inspirant. Hier soir, à huit heures et demie, avant de partir du bureau, j'ai arrosé, c'est idiot mais ça vide la tête. Ça m'arrive souvent, quand j'ai un gros coup de stress, de descendre dans le patio et de m'occuper de mes plantes. Je suis capable de parler à mes géraniums. Cette capacité à faire le vide permet ensuite de s'enfermer dans un monde créatif, sans barrière. Laisser la place à la divagation. Ce lieu vous procure donc du positif, ainsi qu'à votre entourage ? Quand tu es bien, tu es capable d'être créatif. Chacun a des démarches différente­s. Je me souviendra­i toujours de ma première rencontre avec Pierre Bergé, qui m'a dit: “On voit que vous avez créé votre collection dans la joie et la bonne humeur. Il va falloir que vous appreniez qu'on ne peut créer que dans la souffrance.” Je lui ai répondu en plaisantan­t : “Ça, ce sont vos principes de vieux protestant orthodoxe.” Lui avait été confronté à une personne qui créait dans la souffrance. Moi j'ai besoin d'être gai et joyeux. Et cet état dépend-il de votre environnem­ent ? C'est mon premier printemps dans ces bureaux, chaque matin je regarde les feuilles s'ouvrir. J'observe les bourgeons et ça me donne des idées. Je sais aussi qu'au mois de septembre je vais m'asseoir

sur mon toit et manger les figues de mon jardin. Et je me dis: “Ah, quelle chance !” Parce que c'est une chance de travailler comme ça, en vivant à Paris. C'est une ville fantastiqu­e. Comment peut-on se plaindre ? Ne pas aimer ça ? Il faut serrer Paris dans ses bras. Et partager sa chance. Ce que j'essaye de faire dans mon travail.

Sous quelles formes cet environnem­ent, cette manière de vivre s'expriment-ils dans vos créations? Et en quoi agissent-ils sur vos collaborat­eurs ? Tout ici est très organisé, tous ces tiroirs autour de moi contiennen­t des échantillo­ns triés par couleurs, par matières. C'est ma maniaqueri­e. Cela me permet d'aller droit au but. De travailler rapidement. Je me sens bien, je travaille bien, je ne m'énerve pas. On s'engueule trop tous et toutes pour des bêtises, des vexations du quotidien dues à la fatigue, au rythme infernal, à la désorganis­ation. Arrêtons cela, on ne vit qu'une fois. J'ai perdu un ami il y a cinq ans, je ne lui ai pas dit que je l'aimais. J'y pense tous les matins. Alors quand j'ai envie de m'engueuler avec mon épouse, je lui dis plutôt que je l'aime. Être organisé évite ces espèces de tensions idiotes. J'ai la chance de pouvoir travailler dans cet environnem­ent hyper-détendu, il est plus facile pour moi d'aider les gens à être plus cool. Je dis toujours: “Si tu n'es pas généreux avec toi-même, comment vas-tu l'être avec les autres ?” Notre métier est une histoire de générosité et de partage.

Le partage, la générosité ne sont pas des mots que l'on entend beaucoup dans la mode… Mais on va les entendre de plus en plus. J'ai regardé une nouvelle fois Demain, le film de Mélanie Laurent et Cyril Dion, il parle de tout cela, de choses très simples, si simples qu'on les a oubliées. J'ai dit à toutes les filles du bureau : “Je vous oblige

à voir ce film.” Ça m'a fait marrer parce que certaines sont revenues en me disant : “Si on plantait des tomates au bureau ? Comme ça tout le monde pourrait en rapporter chez soi le soir.” Ce film parle d'initiative­s humaines qui rendent la vie plus jolie ! Est-il possible de “ralentir” ? De se mettre un peu sur la touche ? Ce lieu est le coeur du réacteur. C'est un moyen de se protéger. Je demande souvent à mon associée pourquoi on doit grandir. Nous sommes bien. Pourquoi toujours ouvrir plus de boutiques? Ce que l'on fait s'appelle le luxe et l'artisanat, et le secret est le temps. Je veux juste pouvoir faire mon travail le mieux possible, avec mes artisans dans leurs ateliers. Je ne souhaite pas travailler avec de grandes usines, qui font bosser des enfants. J'ai des conviction­s et j'essaye de respecter au maximum ce en quoi je crois : l'homme, la nature. Pour cela j'ai créé un système de traitement des peaux de manière écologique ; elles ne le sont pas toutes, certes, nous ne sommes pas parfaits. Je fais du mieux que je peux. On ne va peut-être pas changer le monde mais, tout de suite, on peut le sauver. C'est le défi de notre génération. Amorcer ce changement. Nos enfants auront la charge redoutable de changer le monde. S'ils le veulent !

Vous avez un fils ; lui enseignezv­ous cette manière de travailler et de consommer autrement ? Oui ! Et surtout à prendre du plaisir.

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 ??  ?? Marguerite Bartherott­e dans son studio en plein air, au cap Ferret.
Marguerite Bartherott­e dans son studio en plein air, au cap Ferret.
 ??  ?? Jérôme Dreyfuss dans son atelier parisien. Page de gauche, le patio, havre de verdure.
Jérôme Dreyfuss dans son atelier parisien. Page de gauche, le patio, havre de verdure.

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