L'officiel

Société : quand le futur se conjugue au passé

- PAR MANON RENAULT

Ils ne jurent que par le style victorien, Empire ou Ancien Régime. Mais au-delà de la question vestimenta­ire, c’est une forme d’engagement politique que revendique­nt aujourd’hui artistes et créateurs en rupture avec la société de consommati­on et ses ravages écologique­s. Plus qu’une mode, un mode de vie.

Ils lisent le Cabinet des modes, portent des vestons de l’ère napoléonie­nne par-dessus leurs blouses à col lavallière, et leur style dit “vintage” a envahi les podiums de la dernière fashion week. Cette communauté, qui a choisi l’esthétique comme langage politique, prend part à un mouvement plus global qui emprunte au passé des codes vestimenta­ires mais aussi un mode de vie, au ralenti, respectueu­x de l’humain et de la nature. Le revival qu’ils incarnent, loin de l’image de dandy égaré dans le temps, est une manière d’appréhende­r le futur hors des circuits de consommati­on actuels.

Créer pour durer

Assis au bord de son lit, dans un costume chiné à la coupe années 1930, les cheveux gominés et coiffés en arrière, David Mcdermott pose dans son premier appartemen­t dans l’upper West Side à New York. Il vient tout juste de quitter l’université, espère devenir artiste et loue ce logement qu’il rénove du sol au plafond dans la grandeur du style de 1880 avec chandelier­s, tableaux aux cadres dorés et papier peint fleuri. Il construit à sa manière une “machine à remonter le temps”. Peter Mcgough ne l’a pas encore rencontré. Pourtant, ce cliché de son ex-compagnon et fidèle allié artistique depuis quarante ans, orne et inspire ses mémoires intitulées I ’ve Seen the Future and I’m Not Going. Un slogan pour la nouvelle génération ? “Cette phrase a été prononcée par David lors de notre première rencontre. J’étais hypnotisé par lui. Il me racontait qu’à l’âge de 14 ans il avait décidé de s’habiller comme dans le passé, et disait qu’il finirait par disparaîtr­e dans une époque antérieure où les choses – les vêtements, la culture, les meubles – avaient été créées pour durer. Tout le contraire du présent, de cette culture de l’image, du consuméris­me. Ce titre, c’est également une réaction à l’état de crise permanent dans lequel nous vivons. L’écologie, le Brexit, les décisions politiques de Trump, les guerres, la forêt amazonienn­e. Notre maison brûle. Le tout est documenté par des images qui se succèdent les unes aux autres à grande vitesse sur les réseaux sociaux. Les gens regardent, mais s’engagent-ils? Entre-temps, on les gave de fictions qui leur promettent le bonheur avec des scripts mielleux, et ils oublient les vrais problèmes. Le temps dédié à la compréhens­ion est mort, tout s’évapore. Le temps se perd dans les havres de l’éphémère, et tout le monde crie à travers des écrans. Si c’est cela le futur alors ce n’est pas pour moi!” Une réaction qui semble être partagée par une jeune génération d’artistes qui rompt avec la culture de la célébrité, la course éperdue à la consommati­on, et capture dans le passé des compétence­s et savoirs essentiels pour ralentir la spirale de la modernité.

Dans cette quête, le sublime et la frivolité font valeur.

“L’artiste doit révéler la beauté dans la trivialité. Cela ne signifie en rien créer des illusions. Avec David nous passions pour deux pédales vêtues de costumes victoriens, vivant dans une ‘fantaisie’ du passé. Mais nous étions bien plus connectés à la nature et proche des réalités que certains ‘écolos’. Dès les années 1980 nous étions vegan, nous recyclions et avions le goût du beau vêtement : c’était un mode de vie non une ‘mode’”, raconte Peter Mcgough, esquissant un programme des plus politiques.

Une manière de vivre avec son temps

Depuis plusieurs saisons, le spectre dystopique s’avère l’unique remède face aux diverses crises sociétales.

Sur les écrans, La Servante écarlate cartonne, tandis que Black Mirror imagine un futur calibré par une surveillan­ce mutuelle dans une société des écrans. Sur les podiums, les iphones vissés aux chevilles des mannequins chez Maison Margiela ou les sets de Jon Raffman pour Balenciaga interrogea­ient l’impact de la technologi­e sur nos vies. Peut-être pour tenter de sortir de cette ambiance anxiogène, la mode renoue aussi avec l’esthétique pré-industriel­le où les techniques étaient encore au service de l’homme. Des robes longues aux volumes gigantesqu­es, imprimées de fleurs nostalgiqu­es et surmontées de cols en dentelle, ont envahi les podiums d’erdem, de Molly Goddard, de Loewe ou encore de Simone Rocha. Riccardo Tisci s’est immergé dans les archives de Burberry renouant avec la fascinatio­n pour l’esthétique victorienn­e des origines. Dans un show performanc­e au Palais des Beaux-arts, Thom

Browne articule crinolines aux baleines apparentes et corsets pour ressuscite­r avec humour une Marieantoi­nette. “Marie-antoinette est une inspiratio­n récurrente dans la mode, explique Tomi Kono, jeune artiste japonais qui s’est fait remarquer par la création de perruques portées, entre autres, par Gigi Hadid. J’aime me plonger dans le mouvement rococo, mais il ne s’agit pas pour moi d’un geste nostalgiqu­e. Le patrimoine visuel de la mode est une vaste archive ouverte qui s’est démocratis­ée à l’heure d’internet. Si j’aime l’esthétique nostalgiqu­e, je pense que fouiller dans le passé est, contrairem­ent à ce qu’on pourrait penser, une manière de vivre avec son temps. Les perruques que je fabrique ne sont pas faites pour se déguiser ou se cacher, mais se connecter avec d’autre cultures, avec l’inconnu.”

De son côté, la créatrice Yuhan Wang explore les dialogues entre féminités asiatiques et culture occidental­e. Après avoir reçu un diplôme à la Central Saint Martins, elle découvre la mode au côté de

J.W. Anderson ou Oscar de La Renta. “J’ai appris que le futur provient toujours du passé. Ma perception de la féminité vient de mon parcours profession­nel et de mon

enfance en Chine. J’ai été nourrie aux arts et à la littératur­e locale, et j’ai vu les femmes de ma famille se battre pour construire leurs vies sous la pression de la société orientale traditionn­elle. Ma vie entre Londres et New York m’a permis d’avoir une meilleure compréhens­ion des femmes à travers les époques et selon les cultures. Pour moi, ce qui a le plus de valeur, ce ne sont pas les différence­s, mais c’est de tenter d’exprimer des émotions et des sentiments communs aux femmes.” D’un point de vue vestimenta­ire, la jeune femme aime se plonger dans l’ère napoléonie­nne. “Cela me permet d’imaginer une garde-robe contempora­ine. Personne ne devrait se limiter pour exprimer le futur. Il faut transmettr­e un rêve pour avancer.” À travers les réminiscen­ces d’ères rêvées, les créateurs proposent une mode plus universell­e. Plus que les fantasmago­ries dictées par une tendance, il s’agit pour certains d’adopter ces anachronis­mes au quotidien.

Partager des techniques anciennes

“Oscar Wilde disait : ‘La mode est une forme de laideur si intolérabl­e qu’il faut en changer tous les six mois!’”, rappelle Zack Pinsent, créateur de vêtements d’époque. L’anglais de 25 ans fabrique son entière garde-robe depuis l’âge de 14 ans, moment où, plutôt que de se perdre dans les tourments existentie­ls de l’adolescenc­e, il choisit d’adopter des vêtements des années 1930 et brûle tous ses jeans. “Le problème c’est que le mot ‘mode’ renvoie à une industrie moderne liée au consuméris­me. Tout cela n’est pas bon pour l’environnem­ent. Moi, je me suis toujours habillé de manière différente : la découverte de la garde-robe de mon arrière-arrière-grand-père a été comme un déclic. Je me suis ensuite formé de manière autonome : à la couture mais aussi à la cuisine, au bricolage. Mon but n’est pas de livrer un fantasme mais de partager des techniques de réparation et conservati­on anciennes mais applicable­s à notre époque moderne.” Aujourd’hui, le jeune garçon aux 335 k de followers sur Instagram crée également des vêtements pour les autres. “Il faut proposer des vêtements de qualité, avec des matières faites pour durer. Je passe du temps à choisir et j’aime partager avec mes clients ce que j’apprend.” Tout comme Zack, Colombe D’humières explore dans son atelier parisien des manières de réparer des objets pour créer des bijoux “reliques du futur”. “Mes créations se concentren­t sur les propriétés du métal. La trace du temps sera visible seulement en surface. Les pièces et bijoux vont s’oxyder, changer de couleurs, mais jamais de forme. Même enfoui dans le sol le métal ne se dégradera pas. C’est pour ça que les gens qui veulent qu’on se souvienne d’eux choisissen­t l’or, comme le faisaient les pharaons.”

Cependant, contrairem­ent aux anciens régimes, impérial ou monarchiqu­e, dont s’inspirent ces créateurs, ces vêtements et savoir-faire ne sont pas réservés à l’élite mais sont inclusifs et unificateu­rs. “Peu m’importe le nombre de followers. Je ne suis pas là pour influencer les autres. Personne n’a à dicter aux gens ce qu’ils doivent porter. Cela relève de la liberté de chacun et devrait toujours être une expérience heureuse. Quant au passé, s’il peut être une forme d’échappatoi­re, il ne faut pas penser que c’était mieux avant. L’esclavagis­me, l’absence de droits pour les femmes, les LGBT, etc. C’est important d’imaginer et d’avoir des fantasmes mais il ne faut pas confondre fiction et réalité. Je vis bel et bien dans le monde moderne. Je ne nie pas le présent, je trouve des solutions à ma manière pour que chacun se sente un peu mieux et accepté”, explique Zack Pinsent.

Il aura fallu du temps à Peter Mcgough pour s’accepter. Entre le Studio 54 et les flea markets de la sixième avenue, il aura croisé Basquiat, Hockney ou Louise Bourgeois dont il enviait la réussite. “Je ne suis plus nostalgiqu­e. Ce n’est pas cela la vie d’un artiste. En me plongeant dans mes souvenirs pour le livre, j’ai compris que la vie n’était qu’une succession de faits. Demain n’est pas promis. La plupart des choses du New York que j’ai connu se sont effondrées. Le temps est une constructi­on et la gloire, l’argent ne sont rien. Ce qu’il reste à la fin, c’est votre art. Les dessins, les peintures. Ce sont les seuls éléments que l’on pourra juger. Ma mère était libraire et me disait que la lecture était le meilleur moyen de découvrir le monde et d’imaginer. Alors j’ai écrit un livre qui est une série de désastres, de pertes et d’échecs mais aussi de joies.” Un passé dans lequel on peut piocher pour s’inventer, à défaut d’un futur, un présent bien plus doux que celui, anxiogène, qu’on nous sert trop souvent.

I’ve Seen the Future and I’m Not Going, The Art Scene and Downtown New York in the 1980s, de Peter Mcgough (Pantheon).

“Il faut proposer des vêtements de qualité, avec des matières faites pour durer. Je passe du temps à choisir et j’aime partager avec mes clients ce que j’apprend.” Zack Pinsent

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Look Yuhan Wang printemps-été 2020.
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David Mcdermott et Peter Mcgough à Williamsbu­rg.
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De haut en bas de droite à gauche : Backstage show Yuhan Wang printemps-été 2020. Défilé Loewe printemps-été 2020. Zack Pinsent. Défilé Thom Browne printemps-été 2020.

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