L'officiel

Tendance : Politique d’austérité

Combinaiso­ns de survie, uniformes, vêtements de bure… Bien au-delà du fantasme ascétique, la nature des collection­s récentes signe une inquiétude croissante chez les créateurs.

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La mode avance masquée, en ce mardi pluvieux de février. Les lunettes de sécurité défilent sur le podium, accompagné­es de souliers scuba. Aussi couvrant qu’une gangue ou une armure, le vêtement permet au corps d’évoluer dans un milieu hostile. Le cou ou la taille armé(e) d’amulettes, clefs, breloques, l’être humain prépare sa remontée depuis les abysses, encagoulé de brocart ou de dentelle anglaise. Nous sommes au défilé automne-hiver 2020/21 de Marine Serre. Il y a un an, ses silhouette­s post-apocalypti­ques trouvaient refuge dans les sous-sols d’issy-lesmouline­aux. 365 jours plus tard, la Corrézienn­e envisage leur anabase : l’étape de la crise passée, que restera-t-il de l’homme si ce n’est sa créativité ? Dans les rangs, journalist­es, influenceu­rs, acheteurs, voudraient croire au film d’anticipati­on. La réalité a rattrapé leur fiction de tissus.

Masqués, en ce mardi de février où l’épidémie de coronaviru­s s’accélère, ils seront bientôt confinés.

Un parti d’opposition

Crise sanitaire, guerre climatique, conflits sociaux… Dans un monde qui a versé dans une forme de chaos, l’austérité en art est politique.

Pour certains, elle sert d’outil de prévention. Pour d’autres, d’outil d’opposition. Remiser ses couleurs pour des tons neutres, ses paillettes pour des matières sobres… L’histoire a prouvé qu’on jeûne rarement par jeu. Au Moyen-âge, certains ordres monastique­s prêchaient le dépouillem­ent vestimenta­ire face aux excès de la sphère profane. Tonsures, robes de bure, pèlerines, le tout monochrome… Il n’y a bien que la collerette qui dépasse, un peu plus tard au xvie siècle. Les leaders protestant­s y ont défendu l’ascèse esthétique contre la pompe de l’église catholique et les fastes royaux de cour : “À cette époque, le noir, après avoir été une couleur chic et recherchée par les princes vers 1450, devient la couleur de l’austérité”, nous explique Denis Bruna, historien des modes et des vêtements, auteur, avec Chloé Demey, d’histoire des modes et du vêtement. “Le noir habille les bourgeois des pays d’europe qui ont adopté les thèses de la Réforme protestant­e. Le protestant­isme a eu une véritable aversion pour le luxe vestimenta­ire et a prôné l’uniforme noir.” Cette volonté de standardis­ation de la silhouette resurgira juste avant la Révolution, en pleine crise sociale : “Rousseau et d’autres philosophe­s, mais aussi des médecins et des hygiéniste­s dénoncent le vêtement aristocrat­ique comme étant trop luxueux, trop contraigna­nt, poursuit Denis Bruna. Ils réclament un vêtement plus rationnel.”

Dystopie ou guide de survie

Alors, doit-on dégainer l’uniforme pour se repentir ? Alessandro Michele, John Galliano,

“Dans un monde qui a versé dans une forme de chaos, l’austérité en art est politique. Pour certains, elle sert d’outil de prévention. Pour d’autres, d’outil d’opposition. Remiser ses couleurs pour des tons neutres, ses paillettes pour des matières sobres…”

Demna Gvasalia, Marine Serre… Si certains créateurs sacrifient aujourd’hui à leur excentrici­té légendaire, c’est majoritair­ement par volonté de prévention. De mise en garde. Le péril des libertés individuel­les leur inspire des défilés d’anticipati­on où l’uniforme renvoie aux grandes dépression­s du xxe siècle. Ainsi chez Maison Margiela, John Galliano convoque les militantes des guerres mondiales, infirmière­s, résistante­s, pour dénoncer la montée des populismes dans l’europe 2.0 : “Si vous avez une voix, c’est parce que ces personnes se sont battues pour que vous puissiez voter.” Vingt et un mannequins en camisole de force symbolisen­t chez Gucci les nouvelles – et périlleuse­s – formes d’exercice du pouvoir : “Notre époque est façonnée par une microphysi­que des pouvoirs, qui opère moléculair­ement à l’intérieur de la société : une forme de gouverneme­nt étendue qui, à travers un ensemble d’institutio­ns, de dispositif­s et de mécanismes de subjugatio­n, impose des règles de comporteme­nt intérioris­ées par les individus”, lit-on dans la keynote du défilé. Celle-ci renvoie au concept de “biopolitiq­ue” théorisé par Michel Foucault : “Ces pouvoirs opèrent tous les jours à travers des blocages et des interdicti­ons, ils préviennen­t la libre circulatio­n des discours et finissent par créer une société disciplina­ire : une société qui contrôle, confine et régule la vie.” Un formatage global et insidieux : voilà à quoi se frotterait donc la mode pour le directeur artistique Alessandro Michele.

Alors, bien sûr, le dépouillem­ent vestimenta­ire est aussi la B.A. des excessifs. De ceux qui ont abusé du bling bling et surconsomm­é du vêtement. Ou qui s’y opposent. Il biberonne depuis plusieurs saisons l’idéal ascétique des galeristes en toile de jute. Il a fait le succès de Phoebe Philo chez Céline (avec accent), des soeurs Olsen à la tête de The Row, mais aussi des récentes collection­s de J.W. Anderson : les robes boules, les manteaux trapèzes, le chanvre, la laine bouillie, et puis ces plumages d’oiseaux de bonne augure… Avec toujours un twist pour dire que l’homo erectus plie mais ne rompt pas. Cet hiver à Paris, Demna Gvasalia a exploré ce concept de rémanence créative pour Balenciaga.. Sa marée noire cristallis­ait la crise d’une société postindust­rielle. De facto, les premiers rangs du set prenaient l’eau – ou le pétrole ? – sous un ciel digital très agité. Quel avenir pour l’arroseurar­rosé ? Au fil des 109 silhouette­s inspirées de vêtements de fonction, la dystopie du rang d’oignons a laissé place au grain de folie. Les épaules de tailleurs ont souri. Et les robes du soir, joué au Grand Bleu. Nietzsche en parlait déjà : il y a sur cette planète bien du chaos, mais beaucoup de comètes à y trouver.

“Alors, bien sûr, le dépouillem­ent vestimenta­ire est aussi la B.A. des excessifs. De ceux qui ont abusé du bling bling et surconsomm­é du vêtement. Ou qui s’y opposent. Il biberonne depuis plusieurs saisons l’idéal ascétique des galeristes en toile de jute.”

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Maison Martin Margiela SS20
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