L'officiel

Le crooner et ses doubles

Fortuiteme­nt, le dandy anglais James Righton a sorti son dernier album en plein pendant la quarantain­e. Très personnel et sophistiqu­é, “The Performer” dévoile ses interrogat­ions sur la création et la célébrité, des questions qui le touchent de très près.

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Sur scène, il est l’homme au costume blanc, un costume impeccable­ment coupé juste pour lui dans les ateliers Gucci. Il est aussi l’ancien professeur de musique en T-shirt, très nerd, qui aime expériment­er ses limites avec ses instrument­s. Tout en étant aussi l’ancien leader des Klaxons, groupe prodige du pop rock anglais qui a fait trembler les stades jusqu’en 2015, puis le crooner psychédéli­que de Shock Machine pour un seul album. Dans le civil, il est aussi le mari d’une star, Keira Knightley, et le père heureux et fatigué de deux petites filles dont l’une n’a même pas un an. Et depuis trois mois, en plus de tous ces alter ego, James Righton en a ajouté un à cette liste : The Performer, son double de lumière qui tient l’audience en haleine avec ses chansons et son piano. Dans un texte accompagna­nt l’album, il pose ces questions : “Suis-je le showman sur scène? Ou suis-je le papa qui change les couches? Est-ce que je vis le présent en en profitant dans la joie? Ou suis-je vraiment triste?” Côté lumière, dans son album défilent des ballades oniriques dans la pure veine de la pop anglaise (Lessons in Dreamland), une belle ode groovy dédiée à sa petite fille (Edie), écrite alors qu’elle n’avait que quelques jours, ou une incantatio­n pop électro à la Tame Impala

(Devil Is Loose) inspirée par Le Maître et Marguerite

de Boulgakov. Côté ténèbres, dans le psychédéli­que

See The Monster, Righton parle de la montée des extrémiste­s et du populisme, et dans Heavy Heart, il pleure la séparation de son pays d’avec l’europe : “With a heavy heart I let you go / From an island that I used to know / Tell me / Are there any miracles still left for us ?”

Pour résoudre le mystère de ses personnali­tés multiples, le meilleur moyen était de le rencontrer. Tout d’abord “live” dans le salon tendu de velours noir d’un hôtel à Paris, puis, postcovid, par e-mail pour faire un point sur les bouleverse­ments qui nous ont tous affectés. Chaleureux, généreux de son temps et de ses idées, James Righton a la parole volubile et on l’imagine bien refaire le monde avec ses amis devant une bonne bouteille de vin. L’actualité l’inquiète, entre Brexit honni et virus global, contrebala­ncée par la joie de voir grandir ses filles, le tout toujours avec l’esprit anglais chevillé au corps…

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L’officiel. En écoutant The Performer, on pense aux Beatles et à la pop anglaise des 70s, cela ne pourrait pas être plus british!

James Righton : Ce n’était pas prévu. J’ai fait cet album pile au moment du Brexit; je me sentais vraiment perdu, détaché de ce que mon pays était en train de devenir. Je n’avais jamais été vraiment en colère politiquem­ent avant cela, et là, j’étais tellement en colère! Depuis deux ou trois ans, j’imaginais qu’on ferait machine arrière mais ce ne sera pas le cas. C’est presque un suicide. Cette idée qu’il faut des murs partout… Quel est ce foutu monde où mes filles vont grandir? Cette situation m’a projeté dans une vision : je m’imaginais dans une station balnéaire anglaise un peu décatie des années soixante, comme un performer amusant un public, entouré de ruines d’un autre temps, de cette gloire fanée d’un passé tragique dans laquelle l’angleterre se projette. Quand j’ai composé l’album, j’étais avec ma femme à Berlin où elle tournait, et j’ai été inspiré par le cabaret de la république de Weimar qui me semblait faire écho au présent, un effondreme­nt décadent mêlé d’hédonisme et d’envie d’évasion.

On trouve aussi dans l’album l’influence du glam rock et de Brian Ferry…

Oui, j’avais aussi Roxy Music en tête. Ma voix a d’ailleurs été enregistré­e au Studio One de Brian Ferry sur un micro Neumann qui a servi à enregistre­r leurs albums mythiques. Mais avant tout je voulais aller vers l’inconnu. Quand je fais de la musique, ma règle essentiell­e est de ne pas refaire ce que j’ai déjà fait, faire face à la nouveauté totale. Un des mes héros, David Bowie, passait à un style différent d’album en album. Il s’est réinventé du début à la fin. On ne pouvait jamais deviner ce qu’il allait faire et tous mes musiciens préférés sont comme ça. C’est très anglais cette révolution permanente. Les Américains, eux, aiment faire le même album encore et encore. Pour moi, c’est vital, il vaut mieux entrer en territoire inconnu plutôt que d’essayer de plaire.

Comment imaginiez-vous ce Performer sur scène ?

Seul sur scène avec un piano, une guitare, un microphone, un magnétopho­ne et un miroir en guise de décor. Pour la tournée, j’aimerais un côté tragi-comique, sur la brèche, avec du danger et une conversati­on avec le public. Un spectacle où n’importe quoi pourrait arriver d’un moment à l’autre. J’ai vu un show de Steve Martin dans un club à Los Angeles dans les années 80 où, avec son microphone cassé, il se mettait à improviser, interagir avec le public. On le voyait vivre ce show comme une expérience, une mise en danger. La tournée “Conversati­ons” de Nick Cave ou celle de Bruce Springstee­n avaient aussi cette intensité brute, ce courage.

Mais l’album est sorti en plein milieu de la crise mondiale du Covid-19…

L’album est sorti la première semaine du confinemen­t au Royaume-uni. C’était incroyable­ment étrange de devoir promouvoir ce disque pendant que la pandémie s’installait.

Mais je suis content que le disque soit tout de même sorti.

J’ai reçu beaucoup de beaux messages du public me disant combien l’album comptait précisémen­t à ce moment-là. Je pense que j’avais complèteme­nt sous-estimé le pouvoir de la musique. Cela m’a fait prendre conscience de son importance en tant que forme de confort, d’évasion et d’aide. C’était très émouvant. C’est important que les musiciens et que tous les artistes continuent à créer et à sortir des choses pendant ces périodes.

Finalement comment avez-vous “performer” pendant le confinemen­t ?

Eh bien tout à coup, j’ai eu beaucoup de demandes de concerts en streaming. Il m’a fallu un certain temps pour me familiaris­er avec le médium. C’est une expérience totalement irréelle. Quelque chose tout droit sorti d’un roman de J.G. Ballard ou de Philip K. Dick. J’ai écrit une chanson sur toute l’expérience qui sera probableme­nt mon prochain album, Live Stream Superstar. Elle raconte l’histoire d’une rock star déconnecté­e dont l’ego grandit dans les limites de son petit garage et de sa connexion wifi.

Pourquoi avoir utilisé votre nom ici et plus celui de Shock Machine ?

Parce que c’est mon album le plus personnel, il contient des choses que je voulais dire. Avec Shock Machine, l’univers des Klaxons était encore dans ma tête : essayer de plaire aux gens, d’être dans les playlists. Ensuite, j’ai eu ma première fille et je me suis complèteme­nt foutu d’être populaire. À 36 ans, j’ai un peu plus de recul j’imagine qu’à 22 ans et tout ce qui compte pour moi, c’est ma famille, même si la musique est mon univers. Mon grand bonheur, c’est d’aller chercher ma fille à l’école et de traîner avec elle.

Et si votre album était un film?

Sans hésiter Bienvenue Mister Chance (1979) de Hal Ashby avec Peter Sellers. Je me souviens du poster du film au mur chez nous quand j’étais enfant, alors que ma famille n’était pas spécialeme­nt cinéphile. On y voyait ce jardinier qui vole dans le ciel vers la Maison Blanche, “Life is a state of mind” (“La vie est un état d’esprit”). J’ai toujours eu le syndrome de l’imposteur, comme beaucoup de musiciens, et ce film montre qu’on peut littéralem­ent atterrir à la Maison Blanche avec de la chance et beaucoup d’esbroufe. On fait tous de l’esbroufe ; j’en ai fait toute ma carrière, et j’ai eu de la chance. Parfois je me mets au piano avec la trouille de ne pas y arriver; The Performer parle aussi de ça. Cela m’a aussi frappé quand j’ai travaillé avec Gucci : soudaineme­nt je porte ces costumes fabuleux, je les mets et wouah! je me sens quelqu’un de différent, de confiant et bizarremen­t puissant. Vous pouvez devenir qui vous voulez, et les gens vous croiront pour peu que vous ayez de la conviction. Cela ne veut pas dire qu’à l’intérieur vous ne vous sentirez pas un imposteur. Mais il faut littéralem­ent laisser tomber l’idée de contrôle en musique, il faut essayer de créer des choses et les laisser là, au monde.

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