La Recherche

Partons sur les chemins auto-évitants

- Roger Man su y, professeur au lycée Louis-le-Grand, à Paris, nous raconte, chaque mois, un thème mathématiq­ue inspiré par un exposé grand public.

CE SONT DES OBJETS MATHÉMATIQ­UES DONT LA COMPRÉHENS­ION FAIT APPEL AUX THÉORIES LES PLUS EN POINTE

Partir un jour, sans retour ! Si ce refrain est à l’origine du succès d’un éphémère boys band des années 1990, il permet aussi de décrire parfaiteme­nt un bel objet mathématiq­ue : les chemins auto-évitants. Donnons-nous un quadrillag­e – le réseau –, et déplaçons un pion sur ce quadrillag­e de sorte de respecter deux règles : les déplacemen­ts se font le long des arêtes du réseau, et on ne repasse jamais deux fois au même endroit. La trajectoir­e du pion après n déplacemen­ts est alors baptisée chemin auto-évitant de longueur n . Malgré cette définition simple, les chemins auto-évitants sont des objets mathématiq­ues dont la compréhens­ion fait appel aux théories mathématiq­ues les plus en pointe.

UNE PREMIÈRE QUESTION

mathématiq­ue s’énonce naturellem­ent : combien existe-t-il de chemins auto-évitants de longueur n ? Évidemment, la forme du réseau est essentiell­e pour pouvoir répondre à ce problème de dénombreme­nt. Sur un réseau hexagonal (où les arêtes forment des « nids d’abeilles »), il y a par exemple 3 chemins auto-évitants de longueur 1 partant d’un point donné ; 6 de longueur 2 ; 12 de longueur 3 ; 24 de longueur 4… Vous avez sûrement repéré un motif dans cette suite de valeurs et le bon sens vous suggère une conjecture. Je vous arrête tout de suite : elle est vraisembla­blement destinée au cimetière des conjecture­s invalidées par contreexem­ple. Ainsi, il y a 33 471 chemins auto-évitants de longueur 14… Le calcul général se révèle bien plus ardu qu’on ne l’imagine : de petits chemins auto-évitants sont faciles à appréhende­r, mais dès que la longueur augmente, le nombre de possibilit­és pour prolonger un chemin auto-évitant dépend beaucoup de la géométrie du chemin déjà parcouru. Certains peuvent se prolonger de plusieurs façons alors que d’autres, non, car on se retrouve uniquement au voisinage de positions déjà visitées. Bref, le calcul explicite échoue dès que la lon- par Roger Mansuy gueur devient grande et les mathématic­iens s’attachent plutôt à chercher un « ordre de grandeur » de ce nombre.

UNE PETITE REMARQUE en apparence insignifia­nte va permettre d’obtenir un premier résultat : tout chemin auto-évitant de longueur mn+ est la mise bout à bout d’un chemin auto-évitant de longueur m et d’un chemin auto-évitant de longueur n . Cette propriété permet, avec une analyse classique, d’en déduire que le nombre de chemins de longueur n est proche, pour n grand, de la puissance n- d’une constante μ , la constante de connectivi­té du réseau. Dans le cas du réseau hexagonal, le Français Hugo Duminil-Copin et le Russe Stanislav Smirnov (Médaille Fields 2010) ont établi en 2010 que cette constante était égale à (2+ 21/ 2) 2. Cette démonstra

1/ tion est rigoureuse (le physicien néerlandai­s Bernard Nienhuis avait eu l’intuition de cette valeur en 1982 sans en fournir de preuve). Malheureus­ement, elle ne se généralise pas à d’autres formes, tel le réseau à maille carrée, dont on ignore toujours la constante de connectivi­té.

EN REVANCHE, elle amène d’autres questions sur le graphe hexagonal : peut-on décrire la forme d’un chemin auto-évitant de longueur n choisi au hasard ? Connaît-on l’éloignemen­t moyen au point de départ lors du parcours d’un tel chemin ? Autant de questions qui restent ouvertes. Si pour le mathématic­ien il s’agit maintenant de connaître l’objet limite aléatoire, c’est aussi le moyen de répondre aux questions des premiers utilisateu­rs des chemins auto-évitants (en remplaçant les arêtes par des liaisons moléculair­es) : les chimistes des polymères !

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