ENTRETIEN AVEC JEAN-CHRISTOPHE RAIN « Il faudrait un audit inspiré des pratiques de l’industrie »
La recherche privée privilégie la fiabilité des résultats, dont dépendent ses projets. Voilà pourquoi, selon Jean-Christophe Rain, d’Hybrigenics, la reproductibilité y est plus importante.
La Recherche Comment expliquezvous que l’alerte sur la très faible reproductibilité des résultats en recherche biomédicale ait été lancée par des firmes pharmaceutiques, Bayer et Amgen? Jean-Christophe Rain Pour comprendre comment fonctionnent les molécules en cours de développement préclinique, le privé s’est mis à tester systématiquement les résultats du public, sur lesquels reposait une partie de ses projets. C’est ainsi que l’on a découvert, au début des années 2010, qu’entre 11 % (Amgen) et 24 % (Bayer) seulement des résultats étaient reproductibles en oncologie. À Hybrigenics, nous avions nous-mêmes à l’époque d’énormes difficultés à reproduire des expériences publiées sur une cible potentielle en oncologie. En découvrant ces études, j’ai eu comme une illumination. Alors qu’on se disait toujours, avec mon équipe, que l’on avait mal bossé, qu’on avait dû rater quelque chose, maintenant on se dit que cela doit juste être non valide. Selon vous, à quoi est due la différence de culture entre recherche industrielle et recherche académique ? Les entreprises pharmaceutiques, qui engagent jusqu’à un milliard d’euros sur le développement d’un médicament, ont besoin que les étapes de recherche qui y mènent soient les mieux sécurisées possible. Par exemple, quand on veut étudier une nouvelle protéine, on achète un anticorps ou on le fait fabriquer par un sous-traitant. Puis on commence par tester avec beaucoup de soin s’il reconnaît bien la protéine que l’on veut étudier. C’est une expérience à part entière, qui n’est pas menée avec la même rigueur dans la recherche académique. Dans la recherche académique, il est très rare que l’on tente de reproduire les résultats de ses collègues parce que personne n’y a intérêt : c’est une perte de temps dans la compétition entre laboratoires. Après avoir cherché à reproduire un résultat, soit vous l’avez reproduit et vous ne pouvez pas le publier parce que ce n’est pas nouveau, soit vous ne le reproduisez pas et vous avez un problème. Pourquoi la recherche académique n’adopte-t-elle pas les procédures très strictes de l’industrie pour assurer la reproductibilité ? L’industrie privilégie la fiabilité, la recherche académique la nouveauté, l’originalité. Je pense qu’un des éléments importants est le mode de fonctionnement des laboratoires. Dans le secteur académique, le personnel change souvent, au fur et à mesure du renouvellement des étudiants et des postdocs. Chacun arrive avec ses manières de faire, sa manière d’expérimenter, la formation « sur le tas » est souvent insuffisante. Dans le privé, le personnel est beaucoup plus stable et plus homogène. Il nous est ainsi arrivé de faire venir de laboratoires académiques des lignées cellulaires. Plus de neuf fois sur dix, ces lignées sont contaminées par des mycoplasmes. Ces parasites intracellulaires perturbent plusieurs aspects du métabolisme cellulaire. Seuls les laboratoires qui voient juste les lignées cellulaires comme un outil subissent ce désagrément – les études rapportent un minimum de 30 % de contamination. Sur un autre plan, on sait bien que de minuscules détails expérimentaux auxquels on ne prête que rarement attention peuvent rendre une expérience non reproductible. Je ne prends qu’un exemple : il y a des milliers d’études sur la protéine dite « p53 », qui joue un rôle bien connu dans la transformation tumorale d’une cellule. Mais on sait aussi que l’expression de cette protéine peut être induite par un simple choc de la boîte de culture cellulaire. Ceci n’est pas juste un
L’intensification de la pression à la publication incite à prendre des arrangements coupables avec la rigueur ”
problème technique, mais a à voir avec la complexité des systèmes étudiés.
Quels pourraient être les moyens d’améliorer la reproductibilité ?
Je dirais qu’on a tendance à négliger les aspects techniques, le côté basique, de l’expérience. Il y a cependant une prise de conscience, et la technique vient au secours de celui qui veut faire des contrôles. On peut aujourd’hui détecter une contamination par un mycoplasme grâce à une expérience très simple et bon marché. Les mélanges et les dérives de lignées cellulaires peuvent être analysés par séquençage de nouvelle génération, pour un coût maintenant limité. Cela dit, je ne pense pas qu’améliorer la reproductibilité passe uniquement par des solutions techniques.
Pourquoi ?
Parce que les problèmes de reproduction impossible tiennent aussi à l’intensification de la pression à la publication, qui incite à prendre des arrangements coupables avec la rigueur. Ce n’est pas un hasard si l’on parle ici de recherche biomédicale, qui est sans doute plus exposée. Il y a encore une vingtaine d’années, on pouvait connaître personnellement tous les chercheurs de son domaine, ainsi que leur réputation d’expérimentateur plus ou moins rigoureux. Aujourd’hui, c’est devenu totalement impossible dans bien des domaines. Or le système de diffusion des savoirs scientifiques, à travers les articles évalués par des comités de lecture, n’a pas changé. Il est aujourd’hui en partie inadapté pour expertiser la qualité technique des articles. Dans certains domaines, les chercheurs les plus rigoureux sont clairement défavorisés, car ils seront plus lents et publieront moins.
Comment sortir de cette pression à la publication qui induit la parution de recherches souvent bâclées, et donc non reproductibles ?
J’ai une proposition qui paraîtra peutêtre utopique, mais que je pense efficace. Elle est inspirée des pratiques en vigueur dans les systèmes qualité de l’industrie : il s’agirait d’une sorte d’audit qualité mené chaque année sur une petite fraction, tirée au hasard, des publications parues dans les revues les plus prestigieuses. Un comité d’audit, composé par exemple de chercheurs jeunes retraités (pour éviter les conflits d’intérêts) et respectés, se rendrait dans les laboratoires et demanderait à voir toutes les preuves expérimentales de ce qu’affirme l’article. L’idée n’est pas de discuter l’interprétation, mais juste de regarder les données. Cette mesure serait très efficace pour contrer la mauvaise habitude prise de ne publier dans ces revues que des articles ne racontant que des « belles histoires », ce qui passe souvent par un certain embellissement des données. Par exemple, faire une expérience à trois reprises, et ne publier que les deux fois où elle a été positive, mais pas celle où elle a été négative. Le comité d’audit publierait simplement ses remarques. Cette menace planante inciterait la communauté scientifique dans son ensemble à être plus rigoureuse. L’idée n’est pas d’enfermer la recherche dans des normes de qualité pour la stériliser, mais juste de (re)venir à un niveau de rigueur technique que chacun croit partager.