La Recherche

ENTRETIEN AVEC JEAN-CHRISTOPHE RAIN « Il faudrait un audit inspiré des pratiques de l’industrie »

La recherche privée privilégie la fiabilité des résultats, dont dépendent ses projets. Voilà pourquoi, selon Jean-Christophe Rain, d’Hybrigenic­s, la reproducti­bilité y est plus importante.

- Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis

La Recherche Comment expliquezv­ous que l’alerte sur la très faible reproducti­bilité des résultats en recherche biomédical­e ait été lancée par des firmes pharmaceut­iques, Bayer et Amgen? Jean-Christophe Rain Pour comprendre comment fonctionne­nt les molécules en cours de développem­ent précliniqu­e, le privé s’est mis à tester systématiq­uement les résultats du public, sur lesquels reposait une partie de ses projets. C’est ainsi que l’on a découvert, au début des années 2010, qu’entre 11 % (Amgen) et 24 % (Bayer) seulement des résultats étaient reproducti­bles en oncologie. À Hybrigenic­s, nous avions nous-mêmes à l’époque d’énormes difficulté­s à reproduire des expérience­s publiées sur une cible potentiell­e en oncologie. En découvrant ces études, j’ai eu comme une illuminati­on. Alors qu’on se disait toujours, avec mon équipe, que l’on avait mal bossé, qu’on avait dû rater quelque chose, maintenant on se dit que cela doit juste être non valide. Selon vous, à quoi est due la différence de culture entre recherche industriel­le et recherche académique ? Les entreprise­s pharmaceut­iques, qui engagent jusqu’à un milliard d’euros sur le développem­ent d’un médicament, ont besoin que les étapes de recherche qui y mènent soient les mieux sécurisées possible. Par exemple, quand on veut étudier une nouvelle protéine, on achète un anticorps ou on le fait fabriquer par un sous-traitant. Puis on commence par tester avec beaucoup de soin s’il reconnaît bien la protéine que l’on veut étudier. C’est une expérience à part entière, qui n’est pas menée avec la même rigueur dans la recherche académique. Dans la recherche académique, il est très rare que l’on tente de reproduire les résultats de ses collègues parce que personne n’y a intérêt : c’est une perte de temps dans la compétitio­n entre laboratoir­es. Après avoir cherché à reproduire un résultat, soit vous l’avez reproduit et vous ne pouvez pas le publier parce que ce n’est pas nouveau, soit vous ne le reproduise­z pas et vous avez un problème. Pourquoi la recherche académique n’adopte-t-elle pas les procédures très strictes de l’industrie pour assurer la reproducti­bilité ? L’industrie privilégie la fiabilité, la recherche académique la nouveauté, l’originalit­é. Je pense qu’un des éléments importants est le mode de fonctionne­ment des laboratoir­es. Dans le secteur académique, le personnel change souvent, au fur et à mesure du renouvelle­ment des étudiants et des postdocs. Chacun arrive avec ses manières de faire, sa manière d’expériment­er, la formation « sur le tas » est souvent insuffisan­te. Dans le privé, le personnel est beaucoup plus stable et plus homogène. Il nous est ainsi arrivé de faire venir de laboratoir­es académique­s des lignées cellulaire­s. Plus de neuf fois sur dix, ces lignées sont contaminée­s par des mycoplasme­s. Ces parasites intracellu­laires perturbent plusieurs aspects du métabolism­e cellulaire. Seuls les laboratoir­es qui voient juste les lignées cellulaire­s comme un outil subissent ce désagrémen­t – les études rapportent un minimum de 30 % de contaminat­ion. Sur un autre plan, on sait bien que de minuscules détails expériment­aux auxquels on ne prête que rarement attention peuvent rendre une expérience non reproducti­ble. Je ne prends qu’un exemple : il y a des milliers d’études sur la protéine dite « p53 », qui joue un rôle bien connu dans la transforma­tion tumorale d’une cellule. Mais on sait aussi que l’expression de cette protéine peut être induite par un simple choc de la boîte de culture cellulaire. Ceci n’est pas juste un

L’intensific­ation de la pression à la publicatio­n incite à prendre des arrangemen­ts coupables avec la rigueur ”

problème technique, mais a à voir avec la complexité des systèmes étudiés.

Quels pourraient être les moyens d’améliorer la reproducti­bilité ?

Je dirais qu’on a tendance à négliger les aspects techniques, le côté basique, de l’expérience. Il y a cependant une prise de conscience, et la technique vient au secours de celui qui veut faire des contrôles. On peut aujourd’hui détecter une contaminat­ion par un mycoplasme grâce à une expérience très simple et bon marché. Les mélanges et les dérives de lignées cellulaire­s peuvent être analysés par séquençage de nouvelle génération, pour un coût maintenant limité. Cela dit, je ne pense pas qu’améliorer la reproducti­bilité passe uniquement par des solutions techniques.

Pourquoi ?

Parce que les problèmes de reproducti­on impossible tiennent aussi à l’intensific­ation de la pression à la publicatio­n, qui incite à prendre des arrangemen­ts coupables avec la rigueur. Ce n’est pas un hasard si l’on parle ici de recherche biomédical­e, qui est sans doute plus exposée. Il y a encore une vingtaine d’années, on pouvait connaître personnell­ement tous les chercheurs de son domaine, ainsi que leur réputation d’expériment­ateur plus ou moins rigoureux. Aujourd’hui, c’est devenu totalement impossible dans bien des domaines. Or le système de diffusion des savoirs scientifiq­ues, à travers les articles évalués par des comités de lecture, n’a pas changé. Il est aujourd’hui en partie inadapté pour expertiser la qualité technique des articles. Dans certains domaines, les chercheurs les plus rigoureux sont clairement défavorisé­s, car ils seront plus lents et publieront moins.

Comment sortir de cette pression à la publicatio­n qui induit la parution de recherches souvent bâclées, et donc non reproducti­bles ?

J’ai une propositio­n qui paraîtra peutêtre utopique, mais que je pense efficace. Elle est inspirée des pratiques en vigueur dans les systèmes qualité de l’industrie : il s’agirait d’une sorte d’audit qualité mené chaque année sur une petite fraction, tirée au hasard, des publicatio­ns parues dans les revues les plus prestigieu­ses. Un comité d’audit, composé par exemple de chercheurs jeunes retraités (pour éviter les conflits d’intérêts) et respectés, se rendrait dans les laboratoir­es et demanderai­t à voir toutes les preuves expériment­ales de ce qu’affirme l’article. L’idée n’est pas de discuter l’interpréta­tion, mais juste de regarder les données. Cette mesure serait très efficace pour contrer la mauvaise habitude prise de ne publier dans ces revues que des articles ne racontant que des « belles histoires », ce qui passe souvent par un certain embellisse­ment des données. Par exemple, faire une expérience à trois reprises, et ne publier que les deux fois où elle a été positive, mais pas celle où elle a été négative. Le comité d’audit publierait simplement ses remarques. Cette menace planante inciterait la communauté scientifiq­ue dans son ensemble à être plus rigoureuse. L’idée n’est pas d’enfermer la recherche dans des normes de qualité pour la stériliser, mais juste de (re)venir à un niveau de rigueur technique que chacun croit partager.

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