À Tchernobyl, le feu attise le danger de la radioactivité
Yves Balkanski, CEA, Nikolaos Evangeliou, Institut norvégien pour la recherche sur l’air, Timothy Mousseau, université de Caroline du Sud, Sergiy Zibtsev, université nationale de la vie et des sciences environnementales d’Ukraine, Anders Pape Møller, CNRS
Le 29 avril dernier, environ 75 hectares de forêt partaient en fumée à proximité de l’ancienne centrale nucléaire de Fukushima, au Japon, faisant craindre aux autorités japonaises des pics de radioactivité. En effet, de tels feux remettent en suspension dans l’atmosphère la radioactivité déposée après le tsunami. Un phénomène semblable est redouté sur le site de Tchernobyl, en Ukraine. Grâce à des images satellite couplées à un modèle de chimie atmosphérique, nous avons quantifié l’impact potentiel de tels feux en étudiant différents épisodes de feux de forêt (1). Les taux de radioactivité qui pourraient être réintroduits sont inquiétants. L’accident de Tchernobyl a introduit dans l’atmosphère deux exabecquerels (soit 2 x 1018 becquerels) de nombreux éléments radioactifs, comme le césium 144, le césium 141, le ruthénium 106 ou encore le baryum 140. Ils se sont ensuite déposés dans un périmètre de 30 kilomètres autour du réacteur. Les dépôts de ces éléments radioactifs étaient tels qu’ils ont justifié l’interdiction de l’accès dans une zone de 2 600 km2. Les autorités biélorusses (la frontière entre la Biélorussie et l’Ukraine étant très proche de Tchernobyl) ont, quant à elles, créé une zone restreinte de 2 200 km2. Les populations de
cette zone d’exclusion de Tchernobyl (ZEC) ont été évacuées et seuls les services de secours et des scientifiques équipés de dosimètres sont autorisés à y pénétrer. En 1986, les forêts constituaient 53 % de la zone d’exclusion de Tchernobyl. L’absence de suppression des jeunes arbres ainsi que la disparition de l’agriculture sur cette zone ont conduit les pâtures qui étaient là où les agriculteurs cultivaient le blé et le lin, à se transformer en forêts de bouleaux (Betula pendula) et de pins (Pinus Sylvestris). Trente et un ans plus tard, les forêts se sont considérablement étendues et représentent plus de 70 % de la zone d’exclusion. Les radionucléides qui ont été déposés au-dessus de ces forêts ont pour la plupart migré dans les sols. Les scientifiques étudiant les sols forestiers ont montré que 90 % du strontium 90, l’un de ces radionucléotides, était contenu dans les dix centimètres de sol près de la surface (2) alors que 80 % du césium 137 résidait dans les cinq centimètres les plus superficiels (3). Lorsque les arbres, les herbes et autres plantes respirent, ils pompent de l’eau et des nutriments par leurs racines. Or les atomes de strontium et de césium forment des sels qui sont des analogues du potassium et du calcium, les nutriments dont se nourrissent les arbres, et sont ainsi assimilés par les plantes à la place de ces nutriments. Quand les feuilles et les aiguilles des pins se détachent à l’automne, elles déposent avec elles la radioactivité de ces sels sur la couche superficielle du sol. C’est donc le couvert végétal de la forêt qui abrite ces éléments radioactifs. Sans ce couvert, il est probable qu’une partie de la radioactivité serait dispersée par l’érosion et qu’une autre serait recueillie par les eaux des nappes phréatiques. Les lois ukrainiennes stipulent que tout ce qui a été émis par la catastrophe de Tchernobyl et déposé sur cette zone empêche toute activité résidentielle ou d’exploitation des forêts, bien qu’il existe quelques contrevenants à ces lois. Ainsi, la décontamination dans la majorité de la zone d’exclusion se produit et se produira par les processus naturels de désintégration radioactive et de migration des isotopes dans les sols. Le bois mort constitue un amas de biomasse qui s’est considérablement accru. La plupart des 1800 km2 de forêts sur cette zone ne sont pas gérés. Lorsque les arbres viennent à maturité et meurent, ils tombent, permettant à plus de lumière de pénétrer sous le couvert et de laisser pousser les broussailles et autres végétaux. Les forêts proches de Tchernobyl forment ainsi des amas naturels de végétation en décomposition dont la hauteur permet au feu de se propager facilement vers les couronnes des arbres. Ces types de feux sont particulièrement difficiles et dangereux à combattre.
Transport atmosphérique
Les retombées radioactives de Tchernobyl se concentrent sur deux zones : l’une est une région qui a pour centre la centrale de Tchernobyl, où l’activité du dépôt de matériau radioactif a été mesurée entre 40 et plus de 1 480 kBq/m2 ; l’autre se situe en Biélorussie. Ces régions sont estimées contaminées par l’Agence internationale pour l’énergie atomique, car l’activité y dépasse le seuil de 40 kBq/m2 concernant les émetteurs bêta et gamma. Dans des régions non contaminées, elle se situe généralement entre 0 et 5 kBq/m2. Pendant plusieurs périodes, des feux se sont propagés sur ces territoires qui renferment des dépôts radioactifs de Tchernobyl. L’analyse des surfaces brûlées à partir de traces de feux observées par le capteur installé sur les instruments spatiaux Modis (*) révèle des feux sur cette zone en 2002, 2008 et 2010. Plus récemment, des observations in situ ont donné lieu à des interventions pour des feux qui se sont propagés lors des étés 2015 et 2016 dans ces régions. L’imagerie de Modis indique que 185 feux se sont produits sur ces zones en 2002, 50 en 2008 et 54 en 2010. Ils ont respectivement brûlé 473, 125 et 173 hectares. Lors de ces feux, le radionucléide qui constitue potentiellement un danger pour la santé est le césium 137, car c’est le plus abondant dans les retombées de Tchernobyl. Cet isotope du césium a une demi-vie (*) de 30 ans et est réinjecté efficacement dans l’atmosphère par les feux à partir de la litière brûlée. Les résidus
de feux constitués par les feuilles et les cendres laissées au sol peuvent contenir une radioactivité très élevée. Des mesures faites près de Tchernobyl à l’été 2016 ont montré dans la Forêt rouge, le nom donné à la forêt située dans une zone de 10 km autour de l’ancienne centrale, une dose de 0,993 millisievert par heure (mSv/h). À ce même endroit, la radioactivité mesurée quelques mois plus tôt n’était que de 0,100 à 0,200 mSv/h. Afin de comprendre comment des feux dans les zones où la radioactivité de Tchernobyl est déposée peuvent remettre en suspension dans l’atmosphère des radionucléides et les déplacer à des centaines, voire des milliers de kilomètres, nous avons utilisé un modèle global de transport atmosphérique décrivant le cycle du césium 137. Grâce à la simulation des feux de 2002, 2008, 2010 et 2015, nous avons estimé la quantité de césium 137 injectée dans l’atmosphère. De plus, nous avons étudié trois scénarios distincts afin d’évaluer le danger que pourraient représenter des feux de grande ampleur sur ces zones : pour la première de ces hypothèses, 10 % de la superficie de la ZEC est brûlée et le césium 137 en resuspension est transporté dans l’atmosphère ; pour la deuxième hypothèse, c’est 50 % de cette zone qui est brûlée ; dans le troisième cas, nous avons supposé que les feux couvriraient l’intégralité de cette zone. Ces simulations nous ont permis de calculer qu’entre 0,1 et 1,6 % de la quantité totale de césium 137 déposée par l’incident de Tchernobyl serait remise en suspension dans l’atmosphère lors de ces feux (Fig. 1). Dans ces calculs, nous avons considéré les deux mécanismes suivants : premièrement, les dépôts de césium des sols ont été corrigés pour prendre en compte leur décroissance radioactive. Deuxièmement, seule une fraction de 40 % du césium des sols ou de la biomasse est réinjectée dans l’atmosphère (une hypothèse basse si l’on prend l’ensemble des études qui ont mesuré cette fraction). Nous avons ainsi comparé l’activité volumique du césium 137, c’est-à-dire la concentration en césium 137 de l’atmosphère, causée par ces feux, avec celui de la catastrophe initiale. Notre conclusion principale est que cette activité est élevée (entre 10 et 30 mBq/m3) le long d’une région nord-sud qui s’allonge sur plus de 1000 km et sur une largeur de plus de 300 km, et qu’elle est très élevée (supérieure à 30 mBq/m3)
dans le cas d’un feu d’une superficie allant de 50 à 100 % de la zone d’exclusion qui couvrirait une région de 150 km de long sur 30 km de large. Ainsi, si les vents venaient du nord, ces radionucléides pourraient atteindre la ville de Kiev, qui se situe à moins de 100 km de Tchernobyl, et son principal réservoir d’eau potable. Cela causerait une crise sanitaire inédite depuis l’accident de 1986. Or, avec le changement climatique, le risque de feu va s’accroître considérablement. Tous les modèles de climat prévoient en effet une augmentation des températures entre les années 2015 et 2100 dans la région de Tchernobyl et en Biélorussie, et une légère baisse des précipitations. Enfin, l’accroissement des températures augmentera la fréquence des éclairs, qui sont une des causes majeures de démarrage des feux. La combustion de la végétation en période de feux est une source de fines particules qui se déposent sur les sols. Les radionucléides présents sont attachés à ces particules qui, plus tard, peuvent être entraînées par l’érosion des sols. Des observations ont montré que le stress des arbres lié à la température, aux fortes concentrations d’ozone et au manque d’eau augmente le risque d’attaque de ces arbres par les insectes et autres pathogènes. Il s’ensuit souvent une multiplication des chenilles dans ces arbres qui conduit à la perte totale des feuilles. De tels arbres accroissent encore le risque d’incendie car leur contenu en eau est bien moins élevé que celui d’un arbre pourvu de feuilles. La perte du couvert favorise aussi l’érosion et ainsi la remise en suspension des radionucléides attachés à ces particules. Timothy Mousseau, biologiste à l’université de Caroline du Sud, aux États-Unis, et ses collègues ont montré que, dans les forêts contaminées de la région de Tchernobyl, la décomposition des feuilles mortes et de l’ensemble des végétaux est significativement ralentie (4). Dans certaines parties de ces forêts, les stocks de carbone ont été multipliés par deux par rapport à la période pré-1986. Ces amas de feuilles et autres débris végétaux deviennent inflammables en période sèche. En outre, les biologistes ont mis en avant que, lorsque des feuilles non contaminées sont transportées et placées dans des zones à forte contamination, elles se décomposent beaucoup plus lentement que les feuilles restées dans leur zone d’origine. La conséquence de cette décomposition lente est que l’amas de feuilles et d’autres débris des régions les plus contaminées près de Tchernobyl est quatre fois plus épais que dans les régions les moins contaminées, créant un réservoir de matière inflammable. Le couvert végétal a aussi pour effet de protéger le sol de l’érosion, donc l’accroissement des forêts dans la zone d’exclusion retient ces sols contaminés sur la zone.
Prévention insuffisante
Les feux les plus ravageurs qu’ait connus la région ont eu lieu en 1992. Environ 17 000 hectares de forêts ont alors brûlé au-dessus de sols contaminés, dont 5 000 hectares sous forme de feux de cimes, se propageant très rapidement. En réaction à ce risque de dispersion de la radioactivité, une équipe de 600 spécialistes forestiers fut créée. Grâce à une relative accalmie entre 1993 et 2010, la quantité de feuilles et de branchages n’a cessé de croître dans ces régions. Durant cette période, environ 1 100 feux de taille petite à moyenne ont été décomptés, incluant des régions où les sols sont fortement contaminés. Parallèlement, le financement des équipements et des forces pour combattre ces incendies n’a cessé de diminuer depuis dix ans. Les six tours d’observation de la zone d’exclusion ne couvrent que 30 à 40 % de cette zone : le système d’alerte de démarrage des feux est donc assez restreint. De larges parties de la zone restent également difficiles d’accès, du fait du manque de personnel – l’équipe de forestiers a perdu 40 % de ses effectifs ces vingt dernières années – et du non-entretien des routes. Les perspectives sont sombres. En dépit de l’installation d’un système de vidéosurveillance, les conditions ne sont pas réunies pour combattre efficacement un feu important dans cette zone.
Avec le changement climatique, le risque de feu va s’accroître considérablement