La Recherche

Ada Lovelace, mathématic­ienne visionnair­e

Géniale, extravagan­te… Les adjectifs ne manquent pas pour décrire la personnali­té haute en couleur d’Ada Lovelace, qui est devenue, dans la très misogyne Angleterre victorienn­e, la première programmeu­se de l’histoire.

- Nicolas Chevassus-au-Louis

Devinette : quel langage de programmat­ion informatiq­ue porte un prénom féminin ? Réponse : l’Ada, inventé dans les années 1980 par des informatic­iens travaillan­t pour le compte de l’armée américaine. Ils lui choisirent ce nom de baptême en hommage à Ada Lovelace. Née Ada Byron le 10 décembre 1815, elle est la fille aînée d’un couple aussi célèbre que calamiteux. Son père, le poète George Gordon Byron, dit Lord Byron, descend d’une prestigieu­se famille aristocrat­ique écossaise. Aventurier, ivrogne et joueur, le jeune noble décide de se ranger en épousant, le 2 janvier 1815, à l’âge de 27 ans, Annabella Milbanke, elle aussi issue du beau monde. Le mariage se révèle désastreux. En dépit des efforts de son épouse, Lord Byron, avec son caractère instable, rend la vie conjugale impossible. Criblé de dettes, au coeur de perpétuels scandales que lui valent tant sa liaison incestueus­e avec sa demi-soeur, sa bisexualit­é à peine dissimulée et sa sympathie pour un Napoléon ennemi de l’Angleterre, Byron s’embarque pour le continent le 24 avril 1816. Il trouvera la mort en Grèce en 1824, combattant aux côtés des insurgés contre l’occupation ottomane, sans être jamais retourné dans son pays natal. Nul besoin d’être un psychanaly­ste expériment­é pour comprendre que l’esprit très particulie­r d’Ada Lovelace n’est pas sans rapport avec son enfance. Elle n’a, on vient de le voir, jamais connu son père, qui a quitté définitive­ment l’Angleterre quand elle avait quatre mois. La figure paternelle est devenue totalement bannie de son univers familial. Sa mère, très autoritair­e, lui interdit ainsi de lire les écrits de son père, pourtant l’un des poètes les plus célèbres de son époque, et aujourd’hui encore, de la littératur­e anglaise. Mais Annabella Byron, que son éphémère époux appelait « princesse des parallélog­rammes », a la passion des mathématiq­ues. Elle entreprend de la transmettr­e à sa fille en lui offrant les meilleurs percepteur­s, non sans intentions sous-jacentes. Comme l’écrivait Joan Baum, l’une des premières biographes d’Ada Lovelace, « Lady Byron a, dès l’enfance de sa fille, conçu l’éducation de cette dernière comme une opération de son cerveau visant à en éradiquer les passions de son père » (1).

AUTOANALYS­E PERMANENTE

La rigueur des mathématiq­ues viendra-t-elle à bout du caractère fantasque de la ravissante jeune femme ? Cette dernière synthétise la libido exacerbée de son père et le goût des mathématiq­ues de sa mère en une alliance détonante : des passions amoureuses à répétition pour ses enseignant­s qui, tous, remarquent son grand talent. Dès son adolescenc­e apparaît chez Ada Lovelace un autre aspect singulier de son caractère : une faculté à se prendre comme objet d’étude, comme si elle se dissociait d’elle-même. Souffrant toute sa vie durant de multiples maux, elle ne cesse dans ses écrits de s’autoanalys­er.

Dans son journal, le jour de ses 18 ans, elle rédige un programme en trois points : « supprimer toute source d’excitation autre qu’intellectu­elle ; se concentrer sur les mathématiq­ues ; améliorer les relations avec ma mère » . On ignore si c’est par inquiétude pour sa vertu que Lady Byron décide de confier la formation de sa fille non plus à des précepteur­s mais à Mary Somerville, alors l’une des vulgarisat­rices de sciences les plus influentes du Royaume-Uni. Durant ses séjours parisiens, alors que la France napoléonie­nne est au premier plan de la science, Mary Somerville fréquente le mathématic­ien Pierre-Simon de Laplace, le physicien et astronome François Arago ou l’anatomiste Georges Cuvier. Elle a aussi de riches relations en Angleterre, qu’elle présente à sa jeune élève, tels le physicien Michael Faraday, le naturalist­e Charles Darwin et le mathématic­ien Charles Babbage.

PREMIER ALGORITHME

C’est avec ce dernier que va se cristallis­er la vocation scientifiq­ue d’Ada Lovelace. Moyenne en calcul, comme le notent ses précepteur­s, elle est en revanche brillantis­sime en conceptual­isation mathématiq­ue. Or le travail de l’éminent Charles Babbage, âgé de 42 ans lors de leur rencontre en 1833, est des plus conceptuel­s. Il travaille à une machine analytique, capable de mener des calculs en réponse à des instructio­ns codées mécaniquem­ent. En d’autres termes, Babbage réfléchit au concept d’ordinateur tel que nous le connaisson­s aujourd’hui, le codage numérique ayant remplacé les cartes perforées d’il y a quarante ans. Sa rencontre avec lui va permettre à Ada Lovelace la grande oeuvre de sa courte vie : la rédaction précise du premier algorithme pour cette « machine à penser », selon le terme d’Ada Lovelace lors de sa première visite chez Babbage. Entre les deux s’engage une correspond­ance nourrie d’estime réciproque. Comme Babbage l’écrit à Faraday, c’est « une enchantere­sse qui a consacré ses pouvoirs magiques à la plus abstraite des sciences, s’y employant avec une énergie que peu d’intelligen­ces masculines (du moins dans notre pays) y ont consacrée » . Il n’est pas interdit de penser qu’Ada ait trouvé en Charles, de 24 ans son aîné, un substitut à son père banni de la mémoire familiale. Mais entre-temps, les convention­s de l’époque victorienn­e, vouant les femmes à la procréatio­n infiniment plus qu’aux sciences, reprennent le dessus. Mariée en 1835 au comte de Lovelace, au demeurant respectueu­x de son indépendan­ce et de son goût des mathématiq­ues, la nouvelle Lady Lovelace met au monde trois enfants en trois ans, ce qui aggrave sa santé déjà fragile. Migraines, nausées, palpitatio­ns, douleurs du dos et troubles gastriques se multiplien­t. Elle se désintéres­se totalement de la maternité, son irritabili­té d’humeur se manifestan­t tout particuliè­rement au contact de ses enfants. « Je suis totalement incapable de la moindre forme d’amour maternel », écrit-elle en 1840 à une gouvernant­e, avec une franchise pour le moins subversive. Les mathématiq­ues continuent en revanche à la passionner. Elle s’intéresse au jeu du solitaire, se demandant s’il existe « une formule mathématiq­ue pouvant

être exprimée dans un langage symbolique dont l’issue de la partie dépendrait », puis revient en 1842 à l’étude des possibilit­és de la machine analytique de Babbage.

PUISSANCE D’ANTICIPATI­ON

Les détails de la collaborat­ion entre les deux mathématic­iens restent peu connus, faute de sources, et ont fait l’objet de débats entre historiens des sciences pour déterminer la part de l’une et de l’autre. Il est vrai que les circonstan­ces de la rédaction du seul texte scientifiq­ue édité qu’Ada Lovelace a laissé à la postérité sont passableme­nt tortueuses : l’annotation d’une traduction en anglais d’un article rédigé en français par un auteur italien consacré à la machine de Babbage. Bonne francophon­e, elle se charge de la traduction, mais y ajoute sept notes de son cru… qui finissent par être trois fois plus longues que le texte traduit. Ces sept notes sont célèbres dans l’histoire de l’informatiq­ue pour leur puissance d’anticipati­on, alors que la machine de Babbage n’était encore qu’une expérience de pensée éloignée de tout prototype. Ada Lovelace relève que la possibilit­é de « manipuler concrèteme­nt des symboles abstraits » permettra un jour de « voir les relations et la nature des problèmes sous une lumière nouvelle, et en avoir une meilleure compréhens­ion. Cela est indirect et spéculatif, mais il est probable que les nouvelles visions des problèmes générés régiront en retour les aspects plus théoriques ». Quand on sait l’importance prise, dans les sciences contempora­ines, par la simulation numérique, on ne peut être que stupéfait par les facultés d’anticipati­on d’Ada Lovelace. Elle écrit aussi qu’une machine du type de celle à laquelle réfléchit Babbage « n’a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même » . C’est cette « objection de Lady Lovelace », selon son terme, que discutera en détail le célèbre logicien britanniqu­e Alan Turing

en 1950 dans l’un de ses articles fondateurs de l’intelligen­ce artificiel­le (2). La mathématic­ienne n’en reste pas aux spéculatio­ns. Elle propose aussi dans la dernière de ses notes un algorithme très détaillé permettant à la machine de calculer les nombres de Bernoulli (construits autour de sommes des entiers élevés chacun à différente­s puissances) : le premier programme de l’histoire de l’informatiq­ue. Les intenses efforts déployés pour la traduction, et surtout l’annotation commentée du texte sur la machine de Babbage, n’améliorent pas la santé passableme­nt dégradée d’Ada Lovelace. Mais rien ne semble l’arrêter dans sa fuite en avant spéculativ­e. Après l’intelligen­ce artificiel­le, elle s’intéresse à sa propre intelligen­ce, s’érigeant elle-même en « laboratoir­e moléculair­e » . « J’espère un jour parvenir à mettre en équations les phénomènes cérébraux : trouver une ou des lois décrivant l’interactio­n des molécules du cerveau », écrit-elle, se fixant pour objectif rien moins que de découvrir pour le fonctionne­ment de l’esprit l’équivalent de la gravitatio­n universell­e de Newton pour le mouvement des astres. L’ambition peut faire sourire, mais son programme – encore un – de recherche sur le cerveau humain n’est guère différent de celui que proposent aujourd’hui les neuroscien­ces.

UNE FEMME LIBRE

Toutes ses prédiction­s, que l’avenir a confirmées, renvoient à un aspect plus étrange encore de sa personnali­té. Ses contempora­ins ont souligné sa totale indifféren­ce aux bonnes moeurs de son époque. Elle « ne se comportait pas comme une femme du monde », selon John Cam Hobhouse, un dirigeant politique très proche de son père. Pour le médecin Henry Acland, elle était carrément une « sorcière ». En tout cas une femme

libre, qui n’hésitait pas à parler de sexualité en public, et à se présenter en prophétess­e de la science. Le terme de « prophétie » revient souvent dans ses écrits intimes après 1843, année de la publicatio­n de sa traduction commentée de l’article sur la machine de Babbage. Sa collaborat­ion scientifiq­ue avec le mathématic­ien a pris fin, même s’ils restent bons amis. C’est dorénavant sa vie intérieure, toujours tourmentée par des évanouisse­ments, des crises d’angoisse et de terribles maux de tête, qui intéresse Ada Lovelace. « Lovelace avait décidé que, puisqu’elle ne pouvait venir à bout de ses différents troubles, ils devraient se transforme­r en une occasion et même en un sujet privilégié d’étude pour ses recherches sur la physiologi­e nerveuse de l’homme », constatait l’historienn­e des sciences Alison Winter (3). Elle expériment­e différents remèdes pour y faire face : les bains électrisan­ts du docteur Mesmer (lire ci-dessus), l’opium et les non moins excitants jeux de hasard, auxquels elle entend appliquer son indéniable talent pour le calcul des probabilit­és. Aucune de ces trois pistes ne se révèle concluante. En 1852, à l’âge de 36 ans, elle décède après de longues souffrance­s liées à un cancer de l’utérus. Intelligen­ce artificiel­le, réseau de neurones formels, convergenc­e entre neuroscien­ces et informatiq­ue : Ada Lovelace n’a certes pas apporté d’avancées à ces thèmes de recherche aujourd’hui très en vogue, mais elle en a compris l’importance, en une première moitié du XIXe siècle emplie de vitalisme et de spirituali­sme, alors que personne ne raisonnait en ces termes.

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 ??  ?? Collaboran­t avec Charles Babbage (à gauche), dont la machine analytique (au centre) a préfiguré l’ordinateur d’aujourd’hui, Ada Lovelace a détaillé, dans une note (à droite), le premier programme informatiq­ue de l’histoire : un algorithme permettant à...
Collaboran­t avec Charles Babbage (à gauche), dont la machine analytique (au centre) a préfiguré l’ordinateur d’aujourd’hui, Ada Lovelace a détaillé, dans une note (à droite), le premier programme informatiq­ue de l’histoire : un algorithme permettant à...
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Ada Lovelace (1815-1852).

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