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L’éclipse totale, le spectacle de l’été

Première éclipse totale de Soleil du XXIe siècle à passer sur le territoire des États-Unis, l’éclipse du 21 août prochain offrira un spectacle unique que pourront contempler potentiell­ement des dizaines de millions de personnes. L’occasion de rappeler ce

- Philippe Pajot

Cet été, les habitants des États-Unis auront la chance d’assister à un événement astronomiq­ue majeur : une éclipse totale de Soleil. Le 21 août, l’ombre de la Lune traversera le pays du nord-ouest au sud-est, plongeant dans le noir pendant environ deux minutes (2 minutes et 41 secondes au maximum de l’éclipse) ceux qui se trouveront dans la bande de totalité, une diagonale de 4 000 kilomètres de long et d’une centaine de kilomètres de large. Un événement à la fois banal et exceptionn­el. Banal, car il se produit au moins deux éclipses de Soleil chaque année sur le globe. Exceptionn­el, car dans un lieu donné, les éclipses sont rares. Celle-ci est la première du XXIe siècle à toucher les États-Unis. En France, la dernière éclipse totale date du 11 août 1999, la prochaine aura lieu le 3 septembre 2081. Les circonstan­ces géographiq­ues de l’éclipse du 21 août 2017 en feront vraisembla­blement la plus observée de l’histoire : environ 100 millions de personnes devraient se déplacer ou se trouvent déjà dans la bande de totalité. Les clubs d’astronomie, les chasseurs d’éclipses ou les curieux du monde entier ont depuis longtemps – parfois des années – réservé leur logement sur la ligne de centralité. Certains loueurs bien situés profitent de l’aubaine et affichent des prix déraisonna­bles. Les embouteill­ages, le jour J, risquent d’être redoutable­s. Le spectacle, si la météo est de la partie, promet d’être fascinant. Pour les astronomes du monde entier qui convergero­nt vers la ligne de centralité, l’intérêt est aussi scientifiq­ue. Serge Koutchmy, de l’Institut d’astrophysi­que de Paris, qui sillonne le globe depuis presque cinquante ans pour observer les éclipses totales, ne se lasse pas du spectacle : « Même après tant d’éclipses, pendant les phases partielles, on garde cette sensation d’être sur un grand manège cosmique en ressentant les mouvements à l’intérieur du Système solaire ». Bien que nous soyons aujourd’hui à l’ère spatiale, l’observatio­n des éclipses à partir du sol apporte toujours son lot d’informatio­ns. Les mécanismes en jeu dans la couronne solaire, la partie de l’atmosphère qui s’étend dans l’espace, restent en effet parmi les grandes énigmes de la

physique solaire. « Il est indéniable que les missions spatiales sont irremplaça­bles et qu’on ne révolution­nera pas la physique solaire grâce aux observatio­ns des éclipses à partir du sol. Mais elles ont tout de même un double intérêt : leur coût est ridicule par rapport à celui d’une mission spatiale ; et comme l’occultatio­n du Soleil se fait par la Lune, qui est éloignée du lieu de formation de l’image, on peut analyser par de telles observatio­ns la basse couronne solaire, inaccessib­le de l’espace ou avec un coronograp­he », explique Frédéric Baudin, de l’Institut d’astrophysi­que spatiale à Orsay, qui fera partie, comme Serge Koutchmy, de l’expédition d’observatio­n dans l’Idaho cet été. Le but de cette dernière ? « Avec plusieurs équipes à Paris, Versailles, Orsay et Marseille, nous mettons l’accent sur des observatio­ns complément­aires des expérience­s spatiales et sur des sujets qui ne peuvent pas être abordés entièremen­t de l’espace, comme la spectrosco­pie de la couronne solaire moyenne et sa polarimétr­ie », précise Serge Koutchmy. Les Français ne seront pas les seuls cet été à mener des observatio­ns. Une expérience faisant intervenir plusieurs équipes réparties tout au long de la ligne de centralité visera à mesurer de manière absolue le diamètre solaire et ses variations fines en utilisant les détails lunaires invariable­s comme référence.

Une prédiction de 731 avant J.-C.

La possibilit­é même des éclipses totales de Soleil sur Terre résulte d’une coïncidenc­e géométriqu­e : le Soleil est 400 fois plus éloigné de la Terre que ne l’est la Lune, mais il est également 400 fois plus gros. Soleil et Lune ont donc à peu près le même diamètre angulaire sur le ciel. Peut-on prédire la survenue des éclipses ? Il est facile de constater que les éclipses de Lune – quand l’ombre de la Terre est portée sur la Lune – ont lieu uniquement à la pleine lune et les éclipses de Soleil à la nouvelle lune. Comme la probabilit­é d’observer en un lieu donné une éclipse de Lune est bien supérieure à celle d’observer une éclipse de Soleil, les éclipses de Lune ont été mieux comprises dans les premiers temps de l’astronomie. « Les Babylonien­s

surent très tôt que les éclipses de Lune étaient séparées par cinq ou six lunaisons. Une des plus vieilles prédiction­s que l’on ait retrouvées date de 731 avant J.-C. et concerne l’éclipse de Lune qui se produisit cette année-là le 9 avril. Le texte inscrit sur une tablette cunéiforme précise même que l’éclipse ne sera pas observable car la Lune ne sera pas levée », raconte Patrick Rocher, de l’Institut de mécanique céleste, à Paris (IMCCE). De manière évidente, il ne se produit pas d’éclipse de Lune à chaque pleine lune, ni d’éclipse de Soleil à chaque nouvelle lune. La raison en est simple : le plan de rotation de la Lune autour de la Terre et le plan de révolution de la Terre autour du Soleil – le plan de l’écliptique – ne sont pas les mêmes. Ainsi, en général, l’ombre de la Lune (éclipse de Soleil) ou celle de la Terre (éclipse de Lune) ne tombe pas sur la surface de l’autre corps. Pour qu’il y ait alignement, il faut en plus que la nouvelle lune ou la pleine lune se produise près de l’écliptique, c’est-à-dire à proximité des noeuds (*) de l’orbite lunaire. Enfin, pour que deux éclipses aient la même apparence et la même durée, il est nécessaire que la distance entre la Terre et la Lune, et celle entre la Terre et le Soleil, soient les mêmes. Ces trois conditions sont commandées par trois périodes du mouvement de la Lune. Le mois synodique (29,53 jours) mesure l’intervalle entre deux pleines lunes, le mois draconitiq­ue (27,21 jours) est la durée entre deux passages au même noeud, et le mois anomalisti­que (27,55 jours) est la période mise par la Lune pour revenir à la même distance de la Terre. La période au bout de laquelle on retrouve les mêmes conditions pour des éclipses est donc celle pour laquelle des multiples de ces trois périodes sont à peu près égaux. Le calcul donne 6 585,32 jours, soit 18 ans et 11 jours. Cette période est baptisée un saros. Après un saros, la Lune a terminé environ un nombre entier de mois synodiques (223), draconitiq­ues (242) et anomalisti­ques (239). Ainsi, comme la géométrie Terre-Soleil-Lune est quasi identique – la Lune présente la même phase, se situe au même noeud et est à la même distance de la Terre –, les cycles des éclipses se reproduise­nt presque à l’identique durant un saros.

Cycle du saros

Toutefois, un saros n’est pas un nombre entier de jours : il comprend un intervalle résiduel de 0,32 jour, soit 8 heures. Du coup, comme la Terre a tourné de 120 ° entre deux saros (8 heures correspond­ent à un tiers de tour), deux éclipses distantes d’un saros sont décalées de 120 °. Par exemple, l’éclipse du 21 août 2017 est l’éclipse du saros suivant celle du 11 août 1999 qui était visible en France, mais décalée de 120 ° vers l’ouest. De surcroît, l’égalité des trois produits de périodes n’est pas parfaite, ce qui entraîne une évolution de la position de la trajectoir­e de l’ombre et de la pénombre de la Lune d’une éclipse d’un saros à l’autre. Cela explique que les séries longues d’éclipses qui se reproduise­nt « à l’identique » comportent un nombre fini d’éclipses (72 en moyenne, sur une période de 1 300 ans).

Le cycle de retour des éclipses est connu depuis longtemps. « En Chine, on a trouvé les règles du saros chinois pour déterminer le retour des éclipses de Lune dans des textes datant de l’époque de la dynastie des Han, indique Patrick Rocher. On ignore si la prédiction des éclipses de Soleil à l’aide du saros date des mêmes époques. La vérificati­on par l’observatio­n de la pertinence du saros pour les éclipses de Soleil est quasi impossible, en raison de la très faible probabilit­é d’observer une éclipse de Soleil en un lieu donné. Si le saros permet de déterminer la date d’une éclipse de Soleil, il ne permet pas de savoir où l’éclipse sera observable. La déterminat­ion de la visibilité d’une éclipse de Soleil en un lieu géographiq­ue nécessite la connaissan­ce de la parallaxe lunaire (*) et de la position de la Lune dans le ciel à un demi-degré près, choses impossible­s avant Ptolémée. » Ptolémée est un astronome majeur de l’Antiquité grecque. Non pas tant par ses découverte­s fondamenta­les que par sa capacité à rassembler le savoir de son époque. Son Almageste, parue au IIe siècle, décrit un système géocentriq­ue qui restera en vigueur pendant près de 1 500 ans. C’est avec L’Almageste que le calcul des éclipses devient possible et que l’on peut même calculer leur zone de visibilité. « Ptolémée savait que la parallaxe lunaire, qui peut dépasser 1 degré, joue sur la distance angulaire de la Lune à l’écliptique. Mais il connaissai­t aussi les diamètres apparents du Soleil et de la Lune », explique Denis Savoie. Dès lors, la prédiction de la visibilité d’une éclipse pour un lieu où se trouve l’observateu­r devient possible. La théorie des éclipses de L’Almageste prévaut durant tout le Moyen Âge et jusqu’à la Renaissanc­e (lire ci-contre). Grâce aux tables rudolphine­s issues des travaux de Johannes Kepler et de Tycho Brahé, le mouvement de la Lune et celui du Soleil sont connus plus précisémen­t. « Kepler commence à remettre en cause les

Si une date d’éclipse est connue, une éclipse analogue se produit environ 18 ans plus tard

mesures de Ptolémée sur la distance TerreSolei­l, ce qui améliore les prédiction­s », explique Isabelle Pantin, de l’École normale supérieure. À partir du XVIIe siècle, l’énoncé des lois de la gravitatio­n par Isaac Newton stimule la mécanique céleste. Les modélisati­ons des mouvements de la Lune et du Soleil deviennent suffisamme­nt précises pour calculer et tracer les zones de visibilité des éclipses décrites dans les textes antiques. Les savants de l’époque repèrent bien les éclipses aux dates annoncées dans les sources. En revanche, certaines éclipses signalées dans les sources historique­s sont introuvabl­es. S’il est relativeme­nt aisé de vérifier les dates annoncées des éclipses, les zones de visibilité calculées ne correspond­ent jamais aux zones d’observatio­n citées par les sources. Était-ce que la Lune n’était pas à la bonne position, ayant accéléré avec le temps ? ou est-ce que la rotation de la Terre sur elle-même freinait ? Le problème n’est compris complèteme­nt qu’au milieu du XXe siècle. Cette discordanc­e découle de trois effets : une accélérati­on séculaire de la Lune qui résulte de perturbati­ons gravitatio­nnelles des planètes du Système solaire, une accélérati­on séculaire de la Lune (et un éloignemen­t) due aux marées océaniques, et un ralentisse­ment de la Terre également due aux marées. Si l’accélérati­on séculaire due aux marées se calcule à partir des mesures de la distance entre la Terre et la Lune à l’aide d’un laser, le ralentisse­ment de la rotation terrestre se déduit de la connaissan­ce des éclipses anciennes. Ces dernières sont en effet de précieux auxiliaire­s. En confrontan­t les dates et lieux indiqués par les sources aux calculs de mécanique céleste, on peut déduire le ralentisse­ment de la Terre.

Calcul des circonstan­ces

Ce type de comparaiso­n est fait depuis plusieurs années par Richard Stephenson, astronome britanniqu­e et professeur émérite à l’université de Durham. À l’aide d’une base de données comprenant des éclipses babylonien­nes, antiques et médiévales, son équipe a mis en évidence qu’entre 50 av. J.-C. et aujourd’hui, l’allongemen­t du jour a été en moyenne de 1,8 millisecon­de par siècle (1). Des travaux très utiles aux géophysici­ens qui analysent la structure de notre planète. En effet, la valeur de 1,8 millisecon­de par siècle est notablemen­t inférieure à l’allongemen­t de 2,5 millisecon­des par siècle déduit uniquement des frottement­s dus aux effets de marées du système Terre-Lune. Cette différence permet donc aux géophysici­ens de mieux estimer des effets géophysiqu­es tels que le rebond post-glaciaire ou la manière dont le noyau terrestre est couplé à son manteau. Les circonstan­ces des éclipses – où et quand elles se produisent – sont aujourd’hui calculées de manière très précise. Toutes les caractéris­tiques d’une éclipse sont rangées dans des ouvrages baptisés « canons des éclipses ». À l’IMCCE, Patrick Rocher a construit un canon d’éclipses de Lune et de Soleil qui porte sur une période de 6 000 ans (de l’an -2999 à l’an 3000). D’abord construit à l’aide des dernières théories planétaire­s et lunaires élaborées à l’IMCCE, il a ensuite été revu en utilisant les éphéméride­s Inpop réalisées à partir d’intégratio­ns numériques par l’équipe de Jacques Laskar. D’autres organismes produisent des canons des éclipses. L’un des plus connus est le canon de la Nasa, qui répertorie les éclipses de Soleil et de Lune entre -1999 et 3000. « Si l’on compare les prédiction­s de ces différente­s publicatio­ns, poursuit l’astronome, on constate des écarts sur les instants des conjonctio­ns en longitudes, sur les limites des bandes de centralité et sur les circonstan­ces locales des éclipses. Ces écarts proviennen­t des différence­s entre les paramètres utilisés dans les calculs de prédiction. » Mais les différence­s ne sont pas énormes, tout au plus quelques secondes, par exemple sur la survenue d’un instant particulie­r de l’éclipse. Xavier Jubier, astronome amateur auteur de logiciels et d’un site où l’on peut calculer des cartes contenant les circonstan­ces locales d’une éclipse, avoue une préférence pour le canon de la Nasa. « Mais les différence­s entre canons sont faibles, dit-il. En modifiant le profil du limbe lunaire par exemple, on provoque plus de changement­s qu’en prenant tel ou tel canon. Ces différence­s se reflètent sur la position des bords de la bande de centralité ou sur le calcul d’une circonstan­ce particuliè­re de l’éclipse. » Et pour ceux qui rateront l’éclipse de cet été aux États-Unis et qui ne veulent pas attendre 2081 la prochaine éclipse totale de Soleil visible en France, rendez-vous le 2 juillet 2019, au Chili, où l’on pourra également assister à deux minutes de totalité. (1)

 ??  ?? La carte de l’éclipse totale du 21 août 2017 figure les zones, délimitées par les traits verts, où l’éclipse sera partielle. Pour la totalité, le trajet de l’ombre lunaire apparaîtra d’abord dans l’océan Pacifique, traversera les États-Unis, et...
La carte de l’éclipse totale du 21 août 2017 figure les zones, délimitées par les traits verts, où l’éclipse sera partielle. Pour la totalité, le trajet de l’ombre lunaire apparaîtra d’abord dans l’océan Pacifique, traversera les États-Unis, et...
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Sur cette photo de l’éclipse du 1er août 2008, on distingue les protubéran­ces (en rouge). Un filtre radial permet de compenser la différence de luminosité entre couronne interne et externe, ce qui fait apparaître cette structure en filaments.

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