Le plomb, témoin des retombées de l’éruption du Vésuve
Hugo Delile, laboratoire Archéorient, à Lyon À la suite de fouilles archéologiques, l’analyse des pollutions au plomb dans les sédiments du port antique de Naples prouve que le vaste réseau d’alimentation en eau de la région, qui s’appuyait sur l’aqueduc
En l’an 79, l’éruption du Vésuve ensevelit sous un nuage de cendres une grande partie de la baie de Naples. Elle détruisit complètement Pompéi et Herculanum, et tua plus de 3 000 personnes. Historiens et archéologues se sont longtemps interrogés sur les conséquences qu’avait eues cette éruption sur l’alimentation en eau dans la baie, zone de villégiature de l’aristocratie romaine. Les cités de la baie de Naples étaient alimentées en eau douce par l’aqueduc d’Auguste (ou Aqua Augusta), réseau de galeries, de canaux, de citernes et de ponts construit sous le règne de l’empereur Auguste entre l’an -27 et l’an 10. Long d’environ 140 kilomètres, il conduisait de l’eau douce issue d’une source située dans la chaîne des Apennins, approvisionnait une petite dizaine de cités (dont Neapolis – l’ancienne Naples –, Pouzzoles, Cumes, Baïes et Nola), et se terminait dans la piscina mirabilis, gigantesque réservoir romain d’eau potable, surplombant le port de Misène. Ce trajet l’amenait à longer les flancs nord et nord-est du Vésuve. Même s’il est plus que probable que le réseau d’eau ait été durement frappé par l’éruption, aucune trace de destruction ou de réparation n’avait jamais été retrouvée. Il faut dire qu’il reste peu de vestiges de cet aqueduc. Notre équipe du laboratoire Archéorient et du laboratoire de géologie de Lyon, en collaboration avec des chercheurs des universités de Glasgow et de Naples, vient d’identifier un premier témoin indirect des dommages subis par le réseau d’eau : le plomb contenu dans les sédiments du bassin portuaire de Neapolis (1).
En 2014, dans le cadre d’une première étude de ce genre, nous avions déjà montré que le plomb accumulé dans les sédiments portuaires pouvait constituer un témoin robuste de l’évolution d’un réseau urbain d’alimentation en eau sur une grande échelle de temps (2). Nous avions alors analysé le plomb contenu dans les sédiments du port impérial de Rome (Portus), qui comportaient non seulement du plomb présent naturellement dans les roches (plomb « naturel »), mais aussi du plomb provenant d’activités humaines (plomb « anthropogénique »). Nous avons révélé que ce plomb présentait la même signature que celui constituant une partie des canalisations romaines qui distribuaient l’eau douce de la capitale.
Coupes stratigraphiques
Contrairement à l’hypothèse parfois avancée, les canalisations en plomb n’étaient donc pas protégées de la corrosion par une couche de calcaire. L’eau dissolvait une partie du plomb des canalisations, puis rejoignait les cours d’eau naturels avant de le déposer dans les sédiments portuaires. Au passage, l’analyse des sédiments du port nous a permis de déterminer que les niveaux de contamination en plomb de l’eau de boisson n’étaient pas suffisants pour empoisonner les habitants. Le saturnisme (*) ne peut donc pas être évoqué pour expliquer le déclin de l’Empire romain à la fin de l’Antiquité. Fort de cette expérience romaine, nous avons donc suivi avec intérêt les fouilles du port antique de Naples. Celui-ci fut localisé en 2004 dans une ancienne baie, nommée Echia, séparant les deux centres urbains antiques de Neapolis et du Parthénope, lors d’opérations d’archéologie préventive lancées dans le cadre de la construction de deux nouvelles lignes de métro. Les travaux donnaient accès aux sédiments déposés en couches successives par l’envasement progressif du bassin portuaire. L’analyse du plomb présent dans ces sédiments pouvait nous fournir des informations utiles, à la fois sur l’histoire de l’artisanat du plomb à Naples et sur l’origine géographique des sources d’approvisionnement en minerais de plomb utilisés dans les ateliers métallurgiques au fil des siècles. En 2011, nous avons obtenu l’autorisation de la Surintendance archéologique de Naples et de Pompéi de prélever des sédiments destinés à des analyses géochimiques et sédimentologiques. Entre 2011 et 2013, nous nous sommes donc rendus à quatre reprises sur le chantier de fouilles pour échantillonner les coupes stratigraphiques qui étaient libérées progressivement. Il s’agissait de conditions d’échantillonnage exceptionnelles : habituellement, nous travaillons à partir de colonnes de sédiments (des carottages) prélevées par des systèmes qui forent le sol sur plusieurs mètres de profondeur. Cette fois-ci, les fouilles dégageaient plusieurs milliers de mètres cubes de sol, permettant d’effectuer des prélèvements plus nombreux et en plusieurs endroits sur le site, et d’avoir ainsi une idée nettement plus précise de la composition en plomb des sédiments. En 2013, le chantier archéologique avait atteint près de 6 mètres de profondeur sous le niveau actuel de la mer. À environ 4,5 mètres de profondeur, on remarquait une couche plus
Les fouilles ont dégagé des milliers de mètres cubes de sol, ce qui a permis des prélèvements nombreux
claire d’une trentaine de centimètres. Il s’agissait de la marque de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., composée de pierres ponces charriées par le tsunami qui en a découlé (3). Une fois les échantillons rapatriés dans le laboratoire de géologie de Lyon, nous en avons entamé l’analyse chimique. La première étape a consisté à séparer le plomb naturel – présent dès la formation des roches dont sont issus les sédiments – du plomb anthropogénique – qui s’est fixé sur les sédiments lors d’une pollution, en particulier en raison de l’apport d’eau contaminée provenant du réseau d’alimentation des villes. Cette séparation est possible parce que le plomb naturel et le plomb anthropogénique sont liés aux sédiments de manière différente. Le plomb naturel est inclus à l’intérieur du réseau cristallin des minéraux, alors que le plomb anthropogénique est adsorbé, c’est-à-dire fixé à la surface des particules sédimentaires grâce à des interactions chimiques plus ou moins fortes. Ce dernier peut être collecté par un lessivage à l’aide d’un cocktail adapté d’acides et de solvants. L’opération est menée dans une salle blanche, dont l’atmosphère est soigneusement contrôlée et appauvrie en particules pour ne pas contaminer les échantillons. Cette étape permet de récupérer de nombreux polluants métalliques, dont le plomb. Suivent plusieurs étapes de purification chimique pour isoler le plomb anthropogénique. Mais d’où venait cette contamination ? Notre expérience à Rome indiquait qu’elle pouvait résulter du système d’adduction d’eau de la ville. Pour le vérifier, il nous fallait déterminer la signature isotopique du plomb anthropogénique. Chaque minerai de plomb se distingue en effet par la proportion relative des isotopes (*) du plomb qu’il contient, témoignant de l’histoire des roches qui l’abritent. Dans la nature, on trouve quatre isotopes stables du plomb : plomb 204, plomb 206, plomb 207 et plomb 208. D’une roche à l’autre, la proportion de l’isotope plomb 204 n’évolue pas. Il est considéré comme primitif, car sa quantité ne change plus depuis la formation de la Terre.
Horloge géologique
En revanche, la proportion des isotopes plus lourds, dits radiogéniques, varie, car ils s’enrichissent au cours du temps. En effet, le plomb 206, le plomb 207 et le plomb 208 sont le résultat de la désintégration d’éléments radioactifs, respectivement les isotopes de l’uranium (uranium 238 et uranium 235) et du thorium (thorium 232). La proportion des isotopes du plomb radiogéniques augmente continuellement, tout du moins tant que ces espèces sont libres, c’est-à-dire tant que le processus de cristallisation des minéraux n’est pas achevé et que la roche n’est pas formée. À ce moment, les échanges avec l’extérieur s’arrêtent, la production de plomb radiogénique
est stoppée, et la composition isotopique du plomb de la roche nouvellement formée est « gelée » : elle n’évoluera plus. Les proportions des isotopes du plomb constituent donc une empreinte isotopique, spécifique à chaque gisement métallifère. Connaître cette dernière permet notamment de déduire l’âge de formation de la roche d’où a été extrait le plomb. Elle constitue une horloge géologique. C’est d’ailleurs une telle horloge qui a permis de dater la Terre précisément pour la première fois au milieu du siècle dernier. Nous avons donc déterminé la signature isotopique du plomb de nos échantillons, par la technique de la spectrométrie de masse. Pour savoir si ce plomb provenait bien du système d’adduction d’eau napolitain, nous avions besoin de comparer cette signature avec celle du plomb circulant dans l’aqueduc d’Auguste. Nous n’avons pas eu accès aux rares vestiges actuels des canalisations en plomb napolitaines composant cet ouvrage, mais à un témoin finalement tout aussi bavard : les encroûtements de calcaire qui sont constitués de très fines couches de carbonate de calcium déposées annuellement sur les parois internes du canal de l’aqueduc. Ce « travertin » anthropique s’est formé par un processus de précipitation du carbonate dissous dans les eaux courantes de l’infrastructure hydraulique. Au total, une dizaine d’échantillons furent prélevés en différents points du linéaire de l’aqueduc, notamment au niveau des villes de Pompéi, Naples et Misène. Le premier résultat de ces analyses montre que les eaux urbaines de la ville de Naples ont connu une forte contamination au plomb au cours des six premiers siècles de notre ère (Fig. 1). En effet, les teneurs en plomb sont alors en moyenne 3,5 fois plus élevées que celles contenues dans les eaux « propres ». Le deuxième résultat, c’est que la signature isotopique du plomb anthropogénique des sédiments portuaires de Neapolis correspond bien à celle du plomb piégé dans les concrétions carbonatées de l’aqueduc. Comme à Rome, l’eau du port antique de Neapolis fut donc chargée en plomb issu de la dissolution de portions de canalisations, composant en partie l’aqueduc d’Auguste et éventuellement du système urbain de distribution d’eau de Naples.
Gisements lointains
L’empreinte commune du plomb contenu dans les canalisations et les sédiments portuaires indique que les roches qui abritaient les minerais métallifères étaient très vieilles : il s’agissait de roches « hercyniennes », formées entre 250 et 400 millions d’années. Or ce type de roches est totalement absent de la péninsule italienne. Les roches volcaniques locales, comme celles des Champs Phlégréens ou les roches sédimentaires des Apennins, se sont formées récemment, il y a moins de 20 millions d’années. Ce plomb issu des activités humaines a donc été importé
par les Romains à partir de sources lointaines. La composition isotopique du plomb des concrétions napolitaines s’avère très proche de celles des canalisations en plomb de Rome et de Pompéi (4 ) . Le métal a donc été importé depuis des sources similaires. Pour les identifier, nous avons comparé l’empreinte isotopique du plomb contenu dans les canalisations de ces trois villes d’Italie du Sud avec celles des principaux gisements miniers exploités durant l’Antiquité en Méditerranée. Elle se rapproche de plusieurs signatures de districts miniers d’Europe occidentale, actifs au cours du Haut-Empire romain : celles de la Sierra Morena en Espagne, du sud des Cévennes et des Alpes en France, de l’Eifel en Allemagne et des Pennines en Angleterre. Cette origine commune des minerais de plomb contenus dans toutes ces canalisations n’est pas surprenante. Naples, Rome et Pompéi entretenaient des liens culturels et commerciaux étroits entre elles, mais aussi avec l’Europe occidentale, dont les territoires sont passés sous contrôle romain à cette période. Si nos analyses pointent toutes vers un plomb d’importation, elles indiquent également que la composition des canalisations napolitaines a évolué au fil du temps. Or cette évolution est marquée par une rupture : la composition isotopique du plomb anthropogénique, piégée dans les sédiments portuaires, change drastiquement après la célèbre éruption du Vésuve de 79. En d’autres termes, la signature isotopique des pollutions au plomb diffère entre les couches inférieures – et donc antérieures au dépôt de l’éruption (la couche plus claire) – et les couches supérieures – c’est-à-dire postérieures à cet événement. Cette rupture témoigne de l’emploi de minerais de plomb différents dans les canalisations composant la seconde génération du réseau d’alimentation en eau de la région. Les sources d’approvisionnement en minerais de plomb ont donc évolué entre la période de construction initiale de l’aqueduc et celle de la reconstruction, environ un siècle plus tard. La manifestation de cette double signature isotopique du plomb dans les sédiments portuaires atteste que le vaste système d’alimentation en eau de la ville et de la baie de Naples fut détruit lors de l’éruption du Vésuve de l’an 79, puis fut l’objet de réparations généralisées pour le remettre en activité.
Dommages divers
Cela n’est guère surprenant. Avant l’éruption, le soulèvement du sol sur les flancs du volcan a déformé la pente de la section du chenal de l’aqueduc Aqua Augusta située sur le versant nord du Vésuve. Cela a pu briser le chenal luimême. Il reste d’ailleurs des traces d’un tel événement à Ponte Tirone, un site où le terrain s’est élevé et abaissé de plus de 30 centimètres avant et après l’éruption (5). Les tremblements de terre qui ont secoué la baie de Naples quelques jours avant la grande éruption du Vésuve ont pu également provoquer de nombreux dégâts sur l’aqueduc. Enfin, les fines cendres émises lors de l’éruption sont une troisième source possible de dommages, puisqu’elles ont pu obstruer les canalisations après s’être introduites dans le système, à partir de ses puits d’accès ouverts et destinés à son entretien. Le changement de signature isotopique du plomb anthropogénique dans les sédiments portuaires est intervenu une quinzaine d’années après l’éruption volcanique, suggérant ainsi que le remplacement du système d’alimentation en eau « pré-éruptif » par le système « post-éruptif » s’est opéré pendant une période relativement courte, sans doute inférieure à une génération. Néanmoins, pour les habitants de la baie, le temps a pu paraître long. Car certains ont alors dû s’alimenter en eau douce de la même manière que les colons grecs cinq siècles plus tôt, c’est-à-dire par les citernes du sous-sol napolitain. (1) H. Delile et al., PNAS, 113, 22, 2016. (2) H. Delile et al., PNAS, 111 , 18, 2014. (3) H. Delile et al., Quat. Sci. Rev., 150, 84, 2016. (4 ) M. Boni et al., Archaeometry, 42, 201, 2000. (5) D. Keenan-Jones, Am. J. Archaeol., 119, 191, 2015.
L’approvisionnement en minerais a bien évolué entre l’édification initiale de l’aqueduc et sa reconstruction