Un dispositif optique dédié à l’information quantique
Samuel Deléglise, Thibaut Jacqmin, Tristan Briant, Pierre-François Cohadon, Antoine Heidmann, laboratoire Kastler Brossel, à Paris.
Le rayonnement électromagnétique – optique ou micro-onde – exerce une force infime sur les objets. Les déformations produites modifient en retour les propriétés quantiques du rayonnement. Nous étudions comment optimiser ce phénomène pour transmettre les propriétés quantiques d’un champ micro-onde à la lumière. Nous espérons ainsi concevoir des relais quantiques. Premiers tests en 2018.
Le 11 février 2016, une équipe internationale a annoncé avoir détecté pour la première fois une onde gravitationnelle. Engendrée par la fusion de deux trous noirs trente fois plus massifs que le Soleil, cette dernière avait voyagé pendant 1,3 milliard d’années à travers le cosmos avant d’atteindre la surface de la Terre. Prédites par Einstein un siècle plus tôt, les ondes gravitationnelles n’avaient encore jamais été observées. Et pour cause : les oscillations de l’espace-temps qu’elles provoquent sont si infimes qu’elles restaient indécelables. Mais grâce à deux instruments géants situés aux États-Unis, la collaboration Ligo-Virgo a pu repérer ces minuscules déformations. Les deux interféromètres, espacés de 3 000 kilomètres, ont décelé l’onde gravitationnelle à 7 millisecondes d’intervalle. À son passage, les deux bras de chaque interféromètre, longs de 4 kilomètres, ont été alternativement dilatés et comprimés sur une distance de l’ordre d’un milliardième de milliardième de mètre. Soit le diamètre d’un virus ramené à la distance séparant le Soleil de l’étoile la plus proche ! Comment détecter une variation aussi minime ? Quels sont les phénomènes les plus fondamentaux qui limitent la précision de ces mesures ? C’est en tentant de répondre à ces questions dans les années 1980, au début de ces projets d’interféromètres gravitationnels, que les chercheurs ont jeté les bases théoriques de l’optomécanique. Ce domaine de recherche aujourd’hui en plein essor consiste à utiliser la lumière pour observer et contrôler les mouvements infimes d’objets macroscopiques. L’interféromètre Ligo vise justement à mesurer de tels déplacements avec une précision inégalée. Le principe : une source de lumière laser émet un faisceau séparé en deux grâce à une lame partiellement réfléchissante. Ces
deux faisceaux traversent alors deux tunnels de 4 kilomètres, au bout desquels est placé un miroir. Chaque faisceau est ainsi réfléchi et parcourt le trajet inverse, avant de se recombiner et d’être mesuré au niveau d’un détecteur. En l’absence d’onde gravitationnelle, les faisceaux reviennent se recombiner exactement au même moment. Mais, au passage d’une onde gravitationnelle, les oscillations de l’espace-temps provoquent une infime déformation des tunnels : l’un est dilaté, l’autre compressé. Le temps d’aller-retour dans chaque bras varie donc légèrement. Résultat : la lumière réfléchie par les miroirs se recombine avec un certain décalage. Pour des sources de lumière qui oscillent à une fréquence bien déterminée, comme les lasers, on parle de déphasage. L’intensité mesurée au niveau du détecteur dépend directement de ce déphasage : elle est maximale lorsque les deux faisceaux sont « en phase » ; elle s’annule si les faisceaux se recombinent avec des phases opposées. Elle permet ainsi de remonter directement à la déformation de l’espace-temps produite par une onde gravitationnelle. Dans la pratique, une telle mesure est très complexe à réaliser : la précision nécessaire est si grande que la physique quantique devient obligatoire si l’on veut décrire correctement la dynamique de l’interféromètre et ses interactions avec la lumière. Or depuis l’avènement de la mécanique quantique, on sait qu’il est impossible, en vertu de l’inégalité de Heisenberg, de connaître simultanément la position et la vitesse d’un objet quantique. Dans un interféromètre, la lumière respecte également ce principe – en particulier, sa phase et son intensité ne peuvent être connues simultanément. Cela se manifeste par la présence de deux bruits (*) fondamentaux limitant la précision de la mesure. Le bruit lié à l’incertitude sur la phase s’explique par le fait que les photons n’atteignent pas le détecteur dans un flux constant, mais de façon discontinue et aléatoire. Le nombre de photons qui s’accumulent sur le détecteur
en un temps donné est donc variable. Cela empêche de mesurer un signal précis d’interférence de façon instantanée. Pour autant, l’erreur statistique liée à l’arrivée aléatoire des photons est d’autant plus faible que la taille de l’échantillon est importante. Dès lors, on pourrait croire qu’il est préférable d’augmenter la puissance lumineuse autant que possible pour accumuler un grand nombre de photons et améliorer ainsi la sensibilité de la mesure. Il n’en est rien. En cause ? L’incertitude sur l’intensité lumineuse.
Sensibilité optimale
En effet, les miroirs suspendus aux extrémités des bras de l’interféromètre subissent une force de « pression de radiation » de la part du faisceau laser. Cette force est très faible en moyenne (de l’ordre du poids d’un grain de sable), mais ses fluctuations altèrent la précision de la mesure. Ces dernières peuvent être vues comme le résultat de chocs répétés des photons sur la surface du miroir, qui les agitent de façon imprévisible, brouillant la mesure. Plus le faisceau laser est intense, plus cette « action en retour » de la mesure sur le système est importante. Autrement dit, plus l’intensité du faisceau est importante, plus le bruit augmente. Pour réaliser une mesure avec une précision optimale, il faut donc trouver un compromis entre ces deux bruits. Cette sensibilité optimale est connue sous le nom de limite quantique standard (LQS) et correspond à une intensité lumineuse intermédiaire. Ni trop faible, ni trop importante. Mais pour atteindre la LQS, encore faut-il mesurer les effets de cette pression de radiation. Or, bien qu’ils aient été décrits théoriquement il y a près de quarante ans, ils n’ont pu être mis en évidence expérimentalement qu’en 2013 (1). Les fluctuations quantiques de la force de pression de radiation étant très faibles, d’autres bruits techniques, tels que les fluctuations thermiques de la surface des miroirs (correspondant au mouvement brownien des particules) ou le bruit sismique venaient brouiller la mesure. En parallèle, de nombreux physiciens se sont intéressés à l’utilisation de la pression de radiation pour contrôler et mesurer le mouvement d’objets beaucoup plus petits que les miroirs de l’interféromètre Ligo, de l’ordre de quelques micromètres à quelques nanomètres. En effet, les techniques de fabrication utilisées en microélectronique permettent aujourd’hui de réaliser des structures microscopiques dans lesquelles les vibrations mécaniques peuvent être mesurées à l’aide de lumière visible ou de rayonnement micro-onde. Les propriétés mécaniques et optiques de ces objets permettent d’exalter les conséquences de la pression de radiation. La lumière y est piégée de façon résonante, donc amplifiée. En outre, les vibrations mécaniques sont si bien découplées de toute source d’amortissement que les oscillations peuvent perdurer pendant plusieurs dizaines de millions de cycles avant de s’amortir. En comparaison, un verre à pied avec de telles propriétés
mécaniques pourrait vibrer pendant plusieurs jours après avoir été effleuré. Dans ces dispositifs appelés « résonateurs », les déplacements mécaniques et le champ lumineux (ou micro-onde) s’influencent mutuellement : la lumière exerce une force sur la surface du résonateur et, à l’inverse, le déplacement de la surface modifie les conditions de résonance de la lumière. La phase et l’intensité de la lumière sont donc modulées au rythme des oscillations mécaniques. En 2011, le groupe de Konrad Lehnert, physicien à l’université du Colorado à Boulder, aux ÉtatsUnis, est parvenu à tirer profit de cette influence mutuelle. Il a en effet réussi pour la première fois à utiliser la force lumineuse pour atténuer les vibrations thermiques liées au mouvement brownien des molécules, jusqu’à ce qu’un seul signal subsiste, correspondant à l’état quantique fondamental du résonateur mécanique, s’approchant ainsi de la LQS (2). Ce résultat majeur a montré que l’agitation thermique qui masque habituellement les effets très faibles de la mécanique quantique sur les objets macroscopiques pouvait être contrebalancée par le couplage à la lumière. La condition ? Avoir des résonances optiques et mécaniques suffisamment importantes, un résonateur assez léger, et refroidir le système dans un environnement cryogénique à très basse température. Un an plus tard, une source micro-onde a été utilisée avec succès pour amplifier les fluctuations quantiques d’un résonateur mécanique préalablement refroidi dans son état quantique fondamental, jusqu’à produire un état très particulier, dit « intriqué » entre le rayonnement micro-onde et les vibrations mécaniques.
Intriquer des qubits distants
Dans un tel état, les fluctuations des deux systèmes sont parfaitement corrélées : quelle que soit la quantité mesurée sur l’un des deux systèmes (vitesse ou position sur le résonateur mécanique), la quantité correspondante sur la lumière (bruit sur la phase ou sur l’intensité) peut être prédite avec une précision meilleure que ce que permet l’inégalité de Heisenberg pour deux systèmes pris indépendamment. Ainsi, tout se passe comme si l’« action en retour » de la mesure effectuée sur l’un des systèmes agissait aussi sur l’autre, même lorsque la lumière n’interagit plus avec le résonateur mécanique ! Comment tirer profit de ces propriétés exceptionnelles ? Depuis quelques années, plusieurs groupes dans le monde, dont notre équipe au laboratoire Kastler Brossel, tentent d’appliquer ces découvertes au domaine de l’information quantique. Cette discipline consiste à utiliser les principes les plus contre-intuitifs de la mécanique quantique, comme la superposition ou l’intrication quantique, pour réaliser des communications chiffrées inviolables ou pour résoudre des problèmes bien plus rapidement que ne peut le faire un ordinateur classique. Dans ce contexte, les résonateurs mécaniques peuvent être vus comme des intermédiaires permettant de connecter des systèmes physiques a priori incompatibles, tels les photons optiques et les photons micro-ondes (Fig. 1). Or ces derniers semblent s’imposer pour devenir les supports privilégiés de l’information dans les futurs ordinateurs quantiques. De fait, une recherche industrielle très intense se développe chez Google, IBM et Microsoft autour des ordinateurs quantiques fondés sur des qubits (*) micro-ondes supraconducteurs. Toutefois, cette technologie ne permet pas de transmettre l’intrication quantique à longue distance, à cause de la sensibilité des photons micro-ondes au bruit thermique. Toutes les mesures doivent donc être effectuées localement, dans l’environnement à très basse température où les champs microondes conservent leur caractère quantique. Pour pallier cet inconvénient, nous fabriquons actuellement un dispositif dans lequel les fluctuations quantiques du champ micro-onde seraient transmises à un faisceau lumineux, grâce à un résonateur mécanique couplé simultanément à ces deux types de rayonnement. En connectant ainsi les qubits supraconducteurs à la lumière visible qui, elle, peut être transportée à température ambiante sur des dizaines de kilomètres par fibre optique, nous pourrions intriquer ensemble plusieurs qubits distants. Outre la « mise en réseau » des ordinateurs quantiques, une application consisterait à utiliser des qubits supraconducteurs comme « répéteurs quantiques » pour propager l’intrication de proche en proche, bien plus loin qu’il n’est possible aujourd’hui compte tenu de l’atténuation dans les fibres optiques. Les premiers tests sont en cours au laboratoire et nous espérons une démonstration de principe du transducteur en 2018. (1) T. P. Purdy et al., Science, 339, 801, 2013. (2) J. D. Teufel et al., Nature, 475, 359, 2011.