La composition des étoiles s’éclaire au XIXe siècle
Marie-Christine de La Souchère, agrégée de physique En 1835, Auguste Comte affirmait : « Nous ne pourrons jamais connaître par aucun moyen la composition chimique des étoiles » . Moins de vingt-cinq ans plus tard, l’arrivée à maturité d’une technique d’an
La spectroscopie en tant que technique scientifique voit officiellement le jour au XVIIe siècle, en 1666, quand Isaac Newton décompose la lumière du Soleil à l’aide d’un prisme et en conclut qu’elle est constituée d’un ensemble de radiations s’étalant du rouge au violet. Il appelle « spectre » l’image obtenue, par allusion au caractère quasi surnaturel de son apparition sur un mur ou un écran. Un siècle et demi plus tard, en 1802, le chimiste britannique William Hyde Wollaston analyse à son tour la lumière du Soleil, en plaçant une fente étroite devant le prisme et en tenant celui-ci directement devant l’oeil. À sa grande surprise, il décèle, sur le fond continu du spectre, des stries sombres qu’il attribue à une séparation entre les couleurs fondamentales. L’opticien bavarois Joseph von Fraunhofer pousse l’investigation plus loin, dès 1814. Il cherche à améliorer la qualité des objectifs qu’il fabrique. La suppression des couleurs parasites dues à la réfraction passe par la mesure du pouvoir dispersif de prismes en verre éclairés par diverses sources lumineuses. Fraunhofer améliore l’expérience deWollaston, en adjoignant au prisme une petite lunette d’observation montée sur un cercle gradué. Le spectre solaire se montre interrompu d’ « innombrables » lignes sombres. Fraunhofer utilise les plus marquantes d’entre elles comme repères en les désignant par les premières lettres de l’alphabet. L’opticien s’attaque ensuite aux spectres des autres corps célestes. La Lune, Vénus et Mars produisent des raies similaires à celles du Soleil, dont ils réfléchissent la lumière. En revanche, Sirius, l’étoile la plus brillante du ciel nocturne, fait apparaître des raies sombres sans aucun rapport avec celles du Soleil. Les prismes cependant ne donnent pas entière satisfaction, les différentes radiations n’étant pas déviées de manière régulière. Pour remédier à cet inconvénient tout en augmentant l’étendue du spectre, Fraunhofer s’inspire des travaux du physicien français Augustin-Jean Fresnel sur la diffraction, c’est-à-dire la capacité de fines structures, fils ou fentes, à dévier et
étaler la lumière. Grâce à cette nouvelle technique utilisant ce qu’on appelle aujourd’hui un réseau, Fraunhofer dénombre 574 raies sombres dans le spectre du Soleil. Il relève les positions exactes de 324 d’entre elles, parvenant même à déterminer la « longueur d’ondulation » des plus importantes, dont la raie D du sodium (estimée à 588,8 nanomètres à 0,8 nm près). Celle-ci d’ailleurs coïncide étrangement avec une raie double d’un jaune brillant, aux contours très tranchés et à l’éclat remarquable, omniprésente dans les spectres de différentes flammes. Mais Fraunhofer est avant tout un expérimentateur et ne cherche pas à percer l’origine des stries qu’il observe, même s’il est convaincu qu’elles sont inhérentes à la lumière et non à d’éventuels défauts liés aux instruments. En 1826, alors qu’il est âgé de 39 ans, la tuberculose met fin à ses études. Dans les années qui suivent, si l’existence d’un lien entre les raies obscures et un éventuel phénomène d’absorption vient à l’esprit, aucune théorie n’est à même de rendre compte de la sélectivité de cette absorption. Tout aussi mystérieuse d’ailleurs est l’émission, en laboratoire, de raies brillantes par des substances portées à la flamme. En 1834, le chimiste britannique William Henry Fox Talbot suggère que l’on peut distinguer celles-ci par analyse de leurs spectres respectifs. Mais, si cet examen révèle effectivement l’existence de raies caractéristiques, la présence systématique de la double raie jaune signalée par Fraunhofer, dans des substances dépourvues de propriétés communes, s’inscrit en faux contre l’hypothèse de Talbot.
Lignes colorées spécifiques
La collaboration fructueuse entre deux professeurs de l’université allemande de Heidelberg, le chimiste Robert Wilhelm Bunsen et son ami, le physicien Gustav Robert Kirchhoff, va changer la donne. Alors que Bunsen cherche à identifier les éléments chimiques d’après les couleurs émises lorsqu’ils sont chauffés, Kirchhoff lui suggère de privilégier l’analyse spectroscopique
à l’observation à travers des filtres colorés. Le brûleur à gaz que Bunsen vient de concevoir avec le chimiste britannique Henry Roscoe se prête parfaitement à l’étude spectroscopique. Il produit une flamme chaude, exempte d’impuretés. En réalisant et en interprétant une série d’expériences clés, les deux hommes vont lever le voile sur la genèse des spectres lumineux et ouvrir des perspectives inédites à l’astronomie. Ils commencent par confirmer l’intuition de Talbot : le spectre de tout élément chimique, présent dans des gaz peu denses et chauds, montre un arrangement de lignes colorées qui lui est spécifique. Le sodium par exemple, sous la forme de cristaux de soude ou de chlorure de sodium – c’est-à-dire de sel marin –, se caractérise invariablement par les deux mêmes lignes jaunes. Le lithium, sous forme d’oxyde, de chlorure ou de carbonate, se caractérise par une raie rouge de forte intensité, accompagnée d’une raie jaune moins prononcée, toujours identique. De même, une raie rouge bordant le domaine des infrarouges jointe à une raie dans le violet révèle l’existence de potassium… Quant à l’omniprésence de la double raie jaune quel que soit le corps étudié, elle s’explique par la présence dans les flammes d’infimes traces de sels de sodium.
Spectre renversé
Poursuivant leur étude, les deux hommes constatent que le spectre d’un gaz incandescent se trouve « renversé » , c’est-à-dire que les raies brillantes se transforment en raies obscures lorsqu’une intense source de lumière blanche est placée derrière la flamme. Si la flamme d’une chandelle dans laquelle brûle du sel marin est traversée par une lumière du type de celles qui équipent les rampes des théâtres, les deux raies jaunes du sodium apparaissent en noir sur le spectre continu de la flamme, exactement dans la même position que les raies brillantes caractéristiques de cet élément. Et si cette même flamme est traversée par les rayons directs du Soleil, la double raie obscure est encore renforcée, apparaissant « avec une netteté inaccoutumée » . D’une manière générale, les longueurs d’onde absorbées par un gaz sont les longueurs d’onde qu’il est capable d’émettre. Seules les conditions environnantes déterminent si le spectre est d’émission ou d’absorption. Kirchhoff donne alors, selon ses propres termes, une « explication inattendue » du spectre solaire avec son fond continu et ses raies obscures. Celui-ci n’est autre que le spectre renversé de l’atmosphère du Soleil, son image négative. Le noyau du Soleil, affirme Kirchhoff, émet un ensemble continu de longueurs d’onde, comme tout corps très dense et très chaud. Ce rayonnement subit une absorption sélective au passage par les couches périphériques de l’étoile, plus froides et moins denses. Les raies noires qui apparaissent dans le spectre solaire révèlent les éléments chimiques présents dans les régions superficielles de l’étoile. Et Kirchhoff de poursuivre : « Par conséquent, pour analyser l’atmosphère solaire, il suffit de rechercher quels sont les corps
qui, introduits dans une flamme, donnent des raies brillantes coïncidant avec les raies obscures du spectre solaire. » La présence de la raie D de Fraunhofer, par exemple, indiquerait l’existence du sodium dans l’atmosphère de notre étoile et, pourquoi pas, dans celle d’autres astres. Après une communication de Kirchhoff à l’Académie des sciences de Berlin en 1859, Bunsen et lui écrivent dans les Annales de Poggendorff, en 1860 et 1861, deux mémoires successifs qui décrivent les conditions de formation des différents spectres et leur application à l’astronomie, et qui se répandent rapidement dans le monde scientifique. En 1861, Roscoe, l’ancien assistant de Bunsen, parle avec enthousiasme d’une nouvelle « chimie stellaire », tandis que le chimiste anglais William Allen Miller reconnaît « entrevoir quelque chose de plus dans la mécanique de l’Univers » . L’astronome allemand Johann Karl Friedrich Zöllner célèbre, quant à lui, la naissance d’une nouvelle science, l’astrophysique.
Découverte d’éléments chimiques
Conscients du potentiel offert par l’astrophysique, des observateurs, comme le jésuite Angelo Secchi, au Vatican, s’occupent de comparer et de répartir les étoiles en différentes catégories spectrales. Kirchhoff, lui, cartographie le spectre solaire, mesurant la position de milliers de raies, les comparant avec celles que produisent les éléments présents sur Terre, ruinant sa vue par la même occasion… Le physicien confirme la présence dans l’atmosphère solaire de métaux comme le fer, le magnésium et le nickel, et l’absence probable d’argent, de zinc et de plomb. De son côté, l’astronome suédois Anders Angström atteste la présence d’hydrogène, tandis que les Britanniques William Huggins et William Allen Miller recensent une douzaine d’éléments connus dans Aldébaran et une étoile de Pégase. Dans son mémoire, Kirchhoff avait avancé que la spectroscopie pourrait conduire à la découverte d’éléments chimiques inconnus. Une hypothèse qui devient réalité avec la découverte, par Bunsen et lui-même, de césium dans l’analyse des résidus de la distillation de 7 300 caisses d’eau minérale, et de rubidium dans l’analyse d’un minerai, la lépidolite de Saxe. Mieux encore : en 1864, l’astronome William Huggins décèle la présence de deux lignes vertes, très marquées, dans la nébuleuse de l’OEil de chat, qu’il attribuera, faute d’explication satisfaisante, à un élément nouveau, le nébulium. Quatre ans plus tard, lors de l’éclipse totale de Soleil du 18 août 1868, le Français Jules Janssen et le Britannique Norman Lockyer examinent les protubérances solaires. Janssen discerne dans la région jaune-orange du spectre, à côté du doublet du sodium, une raie qui trahit la présence d’un élément inconnu sur Terre, que Lockyer nomme hélium, en référence au mot grec « hélios », le « Soleil ». En 1869, enfin, durant l’éclipse du 7 août, Charles Augustus Young et William Harkness braquent leur télescope sur la couronne solaire, pour y découvrir une raie très intense dans la partie verte du spectre. Le coronium vient rejoindre le nébulium et l’hélium dans la liste des éléments nouveaux. Seul l’hélium, identifié sur Terre en 1895 par le chimiste britannique William Ramsay, trouvera sa place dans le tableau périodique des éléments. Vers la fin des années 1920, le nébulium se révélera être de l’oxygène doublement ionisé et le coronium un atome de fer ayant perdu 13 de ses 26 électrons, sous l’effet de températures particulièrement élevées. Il n’importe. La classification spectrale des étoiles, entamée par Secchi et poursuivie par l’Américain Edward Pickering, avait déjà mené au diagramme de HertzsprungRussell, qui rend compte de l’évolution des étoiles. Le décalage des raies spectrales par effet Doppler avait permis de conclure à la fuite des galaxies lointaines, la subdivision des raies par effet Zeeman à l’existence d’un champ magnétique associé aux taches solaires… La spectroscopie avait depuis longtemps conquis ses lettres de noblesse. Qu’elle a conservées depuis.