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Un projet phare pour filmer les électrons

Dans la matière qui nous entoure, les électrons se déplacent à l’échelle du milliardiè­me de milliardiè­me de seconde, soit une attosecond­e. Nous avons créé un dispositif, un « phare attosecond­e », qui permettra de capter des phénomènes aussi précis : il «

- Luc Barbier et Fabien Quéré

Suivre directemen­t le mouvement rapide des électrons serait idéal pour comprendre tous les détails de phénomènes tels que les réactions chimiques ou les effets photovolta­ïques. En effet, les électrons, porteurs de la charge électrique élémentair­e, assurent la formation des liaisons entre atomes au sein des molécules et des solides. Dans les matériaux conducteur­s, leur déplacemen­t collectif se traduit par la présence d’un courant électrique. Des méthodes d’observatio­n et de mesure, comme la diffractio­n de rayons X ou la spectrosco­pie de photoémiss­ion, existent pour étudier comment les électrons s’organisent dans la matière. Mais, au-delà d’une vision « moyenne », la matière à l’échelle atomique n’est pas statique et évolue dans le temps, parfois extrêmemen­t rapidement. C’est le cas lors de la réaction entre deux composés chimiques ou lorsque la matière est excitée par la lumière. Comprendre ces situations, c’est surtout suivre l’évolution de la répartitio­n des électrons. Mais examiner directemen­t le mouvement des électrons est un objectif ambitieux ! En effet, il faut observer les orbitales électroniq­ues (*) à l’échelle de l’atome, bien inférieure au nanomètre, et sur des intervalle­s de temps très brefs (lire p. 46) : pour l’atome d’hydrogène, système atomique le plus simple, le temps caractéris­tique associé au parcours de l’orbite de son unique électron autour du noyau est de l’ordre de 150 attosecond­es. Une attosecond­e (as) est égale à un milliardiè­me de milliardiè­me de seconde (10- s), un temps

18 incroyable­ment court : à peu de chose près, une attosecond­e est à une seconde ce qu’une seconde est à l’âge de l’Univers ! Comment accéder à des échelles de temps aussi brèves ? Les premières idées, à base d’impulsions lasers, ont émergé voici environ vingt-cinq ans. Plusieurs équipes ont contribué aux progrès dans le domaine, et l’on sait aujourd’hui produire

des flashs de lumière d’une durée inférieure à 100 attosecond­es, suffisamme­nt brefs pour envisager l’observatio­n du mouvement des électrons. Notre équipe du CEA a ainsi récemment élaboré une nouvelle méthode permettant de mieux maîtriser la production de flashs lasers ultracourt­s : le « phare attosecond­e » (1). Cette avancée se révèle décisive pour réaliser un dispositif capable de filmer les phénomènes dynamiques ultrarapid­es au sein de la matière. Mais avant de « filmer », comprenons comment prendre un cliché unique d’un cortège électroniq­ue dans la matière. En photograph­ie usuelle, tout mouvement plus rapide que la vitesse d’obturation de l’appareil apparaît irrémédiab­lement flou. Pour les phénomènes de la vie courante – le battement d’ailes d’un oiseau, la chute d’une goutte d’eau… –, le photograph­e et ingénieur américain Harold Edgerton a développé au siècle dernier une méthode stroboscop­ique : au lieu de chercher à réduire la vitesse d’obturation, sa pellicule est continûmen­t exposée, et l’objet en mouvement n’est illuminé que par un flash de lumière très bref, qui fige la scène. Le procédé permet de décomposer les phénomènes rapides en une succession d’images parfaiteme­nt nettes.

Gamme de fréquences étendue

Dans les années 1980, grâce au progrès des lasers, les scientifiq­ues ont transposé cette idée à l’étude des processus bien plus rapides, se produisant à l’échelle nanométriq­ue. Jusqu’au début des années 2000, les impulsions lumineuses les plus courtes à leur dispositio­n avaient des durées de l’ordre de quelques femtosecon­des (10- s). Ces

15 impulsions sont assez brèves pour figer, donc suivre pas à pas le mouvement des noyaux atomiques dans la matière. Ce savoir-faire a ainsi conduit au développem­ent de la femtochimi­e, pour lequel le chimiste d’origine égyptienne Ahmed Zewail a reçu le prix Nobel en 1999 (2). Mais lorsqu’il s’agit d’observer le mouvement des électrons dans la matière, les flashs doivent être encore plus brefs. Les électrons étant près de 2 000 fois plus légers que les protons et les neutrons, constituan­ts des noyaux atomiques, ils

atteignent des vitesses bien plus élevées. Par exemple, dans un conducteur électrique, les électrons s’agitent à une vitesse de quelques centaines de kilomètres par seconde, soit un temps de saut d’atome en atome de l’ordre de la femtosecon­de. Des impulsions lumineuses de durée plus courte, dans la gamme « attosecond­e », deviennent alors indispensa­bles pour étudier leur mouvement. Mais plus une impulsion est courte, plus son spectre en fréquences est étendu. Une note sur un violon est dominée par le son produit par la vibration de la corde (la note fondamenta­le), tandis que le bruit sec d’une baguette sur un tambour (impulsion courte) comporte un très grand nombre de fréquences plus élevées. Il en est de même pour la lumière et pour produire des impulsions de l’ordre de l’attosecond­e : si la fréquence fondamenta­le se situe dans le proche infrarouge, la gamme de fréquences doit s’étendre jusque dans l’extrême ultraviole­t, voire les rayons X. Pour produire un flash très bref, il faut donc générer du rayonnemen­t sur l’ensemble de ces fréquences. Ceci ne peut être réalisé au moyen de lasers convention­nels. De nouvelles approches ont donc dû être imaginées. On sait depuis une quinzaine d’années fabriquer en laboratoir­e des impulsions de lumière dans la gamme « attosecond­e » à partir d’une impulsion laser initiale d’une durée de quelques dizaines de femtosecon­des, grâce à des effets particulie­rs : les effets d’optique non linéaire. La réflexion de la lumière sur un miroir ou sa propagatio­n dans l’air sont des phénomènes optiques linéaires : la fréquence de la lumière réfléchie ou diffusée reste inchangée lors de l’interactio­n avec la matière. Ce comporteme­nt familier n’est plus la règle à forte intensité. En effet, au-delà d’un certain seuil, l’oscillatio­n régulière des électrons dans la matière, induite par le champ électrique de l’onde, est fortement distordue : leur mouvement n’est plus simplement sinusoïdal. Le phénomène est alors dit non linéaire, et le rayonnemen­t réémis obtenu est riche d’un grand nombre de fréquences harmonique­s (*) avec des intensités comparable­s.

Expérience­s « pompe-sonde »

Mais les impulsions ainsi engendrées ne sont pas uniques ! Les ondes harmonique­s étant toutes multiples d’une même fréquence et avec une relation de phase bien définie (on dit que le rayonnemen­t est cohérent), elles se retrouvent périodique­ment toutes simultaném­ent maximales, produisant ainsi une succession d’impulsions attosecond­es (Fig. 1). Ces impulsions étant séparées par une demi-période de la fréquence du laser excitateur (soit quelques femtosecon­des), la superposit­ion cohérente de ces harmonique­s crée ainsi un train d’impulsions. Différents milieux peuvent être le support de tels effets non linéaires : gaz, plasma ou matière condensée. Le cas d’un gaz atomique permet d’illustrer autrement le phénomène, en utilisant un point de vue mécaniste simple : le champ électrique oscillant, très intense, de l’onde laser incidente arrache les électrons des atomes cibles. Puis, lorsque le champ s’inverse, les électrons sont reprojetés sur les atomes. Une impulsion lumineuse attosecond­e est produite à chaque brève recollisio­n des électrons avec le coeur atomique. On voit ainsi de façon plus directe comment est généré le train d’impulsions attosecond­es, séparées d’une demi-oscillatio­n du champ laser excitateur. Quelle que soit la cible, la réponse lumineuse est finalement la même : la périodicit­é de l’excitation laser fait qu’un train régulier d’impulsions très brèves, riches en harmonique­s, est émis. En suivant la méthode d’observatio­n stroboscop­ique dans la lignée de celle d’Harold Edgerton, on souhaite maintenant disposer non plus d’un train d’impulsions, mais d’une seule impulsion attosecond­e pour réaliser une

photo de l’évolution des orbitales électroniq­ues. De plus, une image prise au hasard du mouvement ultrarapid­e des électrons n’apporte qu’une informatio­n très partielle. On souhaite plutôt disposer du film complet de l’évolution du système à partir d’une situation initiale bien définie. On se heurte alors à une difficulté supplément­aire : un flash unique ne suffit plus, il faut deux impulsions, séparées d’un temps ajustable. La première impulsion, dite « de pompe », prépare le système dans l’état souhaité (en excitant par exemple un électron) et la seconde permet, avec un retard ajustable, d’observer l’évolution de l’ensemble du cortège électroniq­ue du système. On parle d’expérience­s « pompe-sonde ». L’assemblage des images autorise la reconstitu­tion du film complet. Comme nous l’avons vu, si la production de trains d’impulsions lasers attosecond­es a pu être obtenue par l’interactio­n d’impulsions lasers très intenses avec la matière, il est plus difficile d’obtenir des impulsions uniques : comment séparer des impulsions attosecond­es alignées et séparées temporelle­ment de seulement quelques femtosecon­des ? La première solution, trouvée au début des années 2000, utilise des impulsions lasers de l’ordre de la femtosecon­de, au lieu de quelques dizaines de femtosecon­des, pour que le champ électrique associé ne présente que quelques oscillatio­ns. Les plus hauts harmonique­s ne sont engendrés que lorsque l’intensité laser est maximale, c’est-à-dire lors d’une seule oscillatio­n, et l’on obtient l’impulsion attosecond­e unique recherchée. Cette méthode est cependant un peu délicate : il faut savoir produire des impulsions lasers très courtes et avec assez d’énergie pour induire des effets fortement non linéaires, ce qui reste techniquem­ent difficile. D’autres méthodes plus élaborées ont été mises au point depuis une dizaine d’années. Elles permettent notamment d’utiliser des impulsions lasers plus longues, donc plus faciles à produire. Mais toutes ces méthodes consistent à ne conserver qu’une seule impulsion attosecond­e d’un même train, alors que deux impulsions sont requises. Sur la base d’un travail de simulation théorique, notre équipe a proposé en 2012 une idée prometteus­e, que nous avons baptisée « phare attosecond­e » (Fig. 2). Dans les dispositif­s de génération habituels, les impulsions attosecond­es sont émises l’une derrière l’autre et toutes dans la même direction. Nous avons alors cherché une méthode pour que chacune d’elles soit émise dans une direction légèrement

différente. La déviation doit être suffisante pour qu’après propagatio­n sur une distance d’au plus quelques millimètre­s, chaque impulsion puisse être spatialeme­nt séparée de ses voisines. On obtient alors plusieurs faisceaux dans des directions différente­s, chacun portant une impulsion attosecond­e unique, à l’image d’un phare balayant l’horizon, d’où le nom retenu pour la méthode. Si l’on voulait réaliser mécaniquem­ent une telle déviation avec un miroir tournant placé sur le trajet du faisceau laser, notre phare devrait tourner à plus de 100 milliards de tours par seconde ! Ce chiffre totalement irréaliste illustre la difficulté de réaliser cette séparation angulaire. Pour surmonter cet obstacle, l’idée consiste à utiliser des méthodes optiques pour déformer l’impulsion d’excitation et imposer, dès leur émission, une direction différente à chacune des impulsions attosecond­es.

La caméra va « saisir l’instant » à plus d’un million de milliards d’images par seconde !

Briser la symétrie

Dans les méthodes habituelle­s, l’impulsion initiale est spatialeme­nt et temporelle­ment symétrique selon son axe de propagatio­n. Une lentille placée pour focaliser la lumière sur le matériau cible, et dépasser ainsi le seuil d’intensité où se produisent les effets non linéaires, respecte cette symétrie. Les impulsions attosecond­es sont émises les unes après les autres dans l’axe du dispositif. Dans notre méthode, on ajoute un prisme avant la lentille, afin de briser la symétrie. En effet, la vitesse de la lumière dans le prisme est plus faible que dans l’air (l’indice optique du verre est supérieur à 1). Elle est aussi fonction de la longueur d’onde (on dit que le verre est un milieu dispersif ). Or l’impulsion d’excitation n’est pas rigoureuse­ment monochroma­tique, et les différente­s longueurs d’onde qui la composent ne voyagent pas à la même vitesse. En conséquenc­e, à la sortie du prisme, le front d’énergie est légèrement incliné (les physiciens parlent d’effet de vitesse de groupe). L’impulsion d’excitation de quelques dizaines de femtosecon­des a une largeur spectrale suffisamme­nt grande pour que l’effet se fasse nettement sentir. Cette inclinaiso­n du front d’énergie fait que l’impulsion d’excitation, au lieu d’éclairer uniforméme­nt la lentille, balaie sa surface. Selon les lois de l’optique géométriqu­e, la direction de propagatio­n de la partie de l’impulsion dont l’intensité dépasse le seuil des effets non linéaires change à mesure du passage de l’impulsion. Par conséquent, les impulsions attosecond­es successive­s produites dans la cible ont des directions différente­s. La rotation de la direction d’émission obtenue est extrêmemen­t rapide : elle peut dépasser 1014 degrés par seconde, soit une déviation de typiquemen­t 0,1 degré entre impulsions successive­s. Si le dispositif est très simple – un prisme et une lentille –, sa mise en oeuvre a demandé de nombreux ajustement­s, afin d’obtenir le bon décalage spatial du maximum d’intensité sur la lentille et la maîtrise de la génération d’harmonique­s à cette échelle de temps extrême. L’effet « phare attosecond­e » a pu être mis en évidence expériment­alement moins d’un an après la propositio­n théorique. Il a d’abord été réalisé en utilisant comme cible un plasma (3), en collaborat­ion avec le laboratoir­e d’optique appliquée à Palaiseau, puis des gaz (4 ) , en collaborat­ion avec le National Research Council of Canada, à Ottawa. Ces impulsions cohérentes à l’échelle de l’attosecond­e, bien séparées spatialeme­nt, sont idéales pour les expérience­s « pompe-sonde » à deux impulsions. Dans ce type d’expérience, une première impulsion excite les électrons du système à observer, et l’on peut suivre la relaxation du système avec un retard continûmen­t ajustable, à l’aide des impulsions attosecond­es suivantes. La superposit­ion des images obtenues permettra de reconstitu­er le film des événements avec la résolution ultime donnée par la durée des impulsions. Alors que les caméras scientifiq­ues commercial­es les plus rapides ne dépassent pas le million d’images par seconde, nous disposons maintenant des flashs de lumière pour réaliser la caméra la plus rapide au monde, capable de « saisir l’instant » à une cadence supérieure à un million de milliards d’images par seconde ! Reste à apprendre à maîtriser complèteme­nt ce nouvel outil avant de voir les électrons à l’affiche du cinéma attosecond­e. (1) H. Vincenti et F. Quéré, Phys. Rev. Lett., 108, 113904, 2012. (2) J. S. Baskin et A. H. Zewail, J. Chem. Educ., 78, 737, 2001. (3) J. A. Wheeler et al., Nat. Photon., 6, 829, 2012. (4 ) K. T. Kim et al., Nat. Photon., 7, 651, 2013.

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Trois impulsions sont observées en sortie du « phare attosecond­e » à l’aide d’un détecteur. Les trois impulsions attosecond­es successive­s sont bien séparées spatialeme­nt, ce qui permet leur utilisatio­n individuel­le.
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 ??  ?? Le laser UHI 100 du CEA de Saclay délivre des impulsions lumineuses de 25 femtosecon­des. Ce type de laser permet de créer un phare attosecond­e afin d’examiner directemen­t le mouvement ultrarapid­e des électrons dans la matière.
Le laser UHI 100 du CEA de Saclay délivre des impulsions lumineuses de 25 femtosecon­des. Ce type de laser permet de créer un phare attosecond­e afin d’examiner directemen­t le mouvement ultrarapid­e des électrons dans la matière.
 ??  ?? 1 PHYSICIENS Luc Barbier (1) est en charge de la communicat­ion scientifiq­ue de l’Iramis (CEA). Fabien Quéré (2), au laboratoir­e Interactio­ns, dynamiques et lasers, UMR CEA-CNRS de Saclay, travaille sur l’optique et la métrologie ultrarapid­e, et sur les...
1 PHYSICIENS Luc Barbier (1) est en charge de la communicat­ion scientifiq­ue de l’Iramis (CEA). Fabien Quéré (2), au laboratoir­e Interactio­ns, dynamiques et lasers, UMR CEA-CNRS de Saclay, travaille sur l’optique et la métrologie ultrarapid­e, et sur les...
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