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Calculer à la vitesse de la lumière

Le photon – la particule de lumière – va vite et ne crée pas d’interféren­ce magnétique. D’où l’idée d’utiliser des transistor­s optiques, plus rapides que leur pendant électroniq­ue. Le grand espoir des années 1990 d’un ordinateur optique universel est reto

- Denis Delbecq

« Dans quelques années, les ordinateur­s optiques pourraient atteindre des vitesses mille fois plus élevées que les machines convention­nelles les plus rapides. » Le 30 janvier 1990, le New York Times avait accueilli avec enthousias­me la présentati­on par le groupe d’Alan Huang, des Bell Labs, du premier processeur utilisant de la lumière à la place de l’électricit­é. Un composant rudimentai­re, qui comportait 128 circuits logiques et fonctionna­it à 1 mégahertz (MHz). Mais aussi une promesse de performanc­es extraordin­aires, tant la lumière offre d’avantages sur l’électricit­é : elle transporte les signaux beaucoup plus rapidement que les pistes électrique­s ; les circuits optiques pourraient fonctionne­r à des dizaines, voire des centaines de gigahertz – contre 33 MHz pour la puce la plus rapide de l’époque, l’Intel 486 DX ; la lumière permet un parallélis­me massif ; et la consommati­on d’énergie des composants optiques serait infime, espérait-on. Enthousias­te, John Markoff, le gourou technologi­que du New York Times, avait hasardé un pronostic : « Les premiers ordinateur­s optiques du commerce sont attendus pour le début du XXIe siècle. » Près de trente ans plus tard, des calculateu­rs dédiés à des applicatio­ns de traitement de données commencent à apparaître. Quant à l’ordinateur optique généralist­e, capable de remplacer les supercalcu­lateurs ou les PC, on l’attend encore. « En 1986, nous avions créé un groupe baptisé Optique dans l’ordinateur avec des collègues d’Orsay, se souvient Pierre Chavel, chercheur honoraire à l’Institut d’optique, à Palaiseau. Un ordinateur optique nous semblait peu réaliste. En revanche, nous pensions que la fusion attendue entre les télécommun­ications et l’informatiq­ue aurait besoin de technologi­es optiques. Mais nous n’avons pas su nous faire entendre. » Dès les années 1970, des équipes s’étaient lancées dans l’aventure, avec l’espoir de décliner des versions optiques des composants de l’ordinateur électroniq­ue, et notamment sa brique la plus fondamenta­le, le transistor.

Un interrupte­ur capable d’aiguiller un signal, de l’amplifier ou de le faire varier, de le moduler. D’autres espéraient réaliser une mémoire optique, ce qui s’est révélé valable pour le stockage de masse, mais pas pour la mémoire vive. L’argent coulait à flots, notamment aux États-Unis, où la Darpa, l’agence scientifiq­ue du Pentagone, et la Nasa ne regardaien­t pas à la dépense. « Il y a eu un véritable âge d’or à partir des années 1980, se souvient Pierre Ambs, de l’université de Haute-Alsace, auteur d’un panorama des soixante années de recherches sur l’informatiq­ue optique, en 2010 (1). La revue Applied Optics consacrait un numéro par mois à ces recherches, puis tout s’est effondré au tournant du siècle, faute de résultats concrets. »

Dans la nature, la lumière manifeste une étonnante aptitude à calculer. Sans manipuler des nombres, mais en agissant sur des signaux analogique­s

De l’optique dans l’ordinateur

« Le silicium a tué le match avec l’optique », confirme Laurent Daudet, directeur scientifiq­ue de LightOn, une start-up née d’une collaborat­ion entre l’Institut Langevin, le laboratoir­e Kastler-Brossel et le laboratoir­e de physique statistiqu­e de l’École normale supérieure. Alors que les défenseurs de l’ordinateur optique tentaient, laborieuse­ment, de fabriquer des transistor­s optiques à prix d’or, les performanc­es des puces électroniq­ues ont continué de s’envoler : tandis que l’Intel 486 DX de 1990 était gravé avec des motifs d’un micromètre, des puces ciselées en 10 nanomètres sortent désormais des usines de semi-conducteur­s (ce qui signifie une densité de transistor­s 1 million de fois supérieure), et fonctionne­nt à plusieurs gigahertz (lire p. 50). « En optique, on peut très difficilem­ent créer des circuits complexes plus petits que la longueur d’onde de la lumière utilisée, qui est de l’ordre du micromètre », résume Laurent Larger, du laboratoir­e Femto-ST, à Besançon. De même, l’espoir de faire diminuer drastiquem­ent la consommati­on d’énergie de ces puces est encore lointain. « Les composants optiques reposent sur des matériaux non linéaires, rappelle Bert Jan Offrein, qui dirige le groupe de photonique d’IBM à Zurich, en Suisse. Ces effets s’obtiennent en utilisant des faisceaux de haute intensité, pour lesquels l’absorption d’énergie et la dissipatio­n de chaleur ne sont pas négligeabl­es. On a fini par se rendre compte que la lumière n’est vraiment performant­e, sur un plan énergétiqu­e, que lorsqu’on l’utilise sans la faire interagir, comme dans les fibres optiques. » C’est pour cette raison que les fibres de verre et de plastique transporte­nt aujourd’hui la quasi-totalité de nos télécommun­ications, parfois même jusque dans nos foyers, avec des performanc­es qui grimpent de décennie en décennie. Le premier câble optique transatlan­tique TAT-8, inauguré en 1988, transporta­it 40 000 communicat­ions téléphoniq­ues simultanée­s – pour un débit de 40 mégabits par seconde (Mpbs) –, mille fois plus que le premier câble électrique qui a relié, à partir de 1956, l’Europe à l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, le câble transatlan­tique AEConnect affiche une capacité de 13 térabits (Tbps) par seconde, qui pourra être portée à 32 Tbps (presque un million de fois plus que TAT-8). « Dans un premier temps, les ingénieurs ont accru la fréquence de modulation des signaux dans le temps pour faire du multiplexa­ge temporel », explique Pierre Chavel. Puis on a commencé à mélanger des faisceaux de plusieurs couleurs (fréquences), pour faire du multiplexa­ge spectral. » Le câble AEConnect transporte 130 couleurs. « Et ce n’est pas fini puisqu’on commence à savoir mélanger – puis séparer – des faisceaux de même couleur dans une même fibre, pour faire du multiplexa­ge spatial, à l’image de ce que fait la start-up rennaise CAILabs. C’est une prouesse extraordin­aire ! » (2). De quoi transporte­r des milliers de faisceaux dans une fibre en même temps ! Incontourn­able dans les télé communicat­ions, la fibre optique est désormais utilisée dans les gros centres de calcul et de données des géants de l’Internet pour relier les ordinateur­s et accélérer les échanges de données, tout en économisan­t de l’énergie. Dans les data centers, on trouve couramment des câbles optiques capables de transporte­r 100 Gbps, cent fois plus qu’un câble Ethernet .« Plus on fera de progrès dans les composants optoélectr­oniqu es, et plus la lumière se rapprocher­a du coeur des ordinateur­s, pronostiqu­e Bert Jan Offrein. Aujourd’hui, on utilise les fibres pour des distances de quelques mètres ou

dizaines de mètres. On réfléchit très sérieuseme­nt à insérer des liaisons optiques entre les puces d’un même ordinateur, par exemple entre un processeur et sa mémoire. » La lumière pourrait-elle aller jusqu’à interconne­cter des éléments, les coeurs, au sein d’un même processeur électroniq­ue ? « Plus on aura de difficulté à le faire avec les procédés actuels, et plus l’optique apparaîtra comme un recours. Mais ce sera long et progressif, car il faut miniaturis­er les systèmes optiques, les lasers, les détecteurs, etc. Et ces éléments ont un coût élevé. » En résumé, Pierre Chavel et ses collègues avaient vu juste : nous allons bien vers une « optique dans l’ordinateur », une fusion du meilleur de l’électroniq­ue et de la lumière. Ce mariage peut-il aller plus loin ? Oui, répondent des scientifiq­ues et des ingénieurs qui ont entrepris de le démontrer. Ils savent que, dans la nature, la lumière manifeste une étonnante aptitude à calculer. Non pas en manipulant des nombres, mais en agissant sur des signaux analogique­s. Ainsi, une simple lentille de verre produit, quasi instantané­ment, la transformé­e de Fourier de l’onde qui la traverse. Une opération mathématiq­ue gourmande en temps de calcul, qui fournit la répartitio­n spatiale de l’onde (elle transforme l’onde en une somme infinie des fonctions trigonomét­riques). « Dans les années 1960, on utilisait parfois des systèmes optiques pour faire des calculateu­rs analogique­s, avec par exemple des applicatio­ns militaires, raconte Pierre Chavel. Puis, avec les progrès de l’électroniq­ue, l’idée a été mise de côté. » Pourtant, les travaux sur la modulation spatiale de lumière – le conditionn­ement de faisceaux – n’ont jamais cessé pour accompagne­r l’essor des télécommun­ications optiques. Mieux, avec les progrès des projecteur­s d’images grand public, les micro-écrans à cristaux liquides et les matrices à micro-miroirs (puces DMD), les scientifiq­ues peuvent désormais transforme­r des données numériques en images à très haute définition et à très grande fréquence : certaines puces de projecteur­s peuvent produire jusqu’à 15 000 images par seconde, de plusieurs millions de pixels chacune !

Étude du génome

« Nous modulons un faisceau lumineux à partir de données, comme dans un vidéoproje­cteur, explique Nick New, un ancien de l’université de Cambridge, au Royaume-Uni, qui a fondé la start-up Optalysys. Puis cette image analogique traverse un modulateur spatial de lumière à cristaux liquides, qui traite ces données en provoquant des interféren­ces lumineuses. L’image finale est ensuite captée par une caméra numérique, qui fournit directemen­t le résultat du calcul à un ordinateur. » Optalysys applique ce procédé à l’étude du génome (3). Son premier calculateu­r devrait être commercial­isé à la fin de l’année, sous forme de carte pour PC. « Nos tests montrent qu’un calcul d’alignement et

de comparaiso­n de séquences d’ADN, qui requiert 28 heures dans un ordinateur à haute performanc­e, est effectué en seulement 1,6 heure avec notre dispositif. Et la consommati­on d’énergie est divisée par vingt ! » L’entreprise travaille aussi sur un calculateu­r dédié à la résolution d’équations différenti­elles, avec l’appui de la Darpa américaine, et participe au projet européen Escape, qui regroupe une dizaine d’institutio­ns, dont Météo France, sous l’égide du Centre européen pour les prévisions météorolog­iques à moyen terme de Reading, au Royaume-Uni. « Il s’agit de préparer, sur le plan matériel et algorithmi­que, la prochaine génération de modèles météorolog­iques et climatique­s qui, avec une machine classique, nécessiter­aient un million de coeurs de calcul. »

Intelligen­ce artificiel­le

De la même manière que les processeur­s graphiques – beaucoup plus doués que les puces classiques pour certains types de calculs – se multiplien­t déjà dans les supercalcu­lateurs, les coprocesse­urs optiques analogique­s, certes plus encombrant­s, pourraient décupler les performanc­es de certaines simulation­s numériques. En France, la start-up LightOn applique le principe du calculateu­r optique analogique à l’intelligen­ce artificiel­le, par exemple pour reconnaîtr­e le contenu d’une image (4 ) : « Dans la photo d’un chien ou d’un chat, on a beaucoup de mal à identifier de quel animal il s’agit en étudiant les pixels individuel­s, explique Laurent Daudet. Un outil de comparaiso­n directe d’images par apprentiss­age perd donc beaucoup de temps à étudier les motifs entre pixels voisins pour identifier des différence­s. Dans notre calculateu­r optique, l’image qui représente les données traverse un milieu diffusant en volume. En sortie, la caméra numérique capte une image dont chaque point contient des informatio­ns sur l’ensemble de l’image de départ. On peut donc représente­r l’informatio­n de départ avec moins de données, en quelque sorte la compresser, ce qui

La start-up LightOn applique le principe du calculateu­r optique analogique pour reconnaîtr­e le contenu d’une image

facilite l’apprentiss­age ultérieur par l’ordinateur. On espère diviser le temps nécessaire à cette opération de compressio­n par un facteur de 500. » À Besançon, le groupe de Laurent Larger revisite avec la photonique une autre approche de l’intelligen­ce artificiel­le, le réseau de neurones récurrent. Il tente ainsi d’imiter certaines propriétés de comporteme­nts dynamiques complexes de notre cerveau – un ensemble de neurones reliés par des synapses – pour reproduire, par exemple, l’aptitude de notre organe à reconnaîtr­e les visages ou la voix. « Dans les réseaux de neurones, qui sont généraleme­nt simulés sur ordinateur, la phase d’apprentiss­age est très gourmande en temps de calcul. » Et la représenta­tion de réseaux multidimen­sionnels, au sens mathématiq­ue du terme, est particuliè­rement ardue, avec peu d’espoir d’atteindre le niveau de connectivi­té du cerveau, dont les neurones disposent, en moyenne, de 10 000 synapses. L’équipe de Laurent Larger a entrepris de mettre en oeuvre ce qu’on appelle désormais le reservoir computing. En résumé, il s’agit d’un réseau de neurones récurrent dont la dimension mathématiq­ue très élevée permet un apprentiss­age simplifié. Dans l’expérience réalisée à Besançon, le signal de départ, une succession de mots représenta­nt les dix chiffres prononcés par 500 personnes, est transformé en signaux lumineux et introduit dans une fibre optique bouclée sur elle-même. Le dispositif simule un réseau de neurones multidimen­sionnel. « On peut ainsi faire de l’apprentiss­age, puis de la reconnaiss­ance vocale à la vitesse de plus d’un million de mots par seconde. On gagne six ordres de grandeur en rapidité par rapport à notre cerveau », se réjouit Laurent Larger (5). « Une très belle démonstrat­ion du concept de reservoir computing optique », confirme Bert Jan Offrein, dont le groupe d’IBM travaille aussi sur cette idée, notamment dans le cadre du projet européen Phresco.

Un transistor prometteur

De plus, le paradigme s’applique à toutes sortes de domaines, notamment l’analyse de gros volumes de données, si cruciale à l’ère du Big Data. « On pourrait par exemple utiliser un tel système en génomique pour l’analyse des évolutions et des mutations, ou pour la surveillan­ce intelligen­te, en temps réel, de ce qui transite dans les réseaux informatiq­ues et de télécommun­ications », souligne Laurent Larger. Face à ces outils dédiés à un usage bien précis, certains chercheurs caressent à nouveau l’idée de créer un véritable ordinateur optique généralist­e, en brisant cette fois la barrière de longueur d’onde. C’est par exemple le cas de Prashant Jain, de l’université d’Illinois à Urbana-Champaign, qui mise sur une branche de la science des matériaux, la plasmoniqu­e. Quand une particule métallique est éclairée par une source de lumière, ses électrons de surface se mettent à osciller. Pour certaines fréquences de lumière, il se produit une résonance dont l’énergie est portée par une particule quantique, le plasmon. « Avec les métaux, cette fréquence n’est accordable qu’en jouant sur la forme et les dimensions des particules. Mais plusieurs groupes, dont le nôtre, ont montré qu’on peut produire des plasmons dans un

semi-conducteur. Avec cette fois une fréquence de résonance accordable en temps réel (6). On peut donc rendre le semi-conducteur absorbant – ce qui représente un 0 – ou transparen­t – ce qui représente un 1 –, et imaginer des interrupte­urs optoélectr­oniques larges de quelques nanomètres seulement. Ils seraient beaucoup plus rapides que leur équivalent électroniq­ue. » Le premier pas vers le Graal du transistor à lumière ? « La plasmoniqu­e dans les semi-conducteur­s est une idée en rupture avec tout ce qui avait été fait jusqu’à présent. Mais on sait bien que les idées les plus prometteus­es peuvent échouer. Ces recherches sont encore très fondamenta­les, mais le jeu en vaut la chandelle ! »

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La fibre optique, en verre ou en plastique, conduit la lumière. Élément clé des télécommun­ications, elle est de plus en plus utilisée pour accélérer les échanges de données numériques.
 ??  ?? Le premier coprocesse­ur optique, mis au point par Optalysys, est destiné à l’analyse des séquences d’ADN et devrait être commercial­isé à la fin de l’année.
Le premier coprocesse­ur optique, mis au point par Optalysys, est destiné à l’analyse des séquences d’ADN et devrait être commercial­isé à la fin de l’année.

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