L’insoumise du devoir conjugal
Chez l’Aeschne des joncs, une espèce de libellule, la femelle fait la morte pour échapper à l’accouplement. Un comportement très rare chez les insectes.
Feindre la mort plutôt que de subir les assauts des mâles, voici la stratégie originale adoptée par les libellules. Elle a été observée pour la première fois par un spécialiste des odonates (un ordre rassemblant les libellules et les demoiselles), Rassim Khelifa, de l’université de Zurich, en Suisse (1). « La découverte de ce comportement s’est faite par accident, expliquet-il. J’étais sur le terrain, en train de collecter des oeufs pour réaliser des expériences de laboratoire entrant dans le cadre de mon doctorat. Nous cherchions en effet à comprendre l’adaptation à la chaleur des larves et les potentiels effets du réchauffement climatique. » En quoi consiste précisément cette stratégie ? Comme il le raconte dans son étude, l’entomologue est en train d’attendre une ponte, à l’été 2015, à côté d’Arosa dans les Alpes suisses, lorsqu’il voit arriver vers lui une libellule, une Aeschne des joncs, fonçant vers le sol pour s’y écraser, alors qu’elle était poursuivie par une autre libellule. Il remarque que la libellule sur le sol est une femelle, alors que le poursuivant est un mâle. La femelle gît, inerte, sur le dos, dans une position inhabituelle pour cet insecte. Le mâle, quant à lui, est rapidement parti. Lorsque Rassim Khelifa s’approche, la libellule à terre s’envole d’un coup. « Cela m’a vraiment surpris, indiquet-il. J’étudie les libellules depuis dix ans, et je n’avais jamais vu cela. Je savais que des larves et des adultes feignaient la mort, lorsqu’elles étaient par exemple tenues dans la main, soit dans une sorte de contexte de prédation, ce qui n’est pas le cas ici. »
CHUTES VOLONTAIRES
Plusieurs questions se posent alors : la libellule a-t-elle simulé la mort pour éviter le harcèlement du mâle ? Est-ce un comportement récurrent ? Pour le savoir, Rassim Khelifa a étudié ces libellules pendant 72 heures, entre juillet et août 2015, sur deux sites différents, à proximité d’étangs où les femelles viennent pondre. Un endroit où les mâles les interceptent en plein vol lorsqu’elles repartent. Sur 35 femelles observées durant ce laps de temps, le spécialiste constate 31 crashs. Cela semble donc une stratégie répandue chez ces insectes. Les 4 femelles qui n’ont pas choisi de se crasher ont toutes été interceptées par un mâle. Chez les femelles qui se sont volontairement jetées au sol, 27 ont ensuite feint la mort, et parmi elles, 21 ont réussi à échapper à l’accouplement. « Nous savions que certaines femelles odonates évitaient l’accouplement en ressemblant physiquement aux mâles. Mais la découverte de ce nouveau comportement est formidable », note Jessica Ware, biologiste de l’évolution à l’université Rutgers, aux États-Unis. Une telle stratégie présente plusieurs avantages pour la femelle. « Le harcèlement des mâles affecte vraisemblablement la santé physique des femelles, notamment en réduisant leur temps d’alimentation. Cela oblige les femelles à détourner l’attention des mâles pour éviter cet harcèlement », précise Jessica Ware. En outre, selon Rassim Khelifa, cela risque d’endommager l’appareil génital de la femelle. En effet, précise-t-il, « la fonction du pénis du mâle libellule n’est pas limitée au transfert de sperme, elle est aussi chargée d’éliminer le sperme laissé par d’autres mâles dans l’organe de stockage de la femelle ». Dans la nature, ce comportement reste extrêmement rare. Il n’a pour le moment été observé que chez quatre autres espèces : une espèce d’araignée et une espèce de mante, chez laquelle les mâles restent inertes pour éviter les femelles, et deux espèces de mouches à toison, dont les femelles feignent aussi la mort pour échapper aux mâles.