La première lueur de l’Univers
Les photons ont été créés lors du Big Bang, mais ils sont restés un temps englués dans un Univers opaque. Après 380 000 ans, ce dernier est devenu transparent et cette première lumière s’est répandue dans le cosmos. En étudiant ce vestige que l’on détecte
Quand est née la lumière ? Ou plutôt quand sont apparus les photons, les particules de lumière ? Dans la débauche de rayonnement du Big Bang. Mais, très vite après cette naissance, l’Univers a connu une phase sombre, opaque, tandis que se jouait en son sein une extraordinaire valse de particules et de photons. Aucune lumière n’a pu s’en échapper pendant des centaines de milliers d’années. Puis l’Univers est brusquement devenu transparent, laissant filtrer une première lumière, un rayonnement fossile témoin de son passé. Cette première lumière forme ce que les astrophysiciens ont baptisé le fond cosmologique. C’est l’analyse de cette lumière qui a permis d’asseoir les fondements de la cosmologie moderne, confirmant de nombreuses idées, mais ouvrant aussi quantité de nouvelles questions. « Immédiatement après le Big Bang, l’Univers était extraordinairement chaud et dense, raconte Karim Benabed, de l’Institut d’astrophysique de Paris. C’était un plasma, une soupe de protons, d’électrons, comme on en trouve encore au coeur des étoiles comme notre Soleil. Ce plasma était riche de photons, particules de lumière de très haute énergie. Protons et électrons s’assemblaient sans cesse pour former des atomes d’hydrogène, jusqu’à ce que la rencontre avec un photon ne casse ces attelages furtifs. L’Univers était si dense que le moindre photon était fatalement intercepté avant d’avoir pu s’évader. » Pendant ce temps, l’Univers poursuivit son expansion phénoménale, diluant la matière et la lumière qui s’y trouvaient. Une dilution de l’espace qui allonge progressivement la longueur d’onde des photons, et donc réduit leur énergie. C’est ce même mécanisme d’allongement des longueurs d’onde qui modifie la couleur des objets lumineux en mouvement, ce qu’on appelle le décalage vers le rouge (redshift), observé sur les galaxies qui s’éloignent de nous. Bientôt, tout change. En perdant de l’énergie, les photons sont privés de leur aptitude à ioniser les jeunes atomes d’hydrogène. Le plasma de départ se transforme peu à peu en une soupe tiède d’atomes neutres. « En quelques dizaines
de milliers d’années, il est passé d’une proportion de 10 % à 90 % d’hydrogène atomique », précise Cécile Renault, du Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie, à Grenoble. Une durée infime à l’échelle cosmologique, pendant laquelle l’Univers est devenu transparent, laissant s’échapper une brève bouffée de lumière, avant d’être replongé dans une quasi-obscurité jusqu’à l’allumage des premières étoiles, environ 700 millions d’années plus tard (lire l’encadré p. 37). Un éclair dont la répartition de couleurs – le spectre – suit une loi dite de corps noir (*), la source de rayonnement idéale utilisée comme référence par les physiciens. Un corps noir chauffé à près de 3 000 °C – environ 3 300 kelvins (*) –, dont le spectre d’émission est centré sur l’infrarouge.
Progrès spectaculaires
Au cours des plus de treize milliards d’années de son voyage jusqu’à nous, l’énergie du rayonnement fossile continue de s’affaiblir à mesure que l’expansion de l’Univers se poursuit. De 3 300 kelvins, sa température est divisée d’un facteur 1 100 environ : ce que l’on perçoit de cette période de l’Univers jeune est ainsi un rayonnement correspondant à un corps noir très froid, affichant une température de seulement 2,73 kelvins (-270,42 °C). Une lumière dont le pic de couleur correspond à une longueur d’onde d’environ un millimètre, dans le domaine des micro-ondes. C’est ainsi que nous recevons, à chaque instant, un flux infime de micro-ondes presqu’aussi vieilles que l’Univers. Un flux dont l’existence
a été postulée dès les années 1930, après que le Belge Georges Lemaître a proposé, en 1927, la théorie de l’expansion de l’Univers, rebaptisée par la suite « théorie du Big Bang ». Il aura fallu un extraordinaire hasard pour l’observer. En 1964, la firme américaine de télécommunications AT&T et la Nasa travaillent sur un concept inédit : un système de communications intercontinentales à base de micro-ondes. L’idée consiste à placer en orbite de gros ballons dont l’enveloppe métallisée réfléchirait les signaux émis de la Terre. Aux Bell Labs, bras scientifique d’AT&T de l’époque, les ingénieurs Arno Penzias et Robert Wilson sont chargés de tester une nouvelle antenne à micro-ondes au sol. Elle est dotée d’un détecteur refroidi à -269 °C pour éviter que son propre rayonnement ne brouille les faibles signaux parvenus des réflecteurs. « Ils ont
observé un signal provenant du ciel, dans toutes les directions », explique Cécile Renault. Un signal cent fois plus intense que le bruit de fond qu’ils s’attendaient à mesurer, dont Penzias etWilson comprennent qu’il ne provient ni de la Terre, ni du Système solaire, ni même de notre Galaxie. L’histoire aurait pu en rester là si Penzias n’avait appelé l’astrophysicien Robert Dicke, à l’université de Princeton, sur les conseils d’un ami. Ce dernier, avec ses collaborateurs Jim Peebles et David Wilkinson, était en train de peaufiner un concept d’expérience destinée à observer le rayonnement fossile. Au téléphone, Robert Dicke comprend que le duo des Bell Labs a vu les vestiges du Big Bang, une lumière dont la température sera évaluée à 3 kelvins. « Les gars, nous nous sommes fait griller la politesse », dira le physicien de Princeton à ses collaborateurs en raccrochant. Depuis cette détection de la première lumière de l’Univers, les progrès ont été spectaculaires. Au fil des expériences conduites depuis le sol, le ciel avec des ballons, et l’espace, les astrophysiciens sont parvenus à mesurer la température du rayonnement fossile au millième de degré près. Une température qui, compte tenu des lois de la physique, permet de calculer que cette lumière a été émise environ 380 000 ans après la naissance de l’Univers. Mieux, grâce aux satellites, les astrophysiciens disposent de cartes complètes de ce rayonnement qu’ils peuvent étudier en détail. La première est venue des observations du satellite américain Cobe, lancé en 1989. « Cela a été un grand moment, se souvient François Boulanger, de l’Institut d’astrophysique spatiale à Orsay, dans l’Essonne. L’attente avait été très longue, en l’absence de résultats concrets depuis longtemps. Le contraste entre la structure de l’Univers révélée par l’observation des galaxies et l’homogénéité du fond diffus était saisissant et suscitait l’interrogation. Des frictions commençaient à apparaître au sein de la communauté scientifique ; certains remettaient en cause l’idée qu’on se faisait de la formation de l’Univers. Les découvertes de Cobe ont libéré les tensions et fait naître beaucoup de nouveaux projets. »
Faire parler les cartes
Cette première carte du fond diffus a montré que la température du rayonnement fossile correspond à un corps noir d’environ 2,73 kelvins, avec d’infimes variations de température, inférieures au dix millième de degré. « Cette température presque uniforme sur le ciel peut paraître surprenante, note Karim Benabed. Car les régions de l’Univers éloignées d’une distance supérieure à la taille de l’Univers observable n’ont pas de raison d’être causalement connectées et donc de présenter la même température. » Autrement dit, pourquoi deux parties de l’Univers qui a priori n’ont jamais été en relation ont-elles une température quasi identique ? Ce n’est possible que si ces parties ont été connectées à un moment donné. Une piste est de supposer que l’Univers soit passé quasi instantanément d’une taille infinitésimale et d’un état causalement connecté – un objet quantique – à une taille macroscopique. C’est le fondement de la théorie de l’inflation : environ 10- seconde après le Big Bang, la taille
34 de l’Univers a été multipliée par un facteur d’au moins 1026 en seulement 10- seconde ! Selon le
32 modèle d’inflation, les fluctuations de l’Univers quantique ont engendré une légère anisotropie (*) dans la structure de l’Univers. Sans elle, les étoiles, galaxies, amas et planètes n’auraient jamais pu se former ! « Cette anisotropie se traduit par des écarts de température correspondant à des variations de la densité de matière », précise Karim Benabed. En résumé, les régions légèrement plus froides dans la carte du fond diffus correspondent aux régions où la matière
s’est condensée sous l’effet de la gravitation et a ensuite donné naissance aux objets denses de l’Univers. « Ce rayonnement de corps noir et cette anisotropie étaient prévus par la théorie de l’inflation, rappelle Cécile Renault. Mais celle-ci n’était pas considérée comme acquise. Cobe a définitivement installé le modèle du Big Bang et amorcé la cosmologie contemporaine. » Et ce, avec une résolution angulaire médiocre : Cobe distinguait des détails de seulement 7 ° de côté, quatorze fois plus grands que le diamètre apparent de la pleine Lune. Après les expériences avec les ballons Boomerang, dans le ciel Antarctique, et Archeops, au-dessus de l’Arctique, le satellite américain WMAP, lancé en 2001, a permis un vrai bond en avant, avec une série de cartes présentant une résolution de 12 à 30 minutes d’angle, suivant la bande de fréquences étudiée. À partir de 2009, le satellite européen Planck a encore affiné la résolution, avec 5 à 10 minutes d’angle et une sensibilité record, grâce au refroidissement cryogénique de certains détecteurs à seulement 0,1 kelvin, un record dans l’espace. « Tout le travail des astrophysiciens consiste à faire parler les cartes du fond diffus cosmologique, précise Karim Benabed. Elles portent des stigmates des premiers instants de l’Univers auxquels nous n’avons aucun autre moyen d’accéder. » Une promesse qui suppose un travail fastidieux de dépouillement. Car le rayonnement fossile n’est pas la seule lumière qui baigne l’Univers. S’y superposent quantité d’autres rayonnements qu’il faut soustraire pour pouvoir extraire le signal pertinent. « On voit notamment le rayonnement des gaz froids, à 10 ou 15 kelvins, précise Cécile Renault. Il y en a beaucoup, notamment dans le plan de notre Galaxie, et cela pollue les images. » Les chercheurs doivent aussi tenir compte d’autres sources, notamment le rayonnement synchrotron (*), associé aux interactions entre les électrons et les champs magnétiques, ou la diffusion provoquée par l’interaction entre les photons et les électrons. Des phénomènes que l’on peut évaluer en observant des bandes de fréquences bien précises, en plus des gammes caractéristiques du rayonnement fossile. Au total, Cobe a mesuré les anisotropies dans trois bandes spectrales ;WMAP en a mesuré cinq, contre neuf pour Planck. « Avec les satellites, on reconstruit le fond diffus cosmologique sur environ 96 % du ciel, résume Cécile Renault. Mais pour faire de la cosmologie, on n’en utilise que 40 % à 60 %, en choisissant les régions où le rapport entre le signal et le bruit de fond est le plus favorable. »
Le ballon Boomerang a permis de confirmer une prédiction de la théorie de l’inflation : l’Univers est plat
Énergie noire mystérieuse
En 2000, les observations de Boomerang ont confirmé une prédiction de la théorie de l’inflation : l’Univers est plat. Une confirmation renforcée parWMAP quelques années plus tard. Grâce à des observations plus fines que Cobe,WMAP
a également permis d’estimer la composition de l’Univers avec seulement 5 % de matière ordinaire, 24 % de matière noire – et invisible – et 71 % d’énergie noire, une forme d’énergie mystérieuse qui est à l’origine de l’accélération de l’expansion de l’Univers. Planck a affiné cette mesure (4,9 % de matière ordinaire, 25,9 % de matière noire et 69,2 % d’énergie noire), tout en mesurant une panoplie de paramètres cosmologiques précieux pour les théoriciens qui les attendaient pour contraindre leurs modèles. « Il existe une centaine de modèles d’inflation de l’Univers. Le satellite Planck a permis d’en éliminer un tiers, dont les prédictions ne collaient pas, mais il en reste encore beaucoup », précise Cécile Renault. L’apport majeur du satellite Planck est la première mesure précise de la polarisation du rayonnement fossile. La polarisation est une propriété qui décrit les oscillations du champ électrique associé aux photons (lire p. 40). Cette mesure sur le fond diffus cosmologique apporte de nombreuses informations sur les premiers instants de l’Univers, que WMAP avait seulement effleurées. À grande échelle, la mesure de polarisation affine notre image de la structure de l’Univers. À petite échelle, elle fournit des informations sur l’âge des premières étoiles.
Espace-temps déformé
La polarisation du fond cosmologique porte aussi une autre promesse, encore inaccessible, car elle se manifeste de deux manières. « La polarisation peut être séparée en deux composantes, qui ont des propriétés différentes, explique Karim Benabed. La composante scalaire – celle que l’on mesure bien aujourd’hui, et appelée mode E – est inchangée lors d’une réflexion. Mais la seconde, que l’on appelle composante tensorielle ou mode B, est retournée par un miroir, comme notre main devant une glace. » Or les variations de ce mode B dans le fond cosmologique sont associées à certaines fluctuations de l’Univers primordial, qui ont provoqué l’apparition des premières ondes gravitationnelles au cours de la période d’inflation. « En séparant les deux composantes de polarisation, on pourrait donc remonter à ces ondes gravitationnelles primordiales. » Et ainsi apercevoir, de manière indirecte, ce qui s’est passé derrière le rideau opaque à la lumière ! « Ces ondes primordiales continuent de nous arriver, mais elles sont aujourd’hui indétectables de manière directe », regrette François Boulanger. Avec Planck, les astrophysiciens ont pu extraire des informations sur le mode B. Mais le signal était trop bruité pour que l’on puisse espérer y voir les traces des ondes gravitationnelles primordiales. En 2014, les chercheurs du télescope Bicep2, installé en Antarctique, ont cru les avoir découvertes à partir de leurs mesures de polarisation. Mais, un an plus tard, une comparaison solide avec les résultats de Planck a douché leurs espoirs en montrant que ce signal résultait en fait de l’émission des poussières de notre Voie lactée (1). « Pour parvenir à mesurer ce mode B, il faudra progresser sur la correction des effets de lentille gravitationnelle », prévient Karim Benabed. Car la présence d’amas galactiques et de galaxies sur la route qui conduit le rayonnement fossile jusqu’à nous déforme l’espace-temps, ce qui dévie la lumière à la manière d’une lentille et altère les images du passé. Une perturbation infime, mais suffisante pour flouter les vestiges des ondes gravitationnelles primordiales. « Pour observer ces ondes, il faudra améliorer le rapport entre le signal et le bruit des observations, et séparer les émissions galactiques et cosmologiques avec une précision de plus en plus grande, résume François Boulanger. Il s’agira pour cela de multiplier les fréquences d’observation et le nombre de détecteurs. C’est à notre portée, mais il faudra du temps et de nouveaux instruments, qui coûtent cher. Planck comportait des dizaines de détecteurs. Au sol, on en utilise aujourd’hui des milliers. Bientôt, on les comptera en centaines de milliers, cela pourrait être suffisant. » Sinon, il faudra en passer par l’espace, avec un coût multiplié par dix ou cent par rapport aux observatoires terrestres. Le projet de satellite européen Core est en panne, faute de financements ; au Japon, LiteBird vient d’être ajouté à une liste de… 28 projets prioritaires de l’agence spatiale, la Jaxa. « On espère que le programme Pixie obtiendra rapidement un feu vert de la Nasa. » Ce satellite doit justement examiner ce fameux mode B que tous les astrophysiciens attendent avec impatience. « Il devrait aussi observer le fond diffus cosmologique avec une résolution spectrale accrue, se félicite François Boulanger. Nous cherchons à voir des écarts avec le spectre d’un corps noir parfait, qui pourraient nous révéler une nouvelle physique. » Nous n’avons pas fini de faire parler la première lumière de l’Univers. (1) P. A. R. Ade et al., Phys. Rev. Lett., 114, 101301, 2015.