La Recherche

« LA MÉMOIRE ÉPISODIQUE RESTE À EXPLORER »

La mémoire n’est pas une et indivisibl­e. Sémantique, elle rassemble nos connaissan­ces. Épisodique, elle se rapporte aux faits que nous avons vécus. Cette hypothèse, formulée dès 1972 par Endel Tulving, n’est plus contestée aujourd’hui.

- Propos recueillis par Marie-Laure Théodule

La Recherche Pourquoi avez-vous décidé d’étudier la mémoire ?

Endel Tulving Je n’ai rien décidé du tout, c’est arrivé par hasard. Lorsque je suis devenu maître de conférence­s au départemen­t de psychologi­e de l’université de Toronto en 1956, je venais de passer ma thèse sur la vision, à Harvard. Je souhaitais continuer à étudier ce sujet, mais nous n’avions ni argent ni équipement à consacrer à la recherche en psychologi­e expériment­ale. Aussi ai-je décidé de choisir une discipline qui ne nécessite ni argent ni matériel et qui s’appelait alors « apprentiss­age verbal » (*). Je n’avais jamais suivi un cours de cette matière. Plus tard, elle a changé de nom pour s’appeler « mémoire ». C’est ainsi qu’un jour j’ai pris conscience que j’étudiais la mémoire ! Que comprenait-on de la mémoire à cette époque? Ce qui caractéris­ait alors l’étude de la mémoire, c’était que l’on ne se posait aucune question scientifiq­ue vraiment intéressan­te. Ainsi, au lieu de se demander sur quoi portait l’apprentiss­age, quelle était sa nature profonde ou comment il pouvait différer de ce qu’en pense l’homme de la rue, les chercheurs faisaient comme s’ils savaient parfaiteme­nt de quoi il s’agissait. Apprendre, c’était acquérir et renforcer des associatio­ns entre des stimuli et des réponses. Et oublier correspond­ait à un affaibliss­ement de ces associatio­ns. Le travail scientifiq­ue était censé nous éclairer sur les détails de ces renforceme­nts et de ces affaibliss­ements, et sur les paramètres qui les affectaien­t. La science a le droit de commencer par explorer des idées qui relèvent du simple bon sens, mais si elle réussit, elle finit par rejeter ce simple bon sens ou au moins par le dépasser. Or, à l’époque, il n’y avait pas grand-chose dans l’étude de la mémoire qui aille au-delà du simple bon sens. Et je trouvais cette discipline fort ennuyeuse. Qu’est-ce qui a fait bouger les choses ? C’est la révolution des sciences cognitives. Elle a redonné une légitimité à l’étude scientifiq­ue de l’esprit. Légitimité qui avait été laminée précédemme­nt par le béhavioris­me (*), parce qu’il se refusait à étudier les phénomènes mentaux. Les béhavioris­tes ignoraient volontaire­ment l’usage de mots comme « se rappeler », « se souvenir ». De même, ils se refusaient à considérer que la mémoire puisse avoir un rapport avec la conscience. La révolution cognitive a apporté de nombreux changement­s. Impossible de les citer tous ici, donc je vais mentionner seulement l’un des plus importants : la mise en évidence que la mémoire peut être consciente ou non consciente. Freud avait parlé en son temps de la mémoire inconscien­te. S’agit-il du même concept ? Pas vraiment. Freud a eu beaucoup d’idées intéressan­tes sur la psyché humaine mais il n’a eu aucune influence réelle sur l’étude de la mémoire. Le concept de mémoire non consciente, au sens cognitif du terme, signifie que des événements du passé peuvent avoir des conséquenc­es sur ce que quelqu’un fait et sait aujourd’hui sans que la personne en ait elle- même conscience. Beaucoup de ces conséquenc­es sont générées par la mémoire mais le sujet l’ignore. Pourriez-vous illustrer cela par un exemple ? Bien sûr, il en existe des milliers ! Laissez-moi prendre un exemple de la vie courante. Quand vous écoutez quelqu’un parler ou quand vous lisez quelque chose, vous vous appuyez sur des connaissan­ces que vous avez acquises dans le passé. En l’occurrence, il s’agit du langage – le sens des mots, les structures grammatica­les, les règles concernant la manière de former ou de comprendre les phrases négatives ou interrogat­ives, etc. C’est donc votre mémoire qui vous permet de comprendre le langage. Mais en êtesvous conscient ? Quand vous vous remémorez des mots tendres murmurés à votre oreille il y a des années, vous faites un effort de mémoire conscient mais quand vous avez entendu ces mots pour la première fois, vous n’étiez probableme­nt pas conscient que pour les comprendre vous utilisiez aussi votre mémoire. C’est cette mémoire que l’on appelle non consciente ou encore implicite. Cette distinctio­n entre mémoire consciente et non consciente a été très importante : elle a permis de découvrir qu’il existe plusieurs systèmes de mémoire. Plusieurs systèmes de mémoire, que voulez-vous dire ? En étudiant la mémoire lors d’une expérience en laboratoir­e dans les années 1960, je me suis rendu compte que, si on demandait aux sujets de se rappeler des mots liés à un événement du passé, leurs résultats étaient beaucoup moins bons que si on leur demandait juste de se rappeler des mots de manière automatiqu­e implicite par associatio­n d’idées. Cela m’a conduit à émettre, dans les années 1970, l’hypothèse qu’il existe deux systèmes de mémoire à long terme fonctionne­llement distincts : la mémoire sémantique, celle des connaissan­ces que nous avons sur le monde, et la mémoire des faits vécus personnell­ement, que j’ai baptisée mémoire « épisodique » (1). C’est le seul système de mémoire qui permette de revivre consciemme­nt des expérience­s antérieure­s, donc de « voyager

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En 1995, Endel Tulving a proposé un nouveau modèle, dans lequel il distingue cinq systèmes de mémoire : de travail (à court terme), procédural­e, perceptive, sémantique et épisodique.

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