La biodiversité de l’Amazonie, héritage des Précolombiens ? Jean-François Molino, avec Mickaël Mestre et Guillaume Odonne
Jean-François Molino, IRD Montpellier, avec Mickaël Mestre, Inrap Cayenne, Guillaume Odonne, CNRS Cayenne
L’analyse d’un nombre important de données collectées par un réseau de 200 scientifiques de 17 pays différents soutient l’hypothèse d’une forêt amazonienne durablement influencée par les sociétés précolombiennes. Une vision bien différente de l’image stéréotypée d’un espace préservé des activités humaines.
L’ Amazonie n’est pas une forêt vierge. Depuis une trent ai n e d’a n n é e s, les archéologues accumulent les preuves d’occupations humaines anciennes en différents points de ce vaste ensemble, qui n’est d’ailleurs pas uniformément couvert de forêts. Ils ont mis au jour des traces d’agglomérations de plusieurs milliers d’habitants, de réseaux denses de routes et de canaux, et d’activités agrosylvicoles intenses et durables. Loin d’être un « désert humain » où seules quelques tribus de chasseurs-cueilleurs survivaient difficilement depuis quelques milliers d’années, le bassin amazonien aurait abrité en 1492, date de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, plusieurs millions, voire dizaines de millions, d’habitants. Ces estimations, à prendre avec précautions étant donné la rareté des données archéologiques et l’hétérogénéité de cet immense espace, donnent de l’Amazonie d’avant l’arrivée des Européens une vision bien différente de celle qui prévalait jusque-là, y compris chez nombre d’écologues. En remettant en cause l’image stéréotypée de la « forêt vierge », les travaux des archéologues ont fait de l’Amazonie un nouvel objet d’étude pour l’écologie historique. Par essence interdisciplinaire, puisqu’elle associe étroitement archéologues, anthropologues, ethnologues, écologues, agronomes et pédologues (spécialistes des sols), l’écologie historique vise à décrire et comprendre les interactions sur le long terme (à une échelle de temps pluriséculaire, voire plurimillénaire) entre les sociétés humaines et leur environnement. Cette approche globale permet donc d’évaluer dans quelle mesure les activités humaines passées ont pu laisser des traces dans les paysages actuels.
Un rôle pluriséculaire
Ce dernier objectif est crucial pour les forêts tropicales. En effet, leur extrême biodiversité est encore mal comprise. L’origine et le maintien dans le temps de cette diversité font l’objet d’intenses débats parmi les écologues « classiques ». Or,
jusqu’à présent, pour expliquer la coexistence de tant d’organismes différents et les variations dans l’espace du mélange d’espèces, les écologues partaient du principe que toute forêt n’ayant pas subi de dégradation visible au cours des deux ou trois derniers siècles pouvait être considérée comme « primaire », c’est-à-dire vierge d’impacts humains. En conséquence, les modèles explicatifs de la diversité n’avaient à prendre en compte que des causes « naturelles » (conditions environnementales présentes et passées, histoire et évolution des flores et des faunes, ou phénomènes dus au hasard). L’écologie historique bouleverse ces représentations en montrant la nécessité de prendre en compte le rôle pluriséculaire de l’homme. Ce faisant, elle contribue à imposer un changement de paradigme : le dualisme homme-nature, héritage de la pensée occidentale, ne peut plus constituer le cadre unique de réflexion sur l’histoire, l’état présent et le devenir des forêts tropicales humides. Mais comment évaluer l’impact des sociétés amérindiennes précolombiennes sur la diversité des forêts amazoniennes d’aujourd’hui ? Pour l’instant, les travaux d’écologie historique, très dépendants de données archéologiques, sont par force concentrés sur les zones que les archéologues ont pu étudier avec suffisamment de précision. Bien que ces travaux soient de plus en plus nombreux, les superficies couvertes ne représentent qu’un minuscule échantillon du bassin amazonien, de quelque 7,5 millions de km2. De plus, ces sites d’études sont très inégalement répartis : comme celles des collectes botaniques ou zoologiques, la carte des sites archéologiques en Amazonie épouse en grande partie celle des axes de pénétration dans l’intérieur du massif (les fleuves et leurs principaux affluents, le réseau routier). Le reste est expliqué par l’avancée des fronts de déforestation, qui révèlent des sites archéologiques jusque-là masqués sous la forêt. C’est ainsi que la majeure partie des travaux en écologie historique, hormis ceux menés dans des zones de savane, sont concentrés dans le sud-ouest de l’Amazonie (Bolivie, État de l’Acre au Brésil) et le long de l’Amazone et de ses principaux affluents. Face à ce déficit criant de données, l’idée que les résultats obtenus à l’échelle locale, dans un nombre encore limité de sites, puissent être généralisés à tout ou partie de l’Amazonie est encore loin de faire consensus. C’est dans ce contexte qu’une étude récente, dirigée par Carolina Levis, de l’Institut
La proportion de certaines espèces est trop importante pour être le fruit du hasard
national de recherche d’Amazonie, au Brésil, vient apporter un éclairage nouveau, grâce à une analyse menée à l’échelle de l’ensemble du bassin forestier amazonien (1). Cette étude repose sur l’imposant jeu de données du réseau ATDN (Amazon Tree Diversity Network), portant sur 14 km2 d’inventaires d’arbres dans les neuf pays amazoniens (Brésil, Bolivie, Colombie, Équateur, Guyana, Guyane française, Pérou, Suriname, Venezuela). Constitué par 200 scientifiques (dont l’un des auteurs de cet article) de 17 pays, ce jeu de données a déjà servi de base à plusieurs études sur la diversité en espèces des communautés d’arbres forestiers à l’échelle du bassin amazonien. L’une d’entre elles a conclu que les forêts amazoniennes abritaient environ 16 000 espèces différentes d’arbres et que, parmi elles, 227 « hyperdominantes » (soit 1,4 %) représentaient à elles seules plus de 50 % de tous les arbres (2).
Densité humaine
Après avoir identifié 85 espèces d’arbres considérées comme domestiquées ou semidomestiquées par les populations amérindiennes pour leurs fruits, leur huile ou d’autres productions spécifiques, Carolina Levis et ses collègues se sont aperçus que 20 d’entre elles, soit près du quart, sont hyperdominantes. Deux hypothèses (non totalement exclusives) pourraient expliquer cette proportion, trop importante pour être le fruit du hasard. Selon la première, les Amérindiens ont domestiqué ces espèces parce qu’elles étaient naturellement abondantes. Selon la seconde, ils les ont cultivées ou favorisées au point qu’elles sont devenues hyperdominantes. Une analyse plus poussée a alors fourni des éléments en faveur de cette
dernière hypothèse. En comparant la répartition de ces 85 espèces domestiquées avec celle des vestiges archéologiques recensés en Amazonie, les chercheurs ont constaté que leur proportion locale est d’autant plus grande que la densité d’implantations humaines précolombiennes est élevée. Là aussi, on pourrait penser que les Amérindiens ont choisi de s’installer durablement à proximité de forêts où ces espèces sont naturellement abondantes et diversifiées. Mais cette explication ne tient pas pour la plupart de ces espèces pour lesquelles des traces de mise en culture ont été trouvées hors de leur aire naturelle. Certaines autres, qui ont été améliorées par les Amérindiens sans pour autant être réellement cultivées, existent actuellement dans les forêts amazoniennes sous deux formes : une forme sauvage, d’intérêt relativement limité, et une forme améliorée. Dans le cas d’une espèce fruitière par exemple, la forme sauvage a des petits fruits, tandis que la forme améliorée a des fruits plus gros. Or la forme améliorée n’existe souvent qu’en dehors de l’aire d’origine de l’espèce, c’est-àdire dans des régions où la forme sauvage n’est pas présente et ne l’a jamais été. La seule explication possible est que la répartition actuelle de ces espèces domestiquées ou semi-domestiquées, et leur densité locale, notamment près des zones où la présence de peuplements humains anciens et importants est avérée, résultent de l’action de ces populations amérindiennes précolombiennes. Ces résultats sont cohérents avec l’image que les travaux d’écologie historique ont suggérée du mode d’intervention de ces sociétés sur leur environnement, même lorsqu’elles étaient organisées en réseaux relativement denses d’agglomérations. Cette intervention était probablement très diversifiée et très éloignée de la conception aujourd’hui dominante de
ESPÈCES « HYPERDOMINANTES » représentent à elles seules plus de 50 % de tous les arbres d’Amazonie.
l’agriculture. Loin de pratiquer la monoculture et de repousser la forêt comme un environnement hostile et défavorable à la production de ressources végétales, les populations locales associaient différents types d’intervention sur le monde végétal environnant : de la domestication et la mise en culture de certaines espèces sur des sols artificiellement enrichis à la simple cueillette de produits sauvages, en passant par l’agroforesterie et une sélection active in situ de formes améliorées d’arbres forestiers (3) (lire ci-dessus).
Des sociétés apparues il y a 6 000 ans
Bien qu’elle apporte des éléments nouveaux et intéressants, cette étude ne met toutefois pas un point final à la controverse. Ne serait-ce que parce qu’elle ne résout pas le problème du manque de données, et de l’inégalité de leur répartition à l’échelle de l’Amazonie. De la même manière que la carte des sites archéologiques est incomplète et vraisemblablement biaisée, la répartition des parcelles d’inventaire d’arbres du réseau ATDN sur laquelle est fondée l’analyse est elle
aussi tributaire, bien que dans une moindre mesure, des possibilités d’accès au terrain. L’extension en cours de ce réseau permettra certainement d’améliorer la qualité et la précision de ces résultats. Mais une question reste toujours ouverte : la répartition spatiale des sites archéologiques connus reflète-telle bien la réalité du peuplement humain de l’Amazonie forestière ? Tout d’abord, les sites archéologiques découverts après déforestation n’ont pas toujours été créés dans un environnement forestier. C’est le cas par exemple du dense réseau de sites à fossé ou à murs de terre aux formes géométriques découverts dans le bassin supérieur du Purús, aux confins de l’État brésilien de l’Acre et de la Bolivie. On sait encore peu de chose des sociétés qui les ont créés, sinon qu’elles sont apparues il y a près de 6 000 ans, ont prospéré jusqu’à il y a 500 ou 600 ans, et étaient vraisemblablement très structurées (4 ) . Des travaux récents ont montré qu’elles occupaient des milieux relativement ouverts, en marge du massif forestier proprement dit, et auraient même aménagé le paysage pour qu’il reste ouvert et favorable à leurs activités (5). Pourtant, les sites archéologiques qui attestent cette occupation ont été découverts dans des zones qui, jusqu’à une date récente, étaient occupées par des forêts denses. De fait, le massif forestier a connu une expansion à partir du XVIe siècle, sous l’effet conjoint de deux phénomènes : d’une part, la brusque disparition de 50 à 90 % des populations amérindiennes à la suite des épidémies résultant de l’arrivée des Européens ; d’autre part, la fin, il y a environ 600 ans, d’un épisode sec qui durait depuis environ trois siècles. Cependant, ce cas de figure peut difficilement être généralisé : on découvre de plus en plus de vestiges archéologiques au coeur même du massif forestier, dans des zones a priori peu susceptibles d’avoir été significativement touchées par les régressions passées du couvert forestier. C’est le cas notamment dans les massifs forestiers de l’intérieur du bouclier guyanais, formation géologique répartie entre la Colombie, le Venezuela, le Guyana, le Suriname, la Guyane et le Brésil. Les travaux d’écologie historique y sont encore trop rares. Or c’est dans ces zones que sont mises au jour, en nombre sans cesse croissant, des structures d’un type particulier que les archéologues appellent sites à fossé. Ces sites localisés en hauteur relèvent de trois catégories : la « montagne couronnée », où un fossé périphérique ceinture entièrement le sommet d’une colline ; l’installation de type « camp » établie sur une partie d’un plateau sommital et elle aussi entourée d’un fossé ; et enfin l’« éperon barré », qui est un méplat collinaire dont l’accès le moins abrupt est fermé par un fossé rectiligne.
Une trentaine seulement de ces sites à fossé, en général découverts fortuitement lors de prospections archéologiques pédestres, étaient connus en 2010. Depuis, le développement et la banalisation de l’usage du laser à balayage aéroporté (Lidar), qui permet la modélisation numérique du relief en faisant abstraction du couvert forestier, ont radicalement changé notre regard sur ces structures. Elles sont non seulement fréquentes (nous en avons recensé 70, et ce nombre croît rapidement), parfois en groupes denses (plusieurs sites au kilomètre carré), mais aussi très diverses, avec des superficies variant de 5 000 à 40 000 m2. Étant donné les difficultés d’accès au terrain, peu d’entre elles ont déjà fait l’objet de fouilles préventives ou programmées. Ainsi, les données archéologiques, encore trop peu nombreuses, ne permettent pas encore d’affirmer quelle était leur fonction. Selon les hypothèses, certaines pouvaient être des villages fortifiés, d’autres des sites cérémoniels ou funéraires, et ces différentes fonctions ont pu se succéder sur un même site. S’il est difficile d’affirmer quelles étaient ces fonctions, des datations au radiocarbone et les fouilles déjà menées par l’Inrap-Guyane ont permis d’établir que le phénomène est apparu et s’est développé tout au long du premier mil-
Certains sites à fossé pouvaient être des villages fortifiés, d’autres des sites cérémoniels
lénaire de notre ère, et qu’il est le fait de différents groupes humains. Quoi qu’il en soit, nombre de ces découvertes, trop récentes pour figurer sur les cartes archéologiques de l’Amazonie, n’ont pu être prises en compte dans l’étude de Carolina Levis et ses collègues. Le résultat en est que la Guyane (et plus largement le bouclier guyanais) apparaît, sans doute à tort, comme une région où le lien entre vestiges d’occupation précolombienne et richesse des forêts en espèces domestiquées est très faible. D’où l’intérêt du projet LongTIme, que nous avons lancé en 2016 avec l’appui du Centre d’étude de la biodiversité amazonienne (Labex Ceba). Ce projet d’écologie historique vise à comprendre, autour de deux sites à fossé récemment détectés notamment dans la réserve des Nouragues en Guyane, les modalités d’occupation et de gestion du paysage précolombien et l’effet de ces usages sur la biodiversité actuelle des forêts. Nous utilisons toute une gamme d’outils et de méthodes (prospection archéologique, analyse des charbons et des phytolithes (*), Lidar, magnétométrie, géomorphologie, pédologie et chimie du sol) pour caractériser les interactions passées de l’homme avec son milieu. Nous tenterons également d’introduire ces éléments, aux côtés de paramètres environnementaux et biotiques (*), dans un modèle explicatif des patrons de biodiversité (*) observés aujourd’hui. Ces derniers seront étudiés sur trois groupes d’organismes susceptibles d’avoir gardé l’empreinte des perturbations passées : les arbres, les champignons et les vers de terre. Mais LongTIme s’appuie également sur l’expertise des populations amazoniennes contemporaines, grâce au travail des anthropologues. Des collaborateurs amérindiens de longue date apporteront leur lecture critique de la forêt, des sols et des cycles écologiques, en pratiquants et en spécialistes des interactions homme/milieu amazonien. Nous espérons que les résultats de ce projet contribueront à lever le voile sur le rôle de l’homme dans la structuration des forêts guyanaises, et plus largement amazoniennes. (1) C. Levis et al., Science, 355, 925, 2017. (2) H. ter Steege et al., Science, 342, 1243092, 2013. (3) M. Arroyo-Kalin, Diversity, 2, 473, 2010. (4 ) S. Saunaluoma et P. K. Virtanen, Tipití J Soc Anthropol of Lowl South Am, 13, 23, 2015.
(5) J. Watling et al., PNAS, 114, 1868, 2017.
(*) Les phytolithes sont des microfossiles de cellules végétales. (*) Les facteurs
biotiques représentent l’ensemble des relations entre êtres vivants dans un écosystème. (*) Un patron de biodiversité est la représentation de la répartition des variations géographiques de la biodiversité.