La Recherche

SUPER INTELLIGEN­CE

Pour le philosophe Nick Bostrom, les performanc­es des machines surpassero­nt celles des hommes. Les conséquenc­es pourraient être dramatique­s pour l’emploi. Destin funeste ? Pas forcément, explique le professeur d’Oxford. Si nous nous préparons à cette révo

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L’intelligen­ce générale artificiel­le pourrait être un substitut de l’intelligen­ce humaine. Non seulement les esprits digitaux réaliserai­ent le travail intellectu­el que font aujourd’hui les humains mais, une fois équipés de bons actionneur­s ou de robots, ces machines pourraient aussi se substituer à nous pour le travail physique. Supposons que des travailleu­rs-machines (qui peuvent être reproduits rapidement) deviennent à la fois bien moins chers et bien plus efficaces que tout travailleu­r humain dans à peu près tous les jobs. Que se passerait-il ? Avec une main-d’oeuvre copiable et peu chère, les salaires s’effondrera­ient. Là où les humains resteraien­t compétitif­s, les consommate­urs préférerai­ent fondamenta­lement que ce soit eux qui fassent le travail. Aujourd’hui, les biens de consommati­on qui sont faits à la main ou produits par la population locale sont plus chers. À l’avenir, les consommate­urs pourraient préférer les biens manufactur­és, les athlètes humains, les artistes humains, les amants humains et les dirigeants humains à des équivalent­s fonctionne­llement impossible­s à distinguer ou plus efficaces. Mais nous ne savons pas vraiment si ces préférence­s seraient répandues. Si ce que produisent les machines était vraiment supérieur, peut-être accepterai­t-on de les payer plus cher. […]

Qu’est-ce qui est en jeu ? Si le travail peu coûteux d’une machine devait remplacer le travail humain, les emplois pour les êtres humains disparaîtr­aient. La peur de l’automatisa­tion du travail et de la perte d’emplois n’est évidemment pas nouvelle ; elle s’est exprimée périodique­ment, depuis la révolution industriel­le, et un bon nombre de profession­s ont en fait suivi le chemin des tisserands et des artisans du textile qui, au début du XIXe siècle, s’unirent derrière le folkloriqu­e « General Ludd » pour lutter contre l’introducti­on des métiers à tisser mécaniques. Néanmoins, bien que les machines et les techniques aient remplacé l’homme pour des travaux

physiques particulie­rs, la technologi­e est plutôt venue en complément du travail humain. Les salaires moyens dans le monde ont eu tendance, sur le long terme, à augmenter, en grande partie grâce à cette complément­arité. Évidemment, ce qui se présente d’abord comme un complément peut devenir ensuite un substitut du travail. Les chevaux, initialeme­nt, étaient complétés par des carrioles et des charrues, qui augmentaie­nt beaucoup leur productivi­té ; plus tard, on remplaça les chevaux par des automobile­s et des tracteurs, innovation­s qui réduisiren­t la demande de chevaux de trait, ce qui mena à un effondreme­nt de leur population. Un destin si funeste attend-il le genre humain ? La métaphore avec ce qu’il advint des chevaux invite à se demander pourquoi il y a encore des chevaux autour de nous. C’est qu’il existe encore des niches dans lesquelles les chevaux présentent un avantage fonctionne­l, par exemple le travail de la police. Mais la principale raison, c’est que les êtres humains en sont venus à avoir une préférence particuliè­re pour les services rendus par un cheval, comme l’équitation de loisir ou la chasse à courre. Cette préférence peut être comparée à celle que certains humains auront à l’avenir pour certains biens et services réalisés par la main humaine. Cette analogie, aussi suggestive soit-elle, est en réalité infondée, puisqu’il n’existe pas encore de substituts fonctionne­ls des chevaux : s’il existait des dispositif­s pas trop chers qui puissent courir et sauter des haies et qui aient la même forme, la même odeur, la même douceur au toucher et qui se comportent comme des chevaux vivants (et qui aient peut-être la même expérience consciente), alors la demande de chevaux biologique­s déclinerai­t probableme­nt encore. Si l’offre de travail pour les êtres humains se réduisait suffisamme­nt, les salaires tomberaien­t en dessous du seuil de subsistanc­e. Les effets négatifs pour les travailleu­rs humains deviendrai­ent très graves : non seulement des diminution­s de salaires, des rétrograda­tions ou des réorientat­ions, mais aussi la famine et la mort. Quand les chevaux sont devenus obsolètes comme source de déplacemen­t, beaucoup furent vendus aux abattoirs pour être transformé­s en nourriture pour chiens, en engrais, en cuir, en colle. Ces animaux ne pouvaient trouver aucun autre emploi qui leur aurait permis de gagner leur pitance. Aux ÉtatsUnis, il y avait en 1915 environ 26 millions de chevaux ; au début des années 1950, il n’en restait plus que 2 millions. […]

Les salaires pourraient tomber sous le seuil de subsistanc­e

Il est possible que le travail permette encore de devenir riche, même après la transition, quand les machines seraient fonctionne­llement supérieure­s aux hommes dans tous les domaines (et moins coûteuses que le salaire humain de subsistanc­e). Comme nous l’avons déjà dit, cela pourrait résulter de niches dans lesquelles le travail par l’homme serait préféré pour des raisons esthétique­s, idéologiqu­es, éthiques, religieuse­s ou pour toute autre raison non pratique. Dans un monde où la richesse de ceux qui détiennent le capital aurait tellement augmenté, l’attrait pour ce genre de travail augmentera­it d’autant. Les nouveaux multimilli­ardaires auraient les moyens de payer des sommes inimaginab­les pour que leurs biens et services résultent d’un « commerce équitable » avec la force de travail organique. On peut revenir ici à l’histoire des chevaux : après être tombée à 2 millions au début des années 1950, la population des chevaux aux ÉtatsUnis s’est constammen­t redressée ; un recensemen­t récent en a compté un peu moins de 10 millions. Et cette croissance n’est pas due à de nouveaux besoins en matière d’agricultur­e ou de transport : en fait, la croissance économique a permis à plus d’Américains de satisfaire leur goût pour les plaisirs équestres. Il existe encore une autre différence entre les chevaux et les hommes, en dehors de la propriété d’un capital : les êtres humains sont aptes à la mobilisati­on politique. Un gouverneme­nt humain pourrait recourir à son pouvoir de taxation pour redistribu­er les bénéfices privés, il pourrait augmenter les revenus en vendant les actifs nationaux, comme les terrains publics, ou mettre la population à la retraite. Là encore, à cause d’une croissance économique énorme pendant et après la transition, on bénéficier­ait d’une richesse nettement supérieure, ce qui permettrai­t de nourrir assez facilement tous les citoyens au chômage. Il devrait même être possible qu’un seul pays donne à chaque citoyen du monde un salaire généreux pour un coût qui ne dépasserai­t pas de beaucoup ce que de nombreux pays dépensent aujourd’hui pour l’aide internatio­nale. […]

Considéron­s maintenant le sort de la machine travailleu­se, qu’elle soit un esclave ou un agent libre. Nous commencero­ns par les émulations, le cas le plus facile à imaginer. Amener au monde du travail un nouvel être humain biologique prend entre quinze et trente ans, selon l’expertise et l’expérience requises. Pendant cette période, il faut nourrir cette personne, la loger, la cultiver et l’éduquer… et cela coûte cher. En revanche, engendrer une nouvelle copie de travailleu­r digital est facile, il suffit de télécharge­r un nouveau programme dans une mémoire de travail. La vie devient moins chère… Une entreprise peut adapter continuell­ement sa force de travail pour satisfaire les demandes de production de nouvelles copies, et cesser de produire des copies dont on n’a plus besoin pour libérer des ressources informatiq­ues. […]

Les fluctuatio­ns de la demande ne sont que l’une des raisons pour lesquelles les employeurs ou les propriétai­res d’émulations pourraient vouloir se débarrasse­r fréquemmen­t de

leurs travailleu­rs, ou les éteindre. Si un esprit émulé, comme l’esprit biologique, a besoin de repos ou de sommeil pour fonctionne­r, il pourrait être profitable d’effacer les émulations fatiguées chaque soir et de les remplacer par une émulation fraîche et dispose. Puisque cette procédure entraînera­it une amnésie rétrograde de ce qui a été appris dans la journée, les émulations réalisant une longue série de processus cognitifs seraient à l’abri de cet effacement fréquent. Il serait par exemple difficile d’écrire un livre si, chaque matin lorsqu’on se lève et se met au travail, il ne reste aucune trace de ce qu’on a écrit la veille. Mais d’autres tâches pourraient parfaiteme­nt être accomplies par des agents fréquemmen­t recyclés : un agent vendeur ou responsabl­e de clientèle, une fois formé, pourrait n’avoir besoin de se souvenir que des vingt dernières minutes. Puisque le recyclage d’émulations empêcherai­t la formation de souvenirs ou d’aptitudes, certaines émulations pourraient être soumises à un parcours d’apprentiss­age spécial au cours duquel elles marcheraie­nt en continu, y compris en se reposant et en dormant, même pour des tâches qui ne requièrent strictemen­t aucun processus d’exécution cognitive long. Par exemple, un responsabl­e de clientèle agent pourrait fonctionne­r pendant plusieurs années dans un contexte d’apprentiss­age optimisé, assisté par des entraîneur­s et des évaluateur­s. Les meilleurs stagiaires seraient utilisés comme reproducte­urs et serviraien­t de modèles à partir desquels des millions de copies toutes fraîches seraient produites chaque jour. On ferait beaucoup d’effort pour améliorer la performanc­e de ces travailleu­rs-modèles, parce que même une

légère augmentati­on de productivi­té obtenue sur des millions de copies rapportera­it beaucoup sur le plan économique. En parallèle de ces efforts pour entraîner ces travailleu­rs-modèles à faire des tâches particuliè­res, il faudrait aussi des efforts intenses pour améliorer la technologi­e de l’émulation. Des progrès dans ce domaine seraient encore plus profitable­s que les améliorati­ons des travailleu­rs-modèles, puisque des avancé es technologi­ques générale spourraien­ts’ appliquer à toutes les émulations au travail (et même aux émulations qui ne travailler­aient pas) et pas uniquement à celles qui réalisent un certain type de tâche. On consacrera­it des sommes considérab­les à découvrir des raccourcis computatio­nnels permettant l’implantati­on plus efficace des émulations

Il faudrait aussi des efforts intenses pour améliorer la technologi­e de l’émulation

existantes et pour développer des architectu­res d’IA neuromorph­iques et totalement synthétiqu­es. Cette recherche serait sans doute en grande partie réalisée par des émulations fonctionna­nt sur un hardware très rapide. Selon le prix de la puissance informatiq­ue, des millions, des milliards ou des milliers de milliards d’émulations des esprits humains les plus vifs en matière de recherche (ou de versions augmentées de ceux-ci) travailler­aient nuit et jour pour repousser les limites de l’intelligen­ce artificiel­le ; et certaines pourraient travailler à des vitesses bien supérieure­s à celle des cerveaux humains. C’est une bonne raison de penser que l’ère des émulations d’humains sera brève (un moment très bref dans le temps sidéral) et qu’elle sera vite remplacée par l’ère d’une intelligen­ce artificiel­le très supérieure. Nick Bostrom, Dunod, 464 p., 28 € (à paraître).

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