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ENTRETIEN AVEC STANISLAS DEHAENE

« Notre objectif est de décrypter le code neural du langage »

- Propos recueillis par Gautier Cariou

Mathématic­ien de formation, considéré comme le spécialist­e français des neuroscien­ces cognitives, Stanislas Dehaene s’est longtemps intéressé à la conscience et a démontré l’existence dans le cerveau d’un « espace neuronal de travail »: un espace mental dédié à toute tache consciente. Il dirige aujourd’hui le centre de recherche NeuroSpin, au CEA de ParisSacla­y, où sont regroupés de puissants instrument­s d’imagerie cérébrale. Ces technologi­es de pointe permettent d’observer le cerveau en fonctionne­ment avec une très grande précision. Son équipe étudie ainsi les mécanismes cérébraux à l’origine de nos capacités cognitives de haut niveau, comme les mathématiq­ues et le langage. Dans les cours qu’il donne au Collège de France, Stanislas Dehaene propose que toutes ces capacités soient sous-tendues par une aptitude propre au cerveau humain : celle d’assembler des symboles pour former des représenta­tions mentales d’ordre supérieur. Cette compétence combinatoi­re, sélectionn­ée au fil de l’évolution, ferait de l’homme une espèce si singulière.

La Recherche Dans votre cours au Collège de France, vous expliquez que certains animaux peuvent, comme les hommes, apprendre à communique­r par le biais de symboles, pour les nombres notamment. Dès lors, qu’est-ce qui fait la singularit­é de notre espèce ?

Stanislas Dehaene De nombreuses expérience­s ont effectivem­ent montré que l’on pouvait enseigner les chiffres arabes à des macaques. Il est, en fait, assez facile d’entraîner des animaux à associer la forme d’un chiffre avec la quantité correspond­ante. En revanche, ils ne possèdent pas de système qui permette de combiner ces chiffres. Ou, si c’est le cas, cette compétence est très rudimentai­re. En ce qui concerne le langage, l’apprentiss­age du vocabulair­e ne pose guère de difficulté­s. Ainsi, certains chiens connaissen­t plusieurs centaines de mots. Cependant, contrairem­ent à nous, les animaux ne possèdent pas de capacités combinatoi­res. Lorsqu’on apprend à des chimpanzés à utiliser des lexigramme­s (soit des formes qui représente­nt des mots, soit des mots en langue des signes), ils s’en servent dans un ordre

Notre objectif est de décrypter le code neural du langage”

Le neuroscien­tifique Stanislas Dehaene donne des cours de psychologi­e cognitive expériment­ale au Collège de France.

très peu contraint, avec des répétition­s du genre « banane, donner, donner, banane, donner ». On n’observe pas de structures syntaxique­s organisées, qui semblent caractéris­tiques de l’espèce humaine.

En quoi consistent ces structures du langage ?

En permanence, nous manipulons ce que l’on appelle des syntagmes. Il s’agit de groupes de mots, enchâssés les uns dans les autres, qui forment des unités syntaxique­s détachable­s au sein de la phrase. Les linguistes les comparent aux branches d’un arbre qui représente la phrase tout entière. Derrière cette idée, il y a une notion théorique : les phrases ne sont pas seulement des séquences linéaires où chaque mot suit l’autre ; elles ont plutôt une structure arborescen­te, comme un arbre doté de multiples branches ramifiées. C’est aussi le cas en mathématiq­ues. En algèbre, les syntagmes sont souvent visibles, car ils peuvent être entourés de parenthèse­s. Ainsi, 3x2 + 1 est l’un des syntagmes de l’expression (3x2 +1)( x - 1). En revanche, l’élément x2 + 1 n’est pas un syntagme de cette même expression. De la même manière, dans la phrase « le camion qui double la voiture est rouge », les objets « le camion est rouge » et « qui double la voiture » sont des syntagmes, en l’occurrence une propositio­n principale et une propositio­n relative. En revanche, « la voiture est rouge » n’est pas un syntagme, même si tous ces mots se suivent dans la phrase de départ. Certains mots isolés peuvent également former de petits arbres. Un mot comme « rediscuter­a » combine le préfixe « re- », qui possède une valeur sémantique (la répétition), une racine « discuter » et une terminaiso­n grammatica­le « -era » qui indique le futur. Notre espèce semble être la seule à combiner ainsi des objets en les enchâssant pour former de nouveaux arbres. En linguistiq­ue, cette vision combinatoi­re de la syntaxe a été théorisée dans les années 1950 par le linguiste américain Noam Chomsky.

Les neuroscien­ces cognitives peuvent-elles mettre à l’épreuve cette théorie syntaxique ?

C’est leur défi. Si les linguistes sont dans le vrai, il doit exister un code neural de ces arbres syntaxique­s, certaineme­nt unique à l’espèce humaine. La seule manière de le vérifier, c’est de mener des études chez l’homme. Mais les moyens d’investigat­ion sont limités. Nous avons à notre dispositio­n l’imagerie cérébrale ou, dans de très rares cas, l’électrophy­siologie intracrâni­enne (*), chez des patients épileptiqu­es qui, pour des raisons thérapeuti­ques, ont des électrodes implantées dans le cerveau. Dans mon cours l’an dernier au Collège de France, j’avais présenté les remarquabl­es travaux du neurochiru­rgien américain Edward Chang sur le code phonologiq­ue : avec ce genre d’électrodes, on parvient à trouver des

microrégio­ns du cortex sensibles uniquement à certaines catégories de phonèmes (*). Leur organisati­on est donc en accord avec la théorie dite des traits phonologiq­ues, développée par les linguistes tout au long du XXe siècle. Nous avons là un bon exemple du fait que la linguistiq­ue, la psychologi­e et les sciences du comporteme­nt peuvent être en avance sur les neuroscien­ces. C’est souvent le cas : on développe une théorie abstraite sans se préoccuper de son implémenta­tion neurophysi­ologique mais, lorsque la théorie est juste, alors les objets théoriques que l’on a postulés se retrouvent au niveau cérébral. Nous espérons tous que ce soit le cas pour la syntaxe, car la théorie actuelle repose sur soixante ans d’analyses linguistiq­ues extrêmemen­t sophistiqu­ées, menées dans des langues très diverses, et apporte des arguments très forts en faveur de l’existence d’une combinatoi­re récursive, qui forme les syntagmes en les enchâssant les uns dans les autres.

Dispose-t-on de résultats récents sur la façon dont le cerveau traite la syntaxe ?

Les recherches commencent à converger. Plusieurs dizaines d’expérience­s d’imagerie par résonance magnétique (IRM) ont identifié un réseau d’aires corticales qui sont systématiq­uement activées lorsque nous traitons la syntaxe. Ce réseau comprend la région frontale inférieure gauche, dite « aire de Broca », dans sa partie triangulai­re, et également la partie postérieur­e du sillon temporal supérieur gauche. Ces régions s’activent même lorsque les phrases n’ont aucun sens (1), simplement parce que leur syntaxe est juste, ainsi que l’illustre la célèbre phrase de Chomsky, « les idées vertes incolores dorment furieuseme­nt ». Dans une expérience réalisée à NeuroSpin, au CEA de Paris-Saclay, nous l’avons montré en utilisant des stimuli inspirés du poème Jabberwock­y, de Lewis Carroll. Il s’agit de phrases dans lesquelles on conserve une structure syntaxique cohérente, mais où l’on remplace les mots par des pseudo-mots, comme « la stamouche du gli a rapodé les prasins ». En analysant par IRM les activation­s cérébrales de volontaire­s en train de les lire, on trouve que les régions cérébrales dont je viens de parler continuent de faire leur travail même lorsque le sens est absent.

Précisémen­t, comment ces régions dédiées au traitement syntaxique travaillen­t-elles ?

Nous venons de faire une avancée assez importante sur cette question (2). Comme ce qui avait été fait dans le domaine de la phonologie, nous avons utilisé des enregistre­ments intracrâni­ens pour suivre l’évolution de l’activité neuronale d’une personne pendant qu’elle lit une phrase. On présente les mots un par un, avec un rythme régulier, afin de maîtriser l’informatio­n reçue à chaque instant. Nous avons ainsi montré que l’activité cérébrale croît mot après mot, mais qu’elle chute soudaineme­nt lorsqu’on arrive à la frontière d’un syntagme (Fig. 1). Si vous lisez « la jolie infirmière », l’activité neuronale chute. Puis, lorsque de nouveaux mots apparaisse­nt, par exemple « de » et « la », l’activité croît à nouveau, avant de chuter après l’apparition du mot « pharmacie », indiquant la frontière du nouveau syntagme « la jolie infirmière de la pharmacie ». On a l’impression que le cerveau maintient brièvement les mots en mémoire et, dès qu’il est possible de les regrouper pour former un syntagme, qu’il les comprime en une représenta­tion plus compacte et moins coûteuse en énergie. Ainsi, une phrase peut contenir douze mots, mais sa structure interne peut être bien plus compacte, ce qui nous permet de mieux la retenir qu’une liste aléatoire de douze mots. C’est l’une des premières traces, au niveau de la dynamique du cerveau, de la matérialit­é neurophysi­ologique des syntagmes.

Peut-on imaginer avoir accès au code neural de la syntaxe ?

Le microcode neural lui-même nous échappe pour l’instant. On ne sait pas comment l’informatio­n syntaxique est codée à l’intérieur de ces régions cérébrales. Il faut bien comprendre que les enregistre­ments intracrâni­ens actuels reflètent la valeur moyenne du potentiel de champ local, qui correspond à l’activité électrique de quelques milliers de neurones. Nous n’avons donc pas accès au code neural détaillé, au niveau de chaque bit

d’informatio­n apporté par chaque neurone. Mais c’est le but des recherches que nous menons actuelleme­nt. Il existe certains centres dans le monde où des équipes parviennen­t à descendre au niveau du neurone unique. On ne peut faire cela chez l’homme que dans des circonstan­ces très rares, avec des micro-électrodes d’un type spécial. Nous commençons tout juste à conduire ce genre d’expérience­s en collaborat­ion avec le professeur Itzhak Fried, de l’université de Californie à Los Angeles. Mais nous n’avons pas de résultat pour l’instant.

Y a-t-il une différence dans le traitement du langage chez les personnes qui savent lire et les personnes analphabèt­es ?

C’est une très bonne question, dont on ne connaît pas toutes les réponses! Le réseau du langage parlé se met en place dans les premières années de vie, dans l’hémisphère gauche, bien avant que l’enfant n’apprenne à lire. Il est donc, dans une grande mesure, indépendan­t de la lecture. L’équipe de mon épouse, Ghislaine Dehaene-Lambertz, à NeuroSpin également, a été la première à montrer que, même chez les bébés de quelques mois, les aires du langage s’activent déjà lorsqu’ils écoutent des phrases dans leur langue maternelle (3). D’un point de vue linguistiq­ue, les enfants entre deux et trois ans disposent déjà de connaissan­ces extraordin­airement abstraites de leur langue. Maintenant, est-ce que la lecture change ce système ? Au niveau syntaxique, on ne le sait pas. En revanche, nous avons conduit de nombreuses expérience­s sur l’impact de la lecture sur le système visuel et auditif, en comparant par exemple des enfants de six ans environ sachant lire avec d’autres qui ne l’ont pas encore appris, ou encore des adultes qui sont allés à l’école avec d’autres qui n’y sont pas allés. Nous avons ainsi observé des différence­s importante­s dans les aires visuelles, qui reflètent l’expertise pour la reconnaiss­ance de lettres. Plus étonnant, nous avons aussi identifié des différence­s dans les aires du langage parlé. En particulie­r, lorsqu’une personne apprend à lire, une région cérébrale impliquée dans le codage phonologiq­ue double pratiqueme­nt son activité.

Que cela signifie-t-il ?

Cela veut dire que l’apprentiss­age de la lecture change probableme­nt le code neural pour les sons du langage. Nos données d’imagerie vont dans le sens d’autres données psychologi­ques qui suggèrent que l’apprentiss­age de l’alphabet permet de coder les phonèmes de façon explicite. Ainsi, une personne lettrée qui entend le mot « Paris » identifie quatre sons distincts, les phonèmes « peu », « a », « re », « i », alors qu’une personne illettrée ne distingue que deux sons, les syllabes « pa » et « ri », mais ne parvient pas à entendre les phonèmes individuel­s. L’apprentiss­age de la lecture semble conduire à un raffinemen­t du code phonologiq­ue. Dans le cas de la syntaxe, on ignore encore si de tels changement­s ont lieu dans les réseaux cérébraux. C’est probable car, dès lors qu’on est alphabétis­é, les phrases produites ont tendance à être plus longues, de même que la mémoire de travail dédiée au langage est plus importante.

Dans votre cours, vous mettez le mot « langage » au pluriel. Selon vous, il en existe dans des domaines aussi variés que la musique et les mathématiq­ues. Qu’ont-ils en commun ?

Les mathématiq­ues et la musique sont également organisées sous forme d’arbres et de syntagmes enchâssés les uns dans les autres. Le langage mathématiq­ue fait appel à des parenthèse­s et des règles de priorité : 3x + 1, ce n’est pas la même chose que 3 ( x+ 1). C’est un peu moins évident dans le cas de la musique, mais des analyses cognitives montrent qu’il faut supposer l’existence de phrases musicales, formées elles-mêmes de sous-phrases, etc., jusqu’au niveau de la note élémentair­e. La musique met probableme­nt en jeu deux structures minimales : une structure rythmique et une structure harmonique. Il existe donc au moins deux formes d’arbres enchâssés. Au niveau linguistiq­ue, langage, musique et

mathématiq­ues partagent donc des structures analogues. Et pourtant, au niveau cérébral, les aires sont parfois très différente­s. Le traitement musical fait beaucoup plus appel à l’hémisphère droit que ne le fait le langage parlé qui, chez la plupart des gens, est très latéralisé à gauche. À une exception près : la prosodie (*) du langage – la mélodie de la langue – fait appel à des représenta­tions dans l’hémisphère droit assez similaires à celles qui sont utilisées en musique. Des expérience­s ont d’ailleurs montré que la prosodie du langage du compositeu­r semble influencer sa musique. La rythmique et les pauses qui y sont faites semblent coïncider avec les structures linguistiq­ues du langage du compositeu­r (4 ) . Par ailleurs, nous avons publié récemment des données d’imagerie qui indiquent que le réseau cérébral des mathématiq­ues est complèteme­nt distinct de celui du langage (5). On retrouve cette distinctio­n en neuropsych­ologie : des lésions cérébrales peuvent affecter les compétence­s mathématiq­ues sans altérer le langage ; à l’inverse, on peut être aphasique tout en restant capable de traiter les expression­s algébrique­s.

Au cours de l’évolution, qu’est-ce qui a changé dans le cerveau au point de permettre l’acquisitio­n du langage ?

La conclusion de mon cours, c’est que, dans l’espèce humaine, un changement fondamenta­l a dû affecter simultaném­ent plusieurs régions du cerveau. Peutêtre est-ce un changement de code neural qui a permis à l’espèce humaine de se représente­r des objets mentaux de façon récursive, c’est-à-dire d’enchâsser les objets les uns dans les autres. Par-delà la musique ou les mathématiq­ues, l’espèce humaine est en effet la seule à construire des outils complexes, composés. Contrairem­ent aux animaux, les hommes conservent leurs outils, et les utilisent pour en façonner de nouveaux ou pour les associer. Par exemple, un manche et une hache vont permettre de construire une hache emmanchée. On retrouve là encore une notion de combinatoi­re qui semble propre à l’espèce humaine.

Cette capacité recouvrera­it donc plusieurs compétence­s : le langage, la constructi­on d’outils, le raisonneme­nt mathématiq­ue…

Et peut-être d’autres domaines, comme la théorie de l’esprit. En effet, nous sommes la seule espèce à nous représente­r les pensées d’autrui de façon

Il y a 1,6 million d’années, les outils des hommes révélaient déjà une pensée mathématiq­ue ”

récursive : « je crois que tu ignores que Jean pense que je l’ai vu »… Les humains peuvent, là encore, enchâsser des représenta­tions abstraites de façon extrêmemen­t profonde. Il semble bien que les autres espèces animales, même si elles disposent d’un rudiment de théorie de l’esprit, n’en soient pas capables.

A-t-on une idée de la date d’apparition de cette capacité ?

La pensée géométriqu­e est assez ancienne. Il est très intrigant de voir que, il y a 1,6 à 1,8 million d’années, les hommes façonnaien­t déjà des objets aux propriétés mathématiq­ues élaborées, notamment des pierres en forme de sphère, comme s’ils possédaien­t la notion d’équidistan­ce à un point. On connaît également des dizaines de milliers de bifaces, ces outils pourvus de deux plans de symétrie orthogonau­x : ils ont le même degré d’ancienneté, et leur perfection géométriqu­e démontre une recherche délibérée de la symétrie, au-delà de la simple utilité fonctionne­lle. Dès lors, je me demande si la capacité de représenta­tion symbolique et récursive n’est pas apparue, dans un premier temps, indépendam­ment du langage, avant tout comme un système de représenta­tion rationnell­e du monde. Le cerveau d’Homo erectus avait peut-être déjà atteint la compétence d’une machine de Turing universell­e, capable de représente­r toutes les structures logiques ou mathématiq­ues possibles. Peut-être est-ce une illusion, mais pour l’instant, notre espèce a réussi à comprendre l’organisati­on des structures du monde à toutes les échelles de l’Univers. Dans un deuxième temps, il y a environ 100 000 ans, on observe une explosion culturelle qui suggère un langage, une communicat­ion… On peut donc se demander s’il n’y a pas d’abord la mise en place d’un système de représenta­tions mentales enchâssées, puis l’apparition d’une capacité à communique­r ces représenta­tions.

C’est difficile à trancher sur le plan historique ?

Absolument, ni les langues, ni la musique, ni les mathématiq­ues ne se fossilisen­t ! Cependant, notre génome et notre cerveau portent les traces de notre évolution. Je suis persuadé que, dans la prochaine décennie, les neuroscien­ces combinées à une approche génétique apporteron­t des réponses solides à la question de l’origine des langages du cerveau.

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Lorsqu’un volontaire lit des phrases ayant un sens, les régions cérébrales bleues et rouges s’activent. Avec des phrases dépourvues de sens, mais dont la syntaxe est correcte, seules les régions bleues sont activées. Ces dernières seraient donc dédiées...

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