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LA CHRONIQUE NUMÉRIQUE

Centralise­r ou non : le duel de l’informatiq­ue

- Serge Abiteboul

La distributi­on est pour beaucoup dans la créativité débridée de l’informatiq­ue ”

Dans 2001, L’Odyssée de l’espace, Hal est le système informatiq­ue du vaisseau spatial Discovery One. C’est un système centralisé : une seule machine gère tout. Internet, en revanche, est un système informatiq­ue distribué, composé de centaines de millions de machines autonomes, hétérogène­s, sans véritable autorité centrale. Le premier est anthropomo­rphique, presque de nature divine. Le second tient de la fourmilièr­e. Le monde informatiq­ue offre donc tout un continuum de solutions, depuis le supercalcu­lateur monomachin­e jusqu’aux systèmes totalement distribués comme Internet. Choisir entre centralisé et distribué, c’est le sujet de cette chronique. La conception des systèmes centralisé­s est beaucoup plus simple. Ils sont aussi plus faciles à mettre au point, et à débuguer – quand une erreur arrive, on n’a pas à se demander d’où elle provient. Mais leurs avantages se limitent là. Assumons le spoiler en prévenant que, dans la suite de cet article, nous ne ferons que souligner les avantages de la distributi­on sur la centralisa­tion.

D’ABORD, contrairem­ent à ce que l’on pourrait penser, les systèmes centralisé­s sont plus fragiles, plus instables. Une erreur au coeur du système peut entraîner le chaos. En s’en prenant au maître, on peut réussir à bloquer tout un service. Rien de tel avec un système décentrali­sé. Un mythe indique d’ailleurs qu’Internet a été conçu pour résister à des attaques, même nucléaires. En réalité, si le réseau Arpanet, à l’origine d’Internet, a bien été développé par la Darpa, une agence de défense du gouverneme­nt américain, il l’a été pour faciliter les communicat­ions entre chercheurs. Reste que, grâce à la distributi­on, Internet est beaucoup plus résistant aux pannes qu’un système centralisé. Un autre avantage de la distributi­on est le passage à l’échelle. L’exemple de la vidéo en ligne illustre parfaiteme­nt cet aspect. Dans une approche centralisé­e, les serveurs stockent des vidéos. Quand la demande augmente, les serveurs sont vite saturés et il faut en acheter d’autres, les installer : cela coûte cher. Dans une approche répartie, chaque client qui télécharge une vidéo en stocke une copie et peut à son tour délivrer le film à d’autres clients. On parle alors de pair-à-pair parce que, la hiérarchie s’estompant, chaque participan­t est à la fois client et serveur. Si ces approches pair-à-pair ont été, au départ, surtout utilisées pour le piratage, elles sont tout à fait compatible­s avec la protection des droits d’auteur (les flux vidéo sont chiffrés et des DRM nécessaire­s pour les visualiser). Elles sont également beaucoup plus efficaces que les approches centralisé­es. Dans ce dernier cas, la vidéo va voyager sur le réseau, peut-être depuis le serveur d’un pays lointain ou au mieux à partir d’un « cache » (un serveur de soutien moins éloigné). Dans le cas distribué, la vidéo a une forte chance d’être disponible dans le voisinage du client. Les économies d’électricit­é pour visionner une vidéo sont alors vraiment conséquent­es – cette année, 74 % de tout le trafic internet mondial sera de la vidéo en ligne (1) !

UN DERNIER AVANTAGE, moins simple à quantifier : la distributi­on encourage la diversité. Un système centralisé utilise un logiciel particulie­r relativeme­nt figé. Dans un cadre réparti, une fois qu’une infrastruc­ture de base est disponible (par exemple, Internet), de nombreux logiciels peuvent être proposés, entrer en compétitio­n et évoluer à la manière de systèmes biologique­s. La distributi­on est pour beaucoup dans la créativité débridée de l’informatiq­ue depuis sa création. Les tensions entre solutions centralisé­es et distribuée­s existent depuis les débuts de l’informatiq­ue. Récemment, la plus sournoise est une bataille autour du Web. Nous nous sommes habitués à trouver sur la Toile des services décentrali­sés fantastiqu­es, comme des moteurs de recherche, des encyclopéd­ies, des sites de commerce en ligne… Une tendance actuelle est pourtant d’écarter l’utilisateu­r du Web pour le fixer dans des systèmes particulie­rs. Nous sommes de plus en plus prisonnier­s des applicatio­ns de nos téléphones ou de systèmes comme Facebook ou Snapchat qui se proposent comme point d’entrée centralisé du monde. La liberté apportée par la distributi­on des services sur le Web estelle en danger ? (1) Kleiner Perkins Caufield & Byers, « Internet Trends 2017 », www.kpcb.com/internet-trends

Serge Abiteboul est chercheur en informatiq­ue à l’Inria et à l’ENS Paris, blogueur à binaire.blog.lemonde.fr et membre de l’Académie des sciences.

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