La Recherche

LA CHRONIQUE INNOVATION

Penser l’innovation autrement

- Joëlle Forest

es dispositif­s de soutien à l’innovation ont plus que doublé depuis quinze ans, les moyens alloués, aujourd’hui estimés à 10 milliards d’euros, aussi. Et si l’innovation est devenue une priorité des politiques publiques françaises, les effets escomptés (améliorer la compétitiv­ité des entreprise­s, répondre aux défis du monde contempora­in…), eux, tardent à émerger. Comment expliquer une telle situation ?

LD’AUCUNS ÉVOQUENT l’inflation et l’instabilit­é des dispositif­s de soutien ; d’une trentaine dans les années 2000, on est passé à 62 aujourd’hui. D’autres font état d’un manque de coopératio­n entre le public et le privé, ou encore d’un capital-investisse­ment trop timide en France. Et si ce bilan mitigé avait encore une autre raison ? Nous défendons l’hypothèse qu’il est la conséquenc­e d’une politique d’innovation, en France, encore trop arrimée au modèle linéaire et hiérarchiq­ue de l’économiste Joseph Schumpeter (lire La Recherche n° 527, p. 36). Soulignant l’importance accordée à la recherche en France, le rapport PisaniFerr­y révèle qu’en 2014, 70,2 % des aides de l’État en faveur de l’innovation avaient pour objectif d’accroître les capacités privées de recherche et développem­ent (1). Ce faisant, il rejoint les critiques de Philippe Larédo, directeur de recherche à l’Institut francilien recherche innovation société (2). Ce dernier déplorait déjà, il y a six ans, le peu d’avancées sur les ambitions de la stratégie de Lisbonne centrées sur une Europe de l’innovation, alors même que les politiques européenne­s ont permis d’aboutir à une véritable Europe de l’enseigneme­nt supérieur et de la recherche. Ce constat est d’autant plus surprenant que nombre de rapports l’ont souligné : il n’existe pas de relation causale simple entre le nombre de chercheurs, ou les montants investis en R& D, et le taux d’innovation ou la compétitiv­ité d’une entreprise. Ce constat n’est pas nouveau : à la fin des années 1980, c’est lui qui avait conduit les Américains Stephen J. Kline et Nathan Rosenberg à proposer un modèle d’innovation alternatif à celui de Joseph Schumpeter, à savoir le modèle de la chaîne interconne­ctée. Sa particular­ité ? Il souligne que le processus central de l’innovation n’est pas la recherche, mais la conception, c’està-dire le processus par lequel un artefact créateur de valeur client émerge. La création d’un bracelet d’autonomie doté d’un service de géolocalis­ation permet par exemple aux personnes atteintes d’Alzheimer de sortir de chez elles en toute sécurité. A contrario, le développem­ent d’une technologi­e sans création de valeur client conduit à produire des « artefacts hors d’usage ». Manque d’ergonomie, absence de conviviali­té et faible vitesse d’achemineme­nt des données sont autant de raisons qui expliquent par exemple que le protocole WAP, lancé en 1999 dans l’euphorie, fut au début des années 2000 considéré comme un échec commercial.

PENSER l’innovation à partir du prisme de la conception n’est pas qu’un enjeu théorique, il est aussi pratique. Cela permet de prendre conscience du risque qu’il ya à confondre politique de la recherche et politique de l’innovation. Si nombre de connaissan­ces nouvelles créées ou d’inventions françaises, à l’instar de l’ordinateur personnel, ont été exploitées économique­ment dans des pays tels que les États-Unis, et non en France, ne serait-ce pas précisémen­t lié au fait que nous avons historique­ment privilégié en France le développem­ent de la culture scientifiq­ue à celui de la culture d’innovation ? Au niveau industriel, de nouveaux leviers d’action apparaisse­nt également. La connaissan­ce des usages et des attentes des clients, la qualité de la coopératio­n des parties prenantes sont des facteurs clés du processus de conception, et donc d’innovation. En définitive, la France apparaît aujourd’hui davantage comme un pays d’inventeurs que d’innovateur­s. Si nous souhaitons réellement dépasser cette situation et nous doter d’une capacité effective à innover, il nous faut accepter d’innover dans notre façon de penser l’innovation. (1) J. Pisani-Ferry, « Quinze ans de politiques d’innovation en France », France Stratégie, 2016. (2) P. Larédo, in La Recherche et l’innovation en France, J. Lesourne et D. Randet (dir.), Odile Jacob, 2011.

Joëlle Forest est maître de conférence­s à l’Insa de Lyon, où ses enseigneme­nts portent sur l’innovation. Elle est responsabl­e scientifiq­ue de la chaire Ingénieurs ingénieux de l’Institut Gaston-Berger financée par Saint-Gobain.

La connaissan­ce des attentes des clients est un facteur clé de la conception ”

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