HISTOIRE DES SCIENCES
Nobel de la guerre Marie-Christine de La Souchère
L’histoire débute en 1850, rue Dauphine, à Paris, dans le laboratoire du chimiste Jules Pelouze, professeur au Collège de France. Ce spécialiste des composés organiques azotés se plaît à décrire et commenter les travaux de l’un de ses anciens élèves, l’Italien Ascanio Sobrero, qui s’est rendu célèbre quatre ans plus tôt en synthétisant, à Turin, une huile explosive à la saveur piquante, la pyroglycérine ou nitroglycérine. Obtenue en traitant la glycérine, résidu des fabriques de savon et de bougies, par un mélange d’acides sulfurique et nitrique, la nitroglycérine est d’une puissance bien supérieure à celle de la poudre à canon. Son avenir cependant est compromis par des défauts apparemment rédhibitoires. Très volatile, elle ne supporte pas les températures élevées et engendre des maux de tête. En outre, son explosion est imprévisible, et sa mise à feu problématique. Elle peut détoner au moindre choc ou au contraire rester inerte au moment crucial. En dépit de ces problèmes, la découverte de Sobrero retient l’attention d’un autre étudiant de Pelouze, Alfred Nobel, envoyé à Paris pour parfaire sa formation de chimiste. D’origine suédoise, féru de littérature, parlant plusieurs langues couramment, le jeune homme, âgé de 17 ans, n’est pas un novice en matière d’explosifs. Il a eu l’occasion de travailler au développement des mines marines et autres engins de guerre à Saint-Pétersbourg, dans l’usine de son père, titulaire d’un contrat avec l’armée russe. Alfred Nobel n’a plus qu’une idée : domestiquer la nitroglycérine et en faire un explosif capable de satisfaire aux exigences des travaux de génie civil, qui accompagnent le développement industriel croissant. Une véritable gageure, qui se mue en nécessité lorsque l’entreprise familiale fait faillite à la fin de la guerre de Crimée, en 1856, l’armée russe ayant suspendu ses commandes. De retour en Suède, Nobel fait breveter un mélange de nitroglycérine et de poudre à canon, baptisé huile explosive Nobel. Parallèlement, il met au point un système permettant d’amorcer l’explosion à distance grâce à une petite charge de poudre munie d’une mèche ou d’un cordeau de mineur. Mais les recherches sont jalonnées de
Nobel a travaillé au développement des mines marines commandées par l’armée russe
catastrophes. En 1864, une augmentation inopinée de température dans l’usine de fabrication de nitroglycérine d’Heleneborg, près de Stockholm, se solde par une gigantesque explosion, coûtant la vie à cinq personnes, dont le frère cadet d’Alfred Nobel. Les autorités ayant interdit la poursuite
des expériences à proximité des habitations, Nobel se réfugie sur une péniche désaffectée, ancrée sur le lac Mälar. En 1865, il améliore son détonateur en amorçant l’explosion de la nitroglycérine au moyen d’une capsule de fulminate de mercure. Dans la foulée, Nobel gagne l’Allemagne, où il fonde une seconde usine, Alfred Nobel & Co., sur le site de Krümmel, à Geesthacht, près de Hambourg. Cette usine ayant explosé à son tour, Nobel reprend les recherches destinées à sécuriser l’emploi de la nitroglycérine. Fébrilement, car le temps presse. De nombreux gouvernements songent à interdire la fabrication, le transport et l’importation de l’huile Nobel. Déjà, la nitroglycérine est interdite en Belgique. Et l’Angleterre hésite. Un de ses navires, l’ European, vient d’être détruit par une violente explosion lors du déchargement de 70 caisses de nitroglycérine sur les quais du port d’Aspinwall (actuellement Colón), terminus du chemin de fer du Panama, entraînant la mort d’une cinquantaine de personnes.
Glycérine apaisée
Pour remédier à l’instabilité de la nitroglycérine et atténuer sa sensibilité aux chocs, il faut lui adjoindre des substances absorbantes destinées à la fixer. Nobel teste la sciure de bois, la pâte à papier, le sable, la craie, sans grand succès. Pour sécuriser le transport, il envisage également une dissolution dans l’huile de goudron ou le méthanol. Une solution qui n’en est pas une, car celui-ci a tendance à s’évaporer. C’est alors que le hasard vient à son aide, comme le rapportent les journaux de l’époque. En 1867, Nobel renverse accidentellement un peu de nitroglycérine sur du kieselguhr, une roche sédimentaire siliceuse et poreuse formée par les carapaces fossiles de micro-algues marines. Contre toute attente, la nitroglycérine n’explose pas : elle s’est complètement incorporée au kieselguhr en formant une sorte de mortier. Les petits canaux de silice, qui absorbent jusqu’à trois fois leur masse, emprisonnent la nitroglycérine et la préservent des chocs. Dès lors, cette « glycérine apaisée », qui a l’aspect d’une masse molle jaune rougeâtre, peut être moulée et conditionnée en bâtonnets cylindriques aisément insérables dans les fissures des roches. Plus maniable et moins dangereux
que l’huile Nobel, le nouveau produit est baptisé « poudre de sécurité Nobel » ou dynamite, d’un mot grec signifiant « puissance », de manière à exalter ses propriétés, à défaut de masquer sa véritable nature.
Le succès de la dynamite
Dans la foulée, Nobel parcourt l’Europe, se livrant à des démonstrations publiques destinées à vaincre la méfiance attachée à ses inventions. L’été 1867 le voit arpenter les districts miniers du sud de l’Angleterre dans l’espoir d’obtenir de nouveaux contrats. Le 14 juillet, dans la carrière de Merstham, dans le Surrey, une caisse de 4 kg de dynamite lancée du haut d’une falaise de 20 mètres atterrit intacte sur les rochers en contrebas. Une caisse similaire est jetée au centre d’un vaste brasier où elle se consume sans exploser. En revanche, calmement amorcée par une capsule de fulminate de mercure, une cartouche de 15 grammes de dynamite transperce instantanément une longue et épaisse planche de chêne et fait voler en éclats un gros bloc de granit. Peu à peu, la campagne de Nobel porte ses fruits. En pleine révolution industrielle, la demande en charbon explose. La dynamite sert à l’abattage des roches, à l’extraction des minerais, à l’ameublement des sols. Elle est particulièrement prisée sur les chantiers de construction, dans le creusement des canaux et l’aménagement des réseaux de chemins de fer. Elle joue un rôle décisif lors du percement du premier tunnel ferroviaire du Saint-Gothard, en Suisse. Insérée dans des trous de mine perforés dans les flancs de la montagne, elle remplace avantageusement la poudre noire utilisée dans les ouvrages précédents. Au bout d’un certain temps, cependant, les bâtonnets de dynamite, bien qu’enveloppés de parchemin solide, finissent par suinter de la nitroglycérine. De plus, le kieselguhr a tendance à absorber
Nobel est soucieux de casser cette réputation de marchand de mort qui nuit à son image
l’eau. Alors qu’il travaille à résoudre ces problèmes, Nobel est à nouveau servi par les circonstances. S’étant blessé au doigt, le chimiste applique sur sa plaie du collodion, de la nitrocellulose dissoute dans un mélange d’alcool et d’éther. Réveillé au milieu de la nuit par la douleur, il examine la lésion : l’éther du collodion s’est évaporé, laissant subsister une masse gélatineuse. Et si celle-ci était de nature à stabiliser la nitroglycérine ? Oubliant toute souffrance, Nobel se précipite dans son laboratoire, essaie diverses combinaisons, varie les proportions. Le lendemain, la dynamite-gomme, ou « dynamite extra Nobel », formée de 93 % de nitroglycérine et de 7 % de collodion, est prête, disposée sur un plat en verre. D’une consistance qui évoque celle du caoutchouc, elle est plus puissante encore que la dynamite traditionnelle, car elle se décompose exclusivement en gaz. Moins sensible aux chocs, de manipulation plus aisée, elle est brevetée en 1876. Capable de briser les roches les plus dures, elle ne craint pas l’humidité et conserve ses propriétés explosives dans l’eau, un atout de taille dans les travaux sous-marins. De 11 tonnes en 1867, la production annuelle de nitroglycérine atteint 3 000 tonnes en 1874, pour
dépasser les 60 000 tonnes en 1895. Détenteur de 355 brevets, avec 90 usines implantées dans une vingtaine de pays, celui que son voisin et ami Victor Hugo surnomme « le vagabond le plus riche d’Europe » est amer. Terroristes et anarchistes composent des hymnes en l’honneur de « dame dynamite » : pour la seule année 1892, plus d’un millier d’attentats sont recensés en Europe et près de 500 en Amérique. Dans le domaine militaire, contrairement aux prévisions de Nobel, la dynamite n’a pas l’effet dissuasif escompté, la Prusse et la France n’hésitant pas à y recourir lors du conflit de 1870.
La science pour la paix
Tout en gardant une foi inébranlable dans le progrès scientifique en tant que vecteur de paix, Nobel est soucieux de casser cette réputation de « marchand de mort » qui nuit à son image. Farouchement opposé à toute transmission de biens par héritage, encouragé par la militante pacifiste autrichienne Bertha von Suttner, l’industriel songe de plus en plus sérieusement à mettre sa fortune (32 millions de couronnes suédoises, près de 200 millions d’euros actuels) au service de nobles causes. L’idée se concrétise le 27 novembre 1895. En présence de quatre témoins, Alfred Nobel fait enregistrer la version définitive de son testament à la Société suédoise et norvégienne de Paris. Les revenus de sa fortune, placée en valeurs mobilières et gérée par un organisme compétent, seront destinés à récompenser « ceux qui, au cours de l’année écoulée, ont rendu à l’humanité les plus grands services, indépendamment de toutes considérations de race et de nationalité » . Les prix, en rapport avec les centres d’intérêt de Nobel, sont au nombre de cinq : physique, chimie, physiologie ou médecine, littérature, et paix. Les quatre premiers sont décernés par des institutions suédoises, tandis que le dernier est attribué par le Comité Nobel du Parlement norvégien, une répartition justifiée par l’appartenance, à l’époque, de la Suède et de la Norvège au même royaume. Un sixième, le prix Nobel d’économie, en réalité le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, est institué en 1968 par la Banque de Suède à l’occasion de son tricentenaire, et financé par celle-ci. Alfred Nobel est mort d’un accident vasculaire cérébral en 1896. Depuis le 10 décembre 1901, jour du cinquième anniversaire de sa mort, plus de 800 personnalités ou institutions ont bénéficié du legs Nobel (voir p. 26). Ironie du sort, les travaux des lauréats de physiologie ou médecine de 1998 ont contribué à élucider le mécanisme d’action de la trinitrine, un médicament entrant dans le traitement de certaines affections cardiaques. Trinitrine qui n’est autre que la nitroglycérine, utilisée à faible dose et pour la bonne cause !