Rebondir ou enfler, quel choix pour l’Univers ?
Des modèles envisagent que l’Univers ait subi dans le passé une phase de contraction et aurait rebondi sur lui-même, initiant la phase d’expansion que nous connaissons aujourd’hui. Ces alternatives à l’inflation ne sont cependant pas exemptes de problèmes
L’inflation est l e paradigme standard sur lequel repose la cosmologie moderne. Proposé au début des années 1980 et considérablement affiné depuis, ce modèle n’a cessé d’être testé de plus en plus précisément grâce aux observations. Dernière en date, la carte du ciel à haute résolution du satellite Planck : ses instruments mesurent la répartition de la température du fond diffus cosmologique sur la sphère céleste avec une précision inégalée, réalisant l’expérience ultime dans ce domaine. Cette carte permet ainsi de vérifier que les grandes structures dans lesquelles nous vivons sont bel et bien issues des infimes variations – impossibles à éviter en mécanique quantique – que produit le vide ! L’hypothèse communément acceptée est alors que ces variations ont acquis une taille cosmologique à la suite de l’expansion accélérée inhérente à la phase d’inflation. Pourquoi, si tout fonctionne si bien, s’intéresser à des modèles différents ? Le premier élément de réponse est d’ordre épistémologique : ce n’est pas parce qu’une théorie explique toutes les données actuellement disponibles qu’elle est vraie ou juste. Les mesures ne permettent que de fixer un degré de confiance dans sa capacité à décrire la nature. Comment savoir qu’elle expliquera aussi les données futures que nous ne manquerons pas d’obtenir ? Un critère essentiel, dit de réfutabilité, fut élaboré par Karl Popper. Pour lui, une théorie est réfutable « si la logique autorise l’existence d’énoncés d’observations qui lui sont contradictoires, c’est-à-dire qui la réfuteraient s’ils se révélaient vrais », comme il l’indique dans Logique de la découverte scientifique, en 1934. La science repose sur ce principe. En d’autres termes, s’il est illusoire de vouloir démontrer la véracité d’une théorie scientifique, il doit être possible de trouver des observations qui l’infirmeraient : un chercheur ne veut pas montrer qu’il a raison, il réfléchit au contraire en permanence sur les moyens de prouver qu’il a tort !
Taille zéro
C’est dans cette optique que les cosmologistes envisagent des théories alternatives à celles qui sont communément admises. Elles ne prédisent pas les mêmes conséquences que les théories standards et inspirent ainsi de nouvelles expériences. Mais que
se passe-t-il si deux théories complètement différentes conduisent exactement aux mêmes prédictions ? On a déjà vu le cas se produire : il n’est alors simplement pas possible de choisir. Dans les années 1920 par exemple, la mécanique ondulatoire de Schrödinger ou la mécanique matricielle de Heisenberg prédisaient les mêmes résultats sur les expériences de mécanique quantique. On parle alors de deux formulations de ce qu’on espère finalement être la même théorie. Développer une théorie alternative est souvent une bonne manière d’identifier les limitations de notre théorie préférée ou, s’il se révèle que les deux sont finalement équivalentes, de la comprendre sous un autre angle. Dans le cas contraire, nous aurons alors deux catégories de prédictions, pour lesquelles il ne restera plus qu’à attendre la prochaine expérience, qu’on concevra autant que possible de sorte à lever l’ambiguïté. Finalement, cette démarche est très proche de celle de Sherlock Holmes selon qui, une fois éliminées toutes les impossibilités, l’hypothèse restante – aussi improbable soit-elle – doit être la bonne. Le paradigme de l’inflation résout les problèmes du modèle standard cosmologique (lire p. 42). Il y a finalement assez peu d’autres manières connues de les régler. L’alternative la plus crédible à une phase d’inflation primordiale consiste à considérer que la période actuelle d’expansion aurait été précédée d’une contraction de l’Univers, suivie
Un chercheur réfléchit en permanence sur les moyens de prouver qu’il a tort
d’un rebond. Une question majeure n’est pas abordée par l’inflation : si l’Univers est en expansion actuellement, cela veut dire que, dans le passé, il était nécessairement plus petit. En remontant dans le temps à l’aide des équations de la relativité générale, on trouve que l’Univers et son contenu matériel ont commencé avec une taille… exactement zéro ! C’est la « singularité » originelle. Une taille nulle pour l’Univers n’a pas de sens physique, puisque cela implique que l’énergie contenue est infinie. En fait, la plupart des physiciens estiment que cela reflète simplement notre ignorance : nous ne comprenons pas ce qui se passe, car il nous manque la théorie de la gravité quantique nécessaire pour appréhender les phénomènes gravitationnels à très haute énergie. Une autre option consiste à imaginer que la matière dominant la dynamique de l’Univers à cette époque primordiale puisse être différente de celle que l’on mesure actuellement. Dans ce cas, il se pourrait que la gravitation devienne pour un temps répulsive, empêchant la singularité et provoquant un rebond (Fig. 1). On voit que ce nouveau modèle élimine naturellement le problème de la singularité, puisqu’il la supprime. Qu’en est-il des autres problèmes, résolus brillamment par l’inflation ? Abordons d’abord
celui de l’horizon. Nous pouvons voir des objets uniquement si la distance qui les sépare de nous est inférieure à celle qui est traversée par la lumière depuis la naissance de l’Univers – qui est définie, dans le modèle standard, par le moment de la singularité. Toujours dans ce modèle, cette contrainte se traduit par un angle maximum sur la sphère céleste au-delà duquel on ne doit pas pouvoir voir de corrélation (*). Observant l’image du fond diffus cosmologique issue du satellite Planck par exemple, nous constatons de telles corrélations sur des distances angulaires bien supérieures à la limite, ce qui est inexpliqué et pose un problème, dit de l’horizon (lire p. 38). Or nous avons vu que cette singularité si gênante est automatiquement supprimée de notre description dans le cadre d’un rebond. Dans ce type de modèle donc, tous les phénomènes peuvent avoir la même origine, puisqu’en l’absence d’« instant zéro », on peut toujours remonter assez loin dans le temps. Les observations redeviennent compatibles avec notre cadre théorique. Autrement dit, dans le cadre des modèles de rebond, on peut remonter assez loin dans le passé pour que la lumière ait pu relier et homogénéiser des régions arbitrairement éloignées les unes des autres. Ce qui explique que l’on observe des corrélations à des angles arbitrairement grands sur la sphère céleste. Et qu’en est-il de la platitude ? On mesure une courbure quadridimensionnelle pratiquement nulle. Dans un tel Univers « plat », la densité d’énergie qu’il contient a une valeur très précisément reliée à la vitesse de l’expansion, qu’on appelle la densité critique. Or dans un Univers en expansion, une énergie même un tout petit peu différente initialement prendrait très vite des valeurs de plus en plus éloignées, contrairement à ce qu’on observe : c’est le problème de la platitude. À l’inverse, une période de contraction tend à rapprocher la densité d’énergie de sa valeur critique – l’expansion éloigne de la platitude, et donc la contraction en rapproche. Il suffit alors d’imaginer que le temps écoulé depuis le début de l’expansion soit court devant la durée de la contraction – rien n’interdit que cette dernière ait simplement duré un temps infini ! – pour aboutir à un Univers plat et régler ce problème. Dernier point, le problème de l’isotropie. Notre Univers nous apparaît isotrope, c’est-à-dire que nous voyons des propriétés statistiques (notamment la répartition de la lumière ou de la matière) qui sont toujours les mêmes, quelle que soit la direction dans laquelle nous mesurons ces propriétés. Or, non seulement rien ne garantit que ce soit le cas dans un Univers quelconque en général, mais, plus grave, les différences maintenant très faibles avec un Univers réellement isotrope devraient dominer toute la
Nous pouvons avoir une idée globale de la théorie de la gravitation quantique
dynamique à l’approche de la singularité primordiale. Cela induirait un comportement chaotique, les différentes directions passant aléatoirement de l’expansion à la contraction : notre Univers n’aurait jamais pu émerger d’une telle situation. Dans le cadre d’un rebond, c’est même encore plus grave, puisque la période de contraction amplifie ce problème ! Il faut alors avoir recours à une nouvelle phase de contraction assez lente pour rendre l’Univers assez isotrope au démarrage de son expansion. Cette phase est qualifiée – improprement – d’« ekpyrotique » (*). Comme avec l’inflation, une fois qu’on a résolu les problèmes usuels du modèle standard, les petites fluctuations originelles du vide quantique servent de graines à partir desquelles les structures à grande échelle ont poussé. Il semble donc qu’un modèle d’Univers en rebond soit compétitif avec celui d’inflation. Mais la situation n’est pas si simple.
Fluide exotique
D’abord, le rebond lui-même pose des difficultés. Comme on l’a dit, la matière contenue dans l’Univers actuellement conduit irrémédiablement à une singularité lorsqu’on remonte dans le passé. Cela veut dire que, pour engendrer un rebond et ainsi éviter cette singularité, il nous faut une matière assez exotique. En fait, il faut trouver quelque chose dont l’énergie serait négative – ce qui induit d’autres soucis, comme le fait qu’une telle matière est violemment instable. Une approche légèrement différente consiste à postuler un fluide exotique – qu’on appelle un « condensat fantôme » – dont l’énergie peut devenir négative, pendant un intervalle de temps assez court pour ne pas laisser le temps aux instabilités de se déclencher, mais assez long toutefois pour permettre au rebond d’avoir lieu. Autrement dit, comme dans le cas des modèles d’inflation, on postule l’existence d’un champ scalaire ayant des propriétés suffisamment particulières pour permettre le rebond. Cette solution peut paraître trop spécifique mais, en fait, ce même fluide peut aussi être responsable de la phase ekpyrotique, pourvu qu’on lui attribue quelques caractéristiques complémentaires judicieusement calculées. On fait alors d’une pierre deux coups. Dans le même ordre d’idée, on a vu qu’il y a un risque que, pendant sa contraction, l’Univers devienne de moins en moins isotrope, ce qui conduit là encore à une instabilité. On s’affranchit de cette difficulté par le mécanisme ekpyrotique. Mais celui-ci ne dure pas éternellement, et toute la période pendant laquelle l’Univers rebondit effectivement est à nouveau dangereuse vis-à-vis de ces instabilités. On peut montrer qu’il est possible de choisir des conditions telles que ce souci n’en soit pas un, mais cela requiert un ajustement des conditions initiales qui semble peu naturel. Dans le cas du rebond, on pense que les fluctuations originelles provenant du vide quantique sont produites plus ou moins de la même façon que dans une phase d’inflation, et qu’elles sont transmises ensuite dans notre Univers sans modifications substantielles, si ce n’est une amplification leur permettant de croître jusqu’à former les structures que nous observons aujourd’hui.
Retour au point de départ
Mais deux questions demeurent. La première concerne la croissance des structures, qui pourrait bien être trop importante pendant la contraction. La gravitation étant attractive, si l’Univers s’effondre sur lui-même en même temps que les petites inhomogénéités commencent à en faire autant, le risque est grand de voir se former des objets très denses, comme des trous noirs, avant le rebond. Or la carte du fond diffus ne révèle aucune trace de ces structures. Comment garantir l’adéquation entre le modèle du rebond et ces observations ? La seconde question est la suivante : pouvons-nous véritablement être sûrs qu’au passage du rebond lui-même, dont nous avons vu combien il est difficile à mettre en oeuvre, rien de gênant ne se produira ? En fait, c’est tout le contraire, et de nombreux modèles prédisent une catastrophe au moment du rebond, voire, pour certains, ne prédisent plus rien du tout, avec un retour au point de départ, une singularité ! Pour être complets, nous devons mentionner une catégorie spéciale de modèles cosmologiques primordiaux, entièrement fondés sur la gravitation quantique. Certes, nous ne connaissons pas encore cette théorie, mais nous pouvons avoir une idée de certaines de ses caractéristiques globales. Dans la plupart des cas – la théorie dite « à boucles », celle des supercordes ou d’autres approches moins populaires –, on n’atteint jamais
(*) Ekpyrotique vient du grec ekpirosis signifiant « embrasement ». Proposé en 2001 par les physiciens Paul Steinhardt et Neil Turok, le modèle ekpyrotique reprenait l’idée stoïcienne d’une destruction de l’Univers précédent sa phase actuelle. Ce modèle ne fonctionnant pas, le sens du mot a évolué.
la singularité. C’est le cas du modèle de gaz de cordes de mon collègue Robert Brandenberger, de l’université McGill, à Montréal. Prenant en compte la spécificité de la théorie des cordes, ce modèle invoque un gaz de ces dernières s’entortillant autour des neuf dimensions de l’espace pour faire surgir notre espace tridimensionnel. Les vibrations induisent des fluctuations de type thermique capables de reproduire les données.
Combinaisons possibles
Autrement dit, toutes les études discutées précédemment peuvent maintenant se comprendre au travers du prisme de la gravité quantique, voire nous apporter des éléments d’information
complémentaires sur cette théorie inconnue. Enfin, il est permis d’imaginer des combinaisons. Ainsi, un modèle récent, dit anamorphique, dû à Paul Steinhardt, de l’université de Princeton, et Anna Ijjas, désormais à l’université Columbia, aux États-Unis, suggère une phase d’inflation du point de vue des fluctuations primordiales, mais un rebond du point de vue de la matière ! Comme souvent, la cosmologie, fascinante recherche de l’origine du monde et par conséquent indispensable par elle-même à l’humanité en quête de sens, se transforme en outil pour sonder les aspects par ailleurs inaccessibles de la physique fondamentale. Les premiers instants de l’Univers nous sont à jamais cachés. Au mieux, nous parviendrons à reconstruire ce qui a pu se passer. Contrairement à ce qui se produit dans les autres domaines de la recherche scientifique, les cosmologistes n’ont pas accès à l’expérience au sens galiléen du terme : comme les historiens, nous utilisons toutes les données que nous pouvons rencontrer pour reconstituer le déroulement le plus vraisemblable des faits, ce qui laisse souvent de nombreuses questions sans réponse. Dans certains cas, une prédiction précise dûment vérifiée conduit à privilégier une hypothèse plutôt qu’une autre, mais la vue d’ensemble reste au choix de chacun, en l’absence de test décisif. Pour l’heure, la balance semble peser en faveur d’une phase d’inflation, mais celle-ci devant être issue d’une singularité, rien n’interdit de penser qu’un rebond puisse aussi avoir joué un rôle. Le mieux est probablement de continuer à formuler toutes les hypothèses possibles et en travailler les conséquences. Dans les années à venir, les mesures attendues du South Pole Telescope, au pôle Sud, et du télescope cosmologique d’Atacama, au Chili, ainsi que les résultats des prochaines générations de satellites, successeurs de Planck, seront sans doute décisives. Il faut laisser les données nous guider…