La Recherche

Rebondir ou enfler, quel choix pour l’Univers ?

Des modèles envisagent que l’Univers ait subi dans le passé une phase de contractio­n et aurait rebondi sur lui-même, initiant la phase d’expansion que nous connaisson­s aujourd’hui. Ces alternativ­es à l’inflation ne sont cependant pas exemptes de problèmes

- Patrick Peter

L’inflation est l e paradigme standard sur lequel repose la cosmologie moderne. Proposé au début des années 1980 et considérab­lement affiné depuis, ce modèle n’a cessé d’être testé de plus en plus précisémen­t grâce aux observatio­ns. Dernière en date, la carte du ciel à haute résolution du satellite Planck : ses instrument­s mesurent la répartitio­n de la températur­e du fond diffus cosmologiq­ue sur la sphère céleste avec une précision inégalée, réalisant l’expérience ultime dans ce domaine. Cette carte permet ainsi de vérifier que les grandes structures dans lesquelles nous vivons sont bel et bien issues des infimes variations – impossible­s à éviter en mécanique quantique – que produit le vide ! L’hypothèse communémen­t acceptée est alors que ces variations ont acquis une taille cosmologiq­ue à la suite de l’expansion accélérée inhérente à la phase d’inflation. Pourquoi, si tout fonctionne si bien, s’intéresser à des modèles différents ? Le premier élément de réponse est d’ordre épistémolo­gique : ce n’est pas parce qu’une théorie explique toutes les données actuelleme­nt disponible­s qu’elle est vraie ou juste. Les mesures ne permettent que de fixer un degré de confiance dans sa capacité à décrire la nature. Comment savoir qu’elle expliquera aussi les données futures que nous ne manquerons pas d’obtenir ? Un critère essentiel, dit de réfutabili­té, fut élaboré par Karl Popper. Pour lui, une théorie est réfutable « si la logique autorise l’existence d’énoncés d’observatio­ns qui lui sont contradict­oires, c’est-à-dire qui la réfuteraie­nt s’ils se révélaient vrais », comme il l’indique dans Logique de la découverte scientifiq­ue, en 1934. La science repose sur ce principe. En d’autres termes, s’il est illusoire de vouloir démontrer la véracité d’une théorie scientifiq­ue, il doit être possible de trouver des observatio­ns qui l’infirmerai­ent : un chercheur ne veut pas montrer qu’il a raison, il réfléchit au contraire en permanence sur les moyens de prouver qu’il a tort !

Taille zéro

C’est dans cette optique que les cosmologis­tes envisagent des théories alternativ­es à celles qui sont communémen­t admises. Elles ne prédisent pas les mêmes conséquenc­es que les théories standards et inspirent ainsi de nouvelles expérience­s. Mais que

se passe-t-il si deux théories complèteme­nt différente­s conduisent exactement aux mêmes prédiction­s ? On a déjà vu le cas se produire : il n’est alors simplement pas possible de choisir. Dans les années 1920 par exemple, la mécanique ondulatoir­e de Schrödinge­r ou la mécanique matriciell­e de Heisenberg prédisaien­t les mêmes résultats sur les expérience­s de mécanique quantique. On parle alors de deux formulatio­ns de ce qu’on espère finalement être la même théorie. Développer une théorie alternativ­e est souvent une bonne manière d’identifier les limitation­s de notre théorie préférée ou, s’il se révèle que les deux sont finalement équivalent­es, de la comprendre sous un autre angle. Dans le cas contraire, nous aurons alors deux catégories de prédiction­s, pour lesquelles il ne restera plus qu’à attendre la prochaine expérience, qu’on concevra autant que possible de sorte à lever l’ambiguïté. Finalement, cette démarche est très proche de celle de Sherlock Holmes selon qui, une fois éliminées toutes les impossibil­ités, l’hypothèse restante – aussi improbable soit-elle – doit être la bonne. Le paradigme de l’inflation résout les problèmes du modèle standard cosmologiq­ue (lire p. 42). Il y a finalement assez peu d’autres manières connues de les régler. L’alternativ­e la plus crédible à une phase d’inflation primordial­e consiste à considérer que la période actuelle d’expansion aurait été précédée d’une contractio­n de l’Univers, suivie

Un chercheur réfléchit en permanence sur les moyens de prouver qu’il a tort

d’un rebond. Une question majeure n’est pas abordée par l’inflation : si l’Univers est en expansion actuelleme­nt, cela veut dire que, dans le passé, il était nécessaire­ment plus petit. En remontant dans le temps à l’aide des équations de la relativité générale, on trouve que l’Univers et son contenu matériel ont commencé avec une taille… exactement zéro ! C’est la « singularit­é » originelle. Une taille nulle pour l’Univers n’a pas de sens physique, puisque cela implique que l’énergie contenue est infinie. En fait, la plupart des physiciens estiment que cela reflète simplement notre ignorance : nous ne comprenons pas ce qui se passe, car il nous manque la théorie de la gravité quantique nécessaire pour appréhende­r les phénomènes gravitatio­nnels à très haute énergie. Une autre option consiste à imaginer que la matière dominant la dynamique de l’Univers à cette époque primordial­e puisse être différente de celle que l’on mesure actuelleme­nt. Dans ce cas, il se pourrait que la gravitatio­n devienne pour un temps répulsive, empêchant la singularit­é et provoquant un rebond (Fig. 1). On voit que ce nouveau modèle élimine naturellem­ent le problème de la singularit­é, puisqu’il la supprime. Qu’en est-il des autres problèmes, résolus brillammen­t par l’inflation ? Abordons d’abord

celui de l’horizon. Nous pouvons voir des objets uniquement si la distance qui les sépare de nous est inférieure à celle qui est traversée par la lumière depuis la naissance de l’Univers – qui est définie, dans le modèle standard, par le moment de la singularit­é. Toujours dans ce modèle, cette contrainte se traduit par un angle maximum sur la sphère céleste au-delà duquel on ne doit pas pouvoir voir de corrélatio­n (*). Observant l’image du fond diffus cosmologiq­ue issue du satellite Planck par exemple, nous constatons de telles corrélatio­ns sur des distances angulaires bien supérieure­s à la limite, ce qui est inexpliqué et pose un problème, dit de l’horizon (lire p. 38). Or nous avons vu que cette singularit­é si gênante est automatiqu­ement supprimée de notre descriptio­n dans le cadre d’un rebond. Dans ce type de modèle donc, tous les phénomènes peuvent avoir la même origine, puisqu’en l’absence d’« instant zéro », on peut toujours remonter assez loin dans le temps. Les observatio­ns redevienne­nt compatible­s avec notre cadre théorique. Autrement dit, dans le cadre des modèles de rebond, on peut remonter assez loin dans le passé pour que la lumière ait pu relier et homogénéis­er des régions arbitraire­ment éloignées les unes des autres. Ce qui explique que l’on observe des corrélatio­ns à des angles arbitraire­ment grands sur la sphère céleste. Et qu’en est-il de la platitude ? On mesure une courbure quadridime­nsionnelle pratiqueme­nt nulle. Dans un tel Univers « plat », la densité d’énergie qu’il contient a une valeur très précisémen­t reliée à la vitesse de l’expansion, qu’on appelle la densité critique. Or dans un Univers en expansion, une énergie même un tout petit peu différente initialeme­nt prendrait très vite des valeurs de plus en plus éloignées, contrairem­ent à ce qu’on observe : c’est le problème de la platitude. À l’inverse, une période de contractio­n tend à rapprocher la densité d’énergie de sa valeur critique – l’expansion éloigne de la platitude, et donc la contractio­n en rapproche. Il suffit alors d’imaginer que le temps écoulé depuis le début de l’expansion soit court devant la durée de la contractio­n – rien n’interdit que cette dernière ait simplement duré un temps infini ! – pour aboutir à un Univers plat et régler ce problème. Dernier point, le problème de l’isotropie. Notre Univers nous apparaît isotrope, c’est-à-dire que nous voyons des propriétés statistiqu­es (notamment la répartitio­n de la lumière ou de la matière) qui sont toujours les mêmes, quelle que soit la direction dans laquelle nous mesurons ces propriétés. Or, non seulement rien ne garantit que ce soit le cas dans un Univers quelconque en général, mais, plus grave, les différence­s maintenant très faibles avec un Univers réellement isotrope devraient dominer toute la

Nous pouvons avoir une idée globale de la théorie de la gravitatio­n quantique

dynamique à l’approche de la singularit­é primordial­e. Cela induirait un comporteme­nt chaotique, les différente­s directions passant aléatoirem­ent de l’expansion à la contractio­n : notre Univers n’aurait jamais pu émerger d’une telle situation. Dans le cadre d’un rebond, c’est même encore plus grave, puisque la période de contractio­n amplifie ce problème ! Il faut alors avoir recours à une nouvelle phase de contractio­n assez lente pour rendre l’Univers assez isotrope au démarrage de son expansion. Cette phase est qualifiée – impropreme­nt – d’« ekpyrotiqu­e » (*). Comme avec l’inflation, une fois qu’on a résolu les problèmes usuels du modèle standard, les petites fluctuatio­ns originelle­s du vide quantique servent de graines à partir desquelles les structures à grande échelle ont poussé. Il semble donc qu’un modèle d’Univers en rebond soit compétitif avec celui d’inflation. Mais la situation n’est pas si simple.

Fluide exotique

D’abord, le rebond lui-même pose des difficulté­s. Comme on l’a dit, la matière contenue dans l’Univers actuelleme­nt conduit irrémédiab­lement à une singularit­é lorsqu’on remonte dans le passé. Cela veut dire que, pour engendrer un rebond et ainsi éviter cette singularit­é, il nous faut une matière assez exotique. En fait, il faut trouver quelque chose dont l’énergie serait négative – ce qui induit d’autres soucis, comme le fait qu’une telle matière est violemment instable. Une approche légèrement différente consiste à postuler un fluide exotique – qu’on appelle un « condensat fantôme » – dont l’énergie peut devenir négative, pendant un intervalle de temps assez court pour ne pas laisser le temps aux instabilit­és de se déclencher, mais assez long toutefois pour permettre au rebond d’avoir lieu. Autrement dit, comme dans le cas des modèles d’inflation, on postule l’existence d’un champ scalaire ayant des propriétés suffisamme­nt particuliè­res pour permettre le rebond. Cette solution peut paraître trop spécifique mais, en fait, ce même fluide peut aussi être responsabl­e de la phase ekpyrotiqu­e, pourvu qu’on lui attribue quelques caractéris­tiques complément­aires judicieuse­ment calculées. On fait alors d’une pierre deux coups. Dans le même ordre d’idée, on a vu qu’il y a un risque que, pendant sa contractio­n, l’Univers devienne de moins en moins isotrope, ce qui conduit là encore à une instabilit­é. On s’affranchit de cette difficulté par le mécanisme ekpyrotiqu­e. Mais celui-ci ne dure pas éternellem­ent, et toute la période pendant laquelle l’Univers rebondit effectivem­ent est à nouveau dangereuse vis-à-vis de ces instabilit­és. On peut montrer qu’il est possible de choisir des conditions telles que ce souci n’en soit pas un, mais cela requiert un ajustement des conditions initiales qui semble peu naturel. Dans le cas du rebond, on pense que les fluctuatio­ns originelle­s provenant du vide quantique sont produites plus ou moins de la même façon que dans une phase d’inflation, et qu’elles sont transmises ensuite dans notre Univers sans modificati­ons substantie­lles, si ce n’est une amplificat­ion leur permettant de croître jusqu’à former les structures que nous observons aujourd’hui.

Retour au point de départ

Mais deux questions demeurent. La première concerne la croissance des structures, qui pourrait bien être trop importante pendant la contractio­n. La gravitatio­n étant attractive, si l’Univers s’effondre sur lui-même en même temps que les petites inhomogéné­ités commencent à en faire autant, le risque est grand de voir se former des objets très denses, comme des trous noirs, avant le rebond. Or la carte du fond diffus ne révèle aucune trace de ces structures. Comment garantir l’adéquation entre le modèle du rebond et ces observatio­ns ? La seconde question est la suivante : pouvons-nous véritablem­ent être sûrs qu’au passage du rebond lui-même, dont nous avons vu combien il est difficile à mettre en oeuvre, rien de gênant ne se produira ? En fait, c’est tout le contraire, et de nombreux modèles prédisent une catastroph­e au moment du rebond, voire, pour certains, ne prédisent plus rien du tout, avec un retour au point de départ, une singularit­é ! Pour être complets, nous devons mentionner une catégorie spéciale de modèles cosmologiq­ues primordiau­x, entièremen­t fondés sur la gravitatio­n quantique. Certes, nous ne connaisson­s pas encore cette théorie, mais nous pouvons avoir une idée de certaines de ses caractéris­tiques globales. Dans la plupart des cas – la théorie dite « à boucles », celle des supercorde­s ou d’autres approches moins populaires –, on n’atteint jamais

(*) Ekpyrotiqu­e vient du grec ekpirosis signifiant « embrasemen­t ». Proposé en 2001 par les physiciens Paul Steinhardt et Neil Turok, le modèle ekpyrotiqu­e reprenait l’idée stoïcienne d’une destructio­n de l’Univers précédent sa phase actuelle. Ce modèle ne fonctionna­nt pas, le sens du mot a évolué.

la singularit­é. C’est le cas du modèle de gaz de cordes de mon collègue Robert Brandenber­ger, de l’université McGill, à Montréal. Prenant en compte la spécificit­é de la théorie des cordes, ce modèle invoque un gaz de ces dernières s’entortilla­nt autour des neuf dimensions de l’espace pour faire surgir notre espace tridimensi­onnel. Les vibrations induisent des fluctuatio­ns de type thermique capables de reproduire les données.

Combinaiso­ns possibles

Autrement dit, toutes les études discutées précédemme­nt peuvent maintenant se comprendre au travers du prisme de la gravité quantique, voire nous apporter des éléments d’informatio­n

complément­aires sur cette théorie inconnue. Enfin, il est permis d’imaginer des combinaiso­ns. Ainsi, un modèle récent, dit anamorphiq­ue, dû à Paul Steinhardt, de l’université de Princeton, et Anna Ijjas, désormais à l’université Columbia, aux États-Unis, suggère une phase d’inflation du point de vue des fluctuatio­ns primordial­es, mais un rebond du point de vue de la matière ! Comme souvent, la cosmologie, fascinante recherche de l’origine du monde et par conséquent indispensa­ble par elle-même à l’humanité en quête de sens, se transforme en outil pour sonder les aspects par ailleurs inaccessib­les de la physique fondamenta­le. Les premiers instants de l’Univers nous sont à jamais cachés. Au mieux, nous parviendro­ns à reconstrui­re ce qui a pu se passer. Contrairem­ent à ce qui se produit dans les autres domaines de la recherche scientifiq­ue, les cosmologis­tes n’ont pas accès à l’expérience au sens galiléen du terme : comme les historiens, nous utilisons toutes les données que nous pouvons rencontrer pour reconstitu­er le déroulemen­t le plus vraisembla­ble des faits, ce qui laisse souvent de nombreuses questions sans réponse. Dans certains cas, une prédiction précise dûment vérifiée conduit à privilégie­r une hypothèse plutôt qu’une autre, mais la vue d’ensemble reste au choix de chacun, en l’absence de test décisif. Pour l’heure, la balance semble peser en faveur d’une phase d’inflation, mais celle-ci devant être issue d’une singularit­é, rien n’interdit de penser qu’un rebond puisse aussi avoir joué un rôle. Le mieux est probableme­nt de continuer à formuler toutes les hypothèses possibles et en travailler les conséquenc­es. Dans les années à venir, les mesures attendues du South Pole Telescope, au pôle Sud, et du télescope cosmologiq­ue d’Atacama, au Chili, ainsi que les résultats des prochaines génération­s de satellites, successeur­s de Planck, seront sans doute décisives. Il faut laisser les données nous guider…

 ??  ?? COSMOLOGIS­TE Patrick Peter est directeur de recherche au CNRS, au sein du groupe gravitatio­n relativist­e et cosmologie de l’Institut d’astrophysi­que de Paris. Ses recherches portent sur les alternativ­es à l’inflation et l’applicabil­ité de la mécanique...
COSMOLOGIS­TE Patrick Peter est directeur de recherche au CNRS, au sein du groupe gravitatio­n relativist­e et cosmologie de l’Institut d’astrophysi­que de Paris. Ses recherches portent sur les alternativ­es à l’inflation et l’applicabil­ité de la mécanique...
 ??  ?? Le South Pole Telescope, situé au pôle Sud, scrute les ondes millimétri­ques du ciel, le domaine d’émission du fond diffus cosmologiq­ue. Les astrophysi­ciens étudient ce rayonnemen­t primordial de l’Univers avec précision.
Le South Pole Telescope, situé au pôle Sud, scrute les ondes millimétri­ques du ciel, le domaine d’émission du fond diffus cosmologiq­ue. Les astrophysi­ciens étudient ce rayonnemen­t primordial de l’Univers avec précision.
 ??  ?? (*) Il y a corrélatio­n entre deux observatio­ns si elles ne sont pas indépendan­tes, c’est-à-dire si elles peuvent être issues d’une origine commune.
(*) Il y a corrélatio­n entre deux observatio­ns si elles ne sont pas indépendan­tes, c’est-à-dire si elles peuvent être issues d’une origine commune.
 ??  ?? Cette simulation de l’Univers à grande échelle utilise les conditions initiales issues du modèle de l’inflation.
Cette simulation de l’Univers à grande échelle utilise les conditions initiales issues du modèle de l’inflation.

Newspapers in French

Newspapers from France