L’inflation à l’épreuve des données
Jérôme Martin
Une phase d’inflation est une période de l’histoire de l’Univers durant laquelle la taille de celui-ci croît de façon colossale – exponentielle. En un certain sens, l’inflation explique pourquoi notre Univers est si grand. On pense que cette phase a eu lieu avant celle qui est décrite par le modèle standard de la cosmologie (lire p. 38), à de très hautes énergies, typiquement 1015 GeV. L’inflation n’est donc pas une théorie qui remplace la vision de l’Univers que nous avions avant les années 1980, mais la complète pour la rendre plus satisfaisante. Récemment, de nouvelles données, notamment celles du satellite Planck, nous ont permis de mieux comprendre l’inflation. Avec Christophe Ringeval, de l’université catholique de Louvain, Vincent Vennin, du laboratoire astroparticule et cosmologie à l’université Paris-Diderot, et Roberto Trotta, de l’Imperial College de Londres, nous avons pu ainsi montrer que cette phase très primordiale de notre Univers a probablement été réalisée dans le cadre des modèles théoriques les plus simples (1). L’inflation est une phase cosmologique particulière car, durant ce bref épisode, l’expansion de l’Univers est accélérée. Clairement, un tel phénomène est impossible dans le cadre newtonien, où la gravitation est toujours attractive, et a donc pour effet de décélérer l’expansion. Mais nous savons que, dans certaines situations, la théorie de Newton est insuffisante pour décrire la force de gravité. Il faut alors utiliser la description d’Einstein de la gravitation : la relativité générale. Avec cette théorie, toutes les formes d’énergies sont pesantes. Non seulement la densité d’énergie, mais aussi la pression, qui peut donc influencer le champ gravitationnel créé par un objet. De surcroît, si celle-ci est négative, alors l’expansion peut être accélérée. Ainsi, le mécanisme inflationnaire est profondément ancré dans les principes fondamentaux de la relativité générale.
Très haute énergie
Cependant, une pression négative reste une situation physique « exotique ». En effet, dans la physique courante, la pression est toujours positive – comme c’est le cas de la pression d’un gaz dans un ballon. Mais l’inflation a lieu à très haute énergie. Dans cette situation, la matière est décrite par la théorie des champs. Le champ le plus simple est appelé champ scalaire, et est associé à une particule de spin (*) nul. L’énergie de ce champ est la somme de son énergie cinétique – lié à sa vitesse – et de son énergie potentielle. On peut montrer que, lorsque l’énergie cinétique est très petite – et donc que
le champ bouge très lentement – la pression du système devient négative. Un champ scalaire peut donc produire une phase d’inflation. Pour l’instant, un seul champ scalaire a été détecté dans la nature : celui associé au fameux boson de Higgs, observé pour la première fois au grand accélérateur du Cern, à Genève, en 2012. Le champ scalaire responsable de l’inflation, qui a été baptisé « inflaton », est-il celui du boson de Higgs ? Ou bien un autre champ scalaire, tel que ceux qui apparaissent dans les extensions du modèle standard de la physique des particules, comme la supersymétrie ou la théorie des cordes, et qui prévoient leur existence en grand nombre ? Nous l’ignorons pour l’instant, même si, comme nous allons le voir, les données de Planck ont fait progresser cette question. Le plus grand succès des modèles d’inflation est obtenu si on y inclut des considérations de mécanique quantique. Le scénario d’évolution de l’Univers primordial permet alors d’expliquer l’origine des galaxies, ainsi que les anisotropies du fond diffus cosmologique telles qu’elles sont visualisées par le satellite Planck. Toutes les str uctures observées dans l’Univers – y compris nous-mêmes – ne sont, en quelque sorte, que des fluctuations quantiques du vide (*), produites juste après le Big Bang et amplifiées par l’inflation. L’inflation explique, de façon particulièrement impressionnante, toutes les données observationnelles dont nous disposons. Mais, et ceci est plus rarement souligné, ce mécanisme est aussi particulièrement remarquable sur le plan théorique, car il allie relativité générale et mécanique quantique, deux théories difficiles à combiner. Par conséquent, non seulement l’inflation nous aide à comprendre les observations astrophysiques, mais elle peut également être utile pour comprendre les lois les plus fondamentales de la physique.
Six prédictions
Les prédictions de l’inflation sont contenues dans une fonction baptisée « spectre de puissance » que l’on déduit des observations (Fig. 1). Une prédiction clé de l’inflation est que le spectre
de puissance (qui résulte du spectre des fluctuations quantiques du vide) doit être différent, mais très proche, de l’invariance d’échelle. Cette prédiction majeure de l’inflation, faite dès les années 1980, a été confirmée par les dernières données du satellite Planck, ce qui constitue l’un des grands succès de l’inflation. Les modèles d’inflation les plus simples font six prédictions fondamentales. La première d’entre elles est que l’Univers doit être spatialement plat. La deuxième, que les fluctuations de l’inflaton doivent avoir des phases cohérentes. Ces fluctuations représentent une collection de différentes ondes. Avoir des phases cohérentes signifie que les maxima et minima de ces ondes se correspondent parfaitement. C’est en fait la raison pour laquelle des pics apparaissent dans le spectre de puissance représenté sur la figure p. 43. La troisième prédiction dit que les perturbations doivent obéir à une statistique gaussienne (loi normale). Cela implique, en particulier, que toutes les propriétés statistiques du champ peuvent être décrites uniquement avec la donnée du spectre de puissance. La quatrième prédiction : les fluctuations doivent être adiabatiques, autrement dit les différentes espèces (photons, neutrinos, matière froide, baryons) produites lors de la phase de réchauffement lorsque l’inflaton se désintègre, existent dans les mêmes proportions partout dans l’Univers. La cinquième est que le spectre de puissance doit être proche de l’invariance d’échelle, comme nous l’avons dit. Enfin, la
Depuis 40 ans, une centaine de modèles ont été proposés par les cosmologistes
sixième et dernière prédiction, c’est qu’il doit exister un bain d’ondes gravitationnelles primordiales produites pendant l’inflation. Il n’y a pas un seul modèle d’inflation, mais une centaine. Les modèles d’inflation plus compliqués conduisent généralement à la modification de certaines de ces prédictions, notamment la troisième et la quatrième. Pour ces modèles, on introduit par exemple plusieurs champs scalaires qui jouent tous un rôle durant la phase d’inflation, à l’inverse des modèles les plus simples qui ne considèrent qu’un champ scalaire. Les ondes gravitationnelles primordiales – de nature très différente des ondes gravitationnelles issues de la fusion de trous noirs, récemment détectées – n’ont pas encore été observées, mais autrement toutes les prédictions décrites précédemment ont été confirmées par les données du satellite Planck. La conclusion générale est que les modèles les plus simples sont ceux qui s’accordent le mieux avec les données. Cela ne signifie pas que les modèles compliqués sont exclus, mais que, pour l’instant, ils ne sont pas nécessaires pour expliquer les données astrophysiques.
Potentiels différents
Le fait que les modèles les plus simples soient étayés par les données de Planck est déjà une information précieuse, mais cela ne suffit pas à identifier le bon scénario. Des dizaines de modèles sont encore conformes aux observations. Chacun est caractérisé par son énergie potentielle ou, plus simplement, son potentiel. Cette quantité permet de comprendre comment le champ évolue lors de la phase d’inflation. On peut se représenter un modèle d’inflation comme une petite boule bougeant le long d’un plan incliné pouvant avoir différentes formes. C’est une analogie pour le champ scalaire, le plan incliné pour le potentiel. Chacun des dizaines de modèles d’inflation est notamment caractérisé par des potentiels différents. Un enjeu majeur est donc, à partir des données de Planck, de déterminer la forme de ce potentiel.
(*) Le spin est une propriété quantique d’une particule décrite par un nombre. L’électron ou le proton ont par exemple un spin ½. Le boson de Higgs, ou boson scalaire, est la seule particule connue de spin 0.
(*) Les fluctuations quantiques résultent du fait que le vide n’est pas vide : des particules s’y créent et s’y désintègrent en permanence.
En première approximation, les prédictions d’un modèle appartenant à la catégorie la plus simple font intervenir deux paramètres. Le premier n est une quantité qui décrit la déviation à l’invariance d’échelle, appelée indice spectral. Dans cette approche, l’invariance d’échelle exacte correspond à un indice spectral égal à 1. La prédiction de l’inflation est donc que n doit être proche, mais différent, de 1. Le second paramètre représente une mesure de l’amplitude des ondes gravitationnelles produites, notée r. Si r= 0, le modèle ne produit pas d’ondes gravitationnelles et, si r= 1, il y a autant d’ondes gravitationnelles primordiales que de perturbations de densité dans le signal observé. Différents modèles d’inflation, c’est-àdire différentes formes du potentiel, prédisent différentes valeurs pour n et r. Par ailleurs, le satellite Planck a pu mesurer ou contraindre les valeurs de ces paramètres. En gros, on a montré que n valait à peu près 0,96 et que r était plus petit que 0,07. Tous les modèles ne satisfaisant pas ces conditions sont donc maintenant exclus. Ainsi, si la forme du potentiel est une simple parabole, alors la valeur de r est d’environ 0,2, une valeur trop grande selon les données. Ce modèle d’inflation avec un potentiel en forme de parabole est donc incompatible avec les données les plus récentes. C’est un résultat important, car il s’agissait d’un modèle parmi les plus anciens et les mieux justifiés sur le plan théorique – il avait été proposé en 1983 par Andrei Linde, l’un des pères de l’inflation. Une analyse plus poussée révèle en fait que les potentiels qui s’accordent le mieux avec les données sont ceux qui ont la forme d’un plateau : ils tendent vers une constante pour les grandes valeurs du champ. Que nous indique ce résultat sur l’identité de l’inflaton ?
Corrections quantiques
Cette forme de potentiel en plateau peut être naturellement obtenue de deux façons. La première, comme l’a montré Alexei Starobinsky en 1979, consiste à essayer de prendre en compte les corrections quantiques à la relativité générale. On sait qu’il est pour l’instant impossible d’obtenir une théorie quantique de la gravité entièrement satisfaisante. Mais rien ne nous empêche d’inclure de petites corrections quantiques à notre description du champ gravitationnel. Or, si on considère la correction la plus simple, on s’aperçoit que le système est en fait équivalent à un champ scalaire avec un potentiel… en forme de plateau ! Une autre manière de procéder consiste à supposer que le champ responsable de la phase d’inflation est le champ de Higgs. Après tout, il s’agit du seul champ scalaire connu dans la nature pour l’instant. Si cette route est suivie de façon trop naïve, elle échoue : on se rend rapidement compte que le champ de Higgs ne peut être l’inflaton. Toutefois, si l’on rajoute un couplage supplémentaire entre le champ de Higgs et le champ gravitationnel, alors le potentiel du Higgs qui, habituellement, a l’allure d’un chapeau mexicain, prend la forme d’un plateau. Cette coïncidence avait été remarquée dès 2008 par Fedor Bezrukov, de l’université de Manchester, et Mikhail Shaposhnikov, de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, avant même que Planck ne soit lancé (2). Les résultats du satellite sont donc compatibles avec l’idée que l’inflaton n’est rien d’autre que le champ de Higgs ! Notons que la prédiction des modèles que nous venons de décrire est que le paramètre r vaudrait autour d’un millième (10- 3), un résultat évidemment compatible avec la borne fournie par les données de Planck ( r < 0,07). Si l’on veut progresser sur ce point, les expériences qui succéderont à Planck devraient avoir la capacité de détecter des valeurs de r aussi petites que 10- 3, voire 10- 4. Il est donc possible qu’au cours des prochaines années, nous obtenions une confirmation – ou une infirmation – de la validité de ces modèles. Le message principal de Planck reste qu’il est difficile de faire mieux que l’inflation pour expliquer les observations. En tout cas pour le moment. (1) J. Martin et al., JCAP, 1403, 039, 2014. (2) F. Bezrukov et M. Shaposhnikov, Phys. Rev. Lett. B, 659, 703, 2008.