LA PÉDAGOGIE DE DEMAIN
Par Gilles Babinet et Édouard Husson
L’enseignement supérieur français gagnerait à s’inspirer du monde du numérique et de l’innovation. Comment ? Il s’agit de renforcer l’autonomie des universités et des étudiants ; de favoriser la diversité des cultures, des compétences et des expertises techniques ; d’encourager la prise de risque. Ce changement de paradigme est indispensable, à l’heure où la connaissance prend plus d’importance que jamais.
Quelle sera l’éducation du futur ? À cette question ouver te, qui ne serait tenté de répondre par le fantasme, l’imaginaire, l’exploration ? L’interrogation appelle néanmoins une réponse beaucoup plus pragmatique. Le sujet, par l’importance qu’il revêt aujourd’hui, laisse peu de place aux vaines utopies. Si le champ des possibles ouvert par le numérique paraît infini, force est de constater que ce levier n’a été que très partiellement exploité jusqu’à présent. Alors que la révolution digitale bat son plein, la pensée, les modèles managériaux et les techniques qui la structurent sont trop imparfaitement enseignés en Europe. Le cas de la France est même préoccupant. Si cinq des quinze meilleures écoles en technologie et ingénierie classées par le Times Higher Education se trouvent en Europe (Cambridge, Oxford, Imperial College, École polytechnique fédérale de Lausanne et École polytechnique fédérale de Zurich), aucune d’elles n’est française (1). Ces cinq établissements n’ont, en outre, pas de prédominance marquée dans les disciplines numériques, à la différence de leurs consoeurs américaines. L’enjeu, pourtant, n’est pas de répliquer les canons américains. La France et l’Europe ont des atouts considérables, mais disséminés, mal connus, peu exploités. L’expertise mathématique et la qualité de l’ingénierie française sont, par exemple, très appréciées dans la Silicon Valley. Elles entraînent d’ailleurs une surreprésentation française dans les fonctions de management technique. Des icônes comme Yann Le Cun – dirigeant de l’intelligence artificielle de Facebook – ne se privent ainsi pas de souligner combien il est dommage de voir notre pays exporter sa matière grise sans parvenir à la valoriser in situ. L’enjeu est donc de structurer les fondamentaux de l’Europe de demain. Les travaux de l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE) nous rappellent que le Vieux Continent, avant la Chine et les ÉtatsUnis, reste la région où le capital humain est le plus dense. Pourtant, ce capital humain n’est ni formé ni orienté de façon optimale vers le marché de l’emploi, du fait, notamment, de l’obsolescence de ses structures d’enseignement.
Rôle des pouvoirs publics
Comment développer un système de formation européen exigeant mais souple, qui sache capitaliser sur nos atouts sans créer de situation de rente, qui soit, enfin, transposable dans une perspective de formation tout au long de la vie ? C’est l’enjeu des recommandations que nous avons formulées, avec l’Institut Montaigne, dans le rapport « Enseignement supérieur et numérique : connectez-vous ! » Première certitude : ce nouvel écosystème ne pourra s’ériger sans une dynamique liant les pouvoirs publics aux forces économiques de notre pays. Dans l’enseignement supérieur, l’initiative entrepreneuriale n’est rien si elle n’est pas soutenue par des politiques publiques ambitieuses et volontaristes. Inversement, toute initiative étatique doit être accompagnée par la société civile et les forces économiques qui la composent. L’exemple américain l’a, une fois de plus, démontré. Rappelons que les agences fédérales des États-Unis ont investi, dès 1965, des montants considérables dans l’émergence d’Arpanet, puis de TCP/IP, l’ensemble des protocoles utilisés pour le transfert des données sur Internet. Plus tard, ce sont les sujets liés à la robotique, à la géolocalisation, aux drones ou à l’intelligence artificielle qui ont pu se développer en partie grâce au soutien des États. Nos politiques doivent ainsi se saisir de ces questions, pour bâtir les modèles et la pédagogie de demain. Il faut également assurer l’indépendance de l’éducation. Elle doit l’être au niveau des établissements et au niveau des apprenants. Les établissements, tout d’abord, doivent parachever leur autonomie. Par une maîtrise accrue de leurs données, le développement de bons outils de pilotage, fondés sur une information actualisée, et le basculement dans l’innovation ouverte, nos universités et écoles entreront pleinement dans l’écosystème digital. Cette autonomisation, amorcée en 2007, abandonnée depuis, est le préalable à la mutation et à la modernisation des établissements de l’enseignement supérieur français. Dans la majorité des grands pays développés, la numérisation de l’université et de son système de pilotage est une évolution naturelle et enclenchée. L’indépendance des apprenants, ensuite. Loin des modèles rigides, théoriques et monodisciplinaires largement éprouvés, il est temps de redonner à l’apprenant un accès illimité à une matière riche et diversifiée, au sein de laquelle il sera libre de créer son propre parcours. Il faut
ensuite lui permettre de se confronter, d’échanger, d’expérimenter sur la base du savoir acquis, librement accumulé. Ce mode d’apprentissage a déjà un nom, le flipped class room ou « classe inversée ». Ce modèle s’éloigne du Mooc, qu’il englobe et dépasse à la fois. Il amène les étudiants à chercher eux-mêmes le savoir dans un environnement complexe, à confronter ensuite leurs connaissances, et à finaliser, en interaction, le processus d’apprentissage. Loin des lectures simplistes qui verraient dans ces pédagogies l’avènement de la machine sur l’interaction humaine, l’objectif est, au contraire, de favoriser l’interaction des élèves entre eux.
Horizons variés
En France, où la culture reste profondément verticale, ce type de démarche suscite encore des polémiques. Les bénéfices sont pourtant avérés. Ce mode cocréatif des contenus pédagogiques paraît aujourd’hui indispensable pour les matières – le numérique en premier lieu – qui font l’objet de cycles d’innovation à fréquence élevée. L’intelligence artificielle en est l’illustration la plus pertinente, tant il paraît illusoire d’enseigner de façon exhaustive, verticale et magistrale cette matière en permanente évolution. Ce modèle pédagogique ne s’épanouira pleinement que dans un environnement diversifié et multiculturel. Les étudiants doivent venir d’horizons divers, qu’il s’agisse d’horizons disciplinaires, sociaux, culturels ou linguistiques. L’homogénéité des classes et des organisations est aujourd’hui largement remise en cause par des écosystèmes, souvent numériques, qui privilégient en leur sein la diversité des cultures, des compétences et des expertises techniques. Conscientes que l’innovation est un processus complexe qui nécessite de la pluridisciplinarité et de la multiculturalité, des entreprises comme Google ou Amazon favorisent déjà la diversité des profils et des compétences. La cocréation dans les classes inversées doit, dans une perspective plus large, s’appliquer aussi au niveau de l’organisation elle-même. C’est cette logique qui est à l’oeuvre dans des écoles comme 42. Dans cet établissement d’autoformation à l’informatique, ce sont souvent les néophytes qui sont à l’origine des solutions les plus pertinentes. Une idée audacieuse peut facilement être promue par un « champion candide » qui, précisément parce que sa connaissance du sujet est limitée, pourra emporter la conviction du sachant, lequel disposera, de son côté, de l’expertise nécessaire au passage à l’acte. La diversité des points de vue, l’addition de solutions partielles, permet ainsi de surmonter un problème, un médiateur économique, une limite technologique considérée comme immuable. Elle mène, en un mot, au surgissement de l’innovation. Plus largement, cette diversité doit s’entendre d’un point de vue disciplinaire et hiérarchique. C’est en abolissant les frontières entre les matières et les grades que l’enseignement sera réellement « disruptif ». Selon James Detert, de l’université de Virginie, et Ethan Burris, de l’université du Texas à Austin, la libre circulation de l’information entre les parties prenantes, qui passe par une nécessaire réduction des signes de pouvoir, permet d’accroître l’efficacité d’une organisation (2). Cette théorie est transposable dans l’enseignement supérieur. Aussi faudrait-il, autant que possible, proscrire les lieux de concentration de professeurs ou d’étudiants, afin d’éviter tout signal excluant a priori. Ultime brique à apporter à notre édifice : le rapport à l’échec et à son acceptation. Dans les processus d’innovation incrémentale, l’échec est peu visible, marginal. Il en ressort que l’innovation elle-même se fait souvent discrète, inaperçue. Elle s’immisce de façon presque naturelle dans nos quotidiens, sans être identifiée en tant que telle. L’innovation de rupture, au contraire, est manifeste, palpable, parfois décriée, souvent louée, imitée. Dans le processus qui mène à cette innovation, l’échec occupe une place centrale. Il est, de fait, quasi inévitable. C’est en acceptant de passer
L’objectif : favoriser l’interaction des élèves entre eux
par l’échec que nos sociétés accèdent aux innovations majeures. Nos systèmes éducatifs, comme nos organisations, entretiennent un rapport ambigu à l’échec, trop souvent assimilé à l’erreur, à la faute. Il est pourtant une étape constructive, et non la fin d’un procédé. Le monde de la recherche connaît déjà ce rapport fécond à l’échec : c’est en passant par l’échec que l’on avance, que l’on apprend. Certaines organisations à la pointe de l’innovation – c’est le cas de Google – encouragent déjà leurs salariés à la prise de risque, désacralisant l’ignominie de l’échec.
Ère de la connaissance
Ce rapport « constructif » à l’échec doit désormais prévaloir dans les systèmes éducatifs. L’émergence de l’ère des start-up et d’innovateurs emblématiques, comme Elon Musk ou Xavier Niel, a largement contribué à faire apparaître un état d’esprit nouveau à l’égard de l’innovation radicale. Pour autant, la prise de risque est toujours peu valorisée, dans nos entreprises comme dans nos écoles, alors qu’elle paraît fondamentale. Afin qu’elle irrigue nos organisations économiques, tout comme nos institutions publiques, elle doit être inculquée dès l’école. Indépendance, diversité et appétence visà-vis des risques : de ces trois concepts peuvent émerger les prémices de l’éducation de demain. Elle ne pourra s’épanouir qu’à condition d’être portée par une initiative publique volontariste et ambitieuse, mais jamais dirigiste. L’humanité entre dans une ère où la connaissance va avoir plus d’importance que jamais. Comprendre et mettre en oeuvre ces notions pourrait rapidement décider du destin des nations, des groupes humains. Il n’est pas ici question d’améliorations faites à la marge, mais bien d’une volonté forte de changement de paradigme, qui doit être porté à la fois par le monde de l’enseignement supérieur, celui de la recherche, et aussi celui des acteurs institutionnels et politiques. (1) (2)