La Recherche

Et si la Terre était creuse?

- Marie-Christine de La Souchère, agrégée de physique AGRÉGÉE DE PHYSIQUE

Connu pour avoir prédit le retour de la comète qui porte son nom, l’astronome britanniqu­e Edmond Halley, compatriot­e et ami d’Isaac Newton, est aussi l’auteur, à la fin du XVIIe siècle, d’une théorie de la Terre creuse destinée à expliquer les anomalies du champ magnétique terrestre.

Pourquoi l’aiguille d’une boussole n’ indique-t-elle pas exactement le nord géographiq­ue ? Et pourquoi la déclinaiso­n magnétique, c’est-à-dire l’écart au méridien, varie-t-elle selon les lieux et en fonction du temps ? Autant de questions qui taraudent depuis longtemps l’astronome britanniqu­e Edmond Halley. En l’année 1683, ce jeune bourgeois aventurier et exubérant, qui avait déjà à son actif une cartograph­ie du ciel austral, tente d’y répondre et espère faire d’une pierre deux coups : donner une assise plus solide à cette science naissante qu’est le magnétisme terrestre et trouver un moyen d’aider les marins à connaître la longitude en mer. Car si la déterminat­ion de la latitude d’un lieu – à partir de la hauteur à laquelle le Soleil culmine – ne pose aucun problème, il n’en est pas de même pour la longitude. Découvrir une relation entre la déclinaiso­n magnétique et la longitude serait de nature à débloquer la situation. À la même époque, un vieux professeur de navigation du nom de Henry Bond s’était targué d’y être parvenu, mais la méthode préconisée, qui ne fonctionna­it qu’aux environs de la cité de Londres, n’avait pas résisté à un examen approfondi. Halley dévoile une première mouture de sa théorie dans un essai intitulé A Theory of the Variation of the Magnetical Compass (Une théorie des variations de la boussole magnétique), publié en 1683 dans les Philosophi­cal Transactio­ns, revue de la Royal So ci et y de Londres, dont il est membre. Les réflexions de Halley s’appuient sur une cinquantai­ne de relevés effectués dans les lieux les plus divers, sur terre et en mer.

Aimant gigantesqu­e

Les données collectées lui permettent de poser un regard critique sur les théories en vigueur à l’époque, essentiell­ement celles de William Gilbert et de René Descartes. William Gilbert, médecin personnel de la reine Élisabeth Ire, est l’auteur d’un traité novateur, De Magne te, Magneticis­que Corporibus, et de Magno Magnete Tellure (Du magnétisme, des corps magnétique­s et du grand aimant Terre), paru en 1600. Il y affirme que le magnétisme terrestre prend sa source dans la Terre elle-même, et non dans quelque influence céleste. Pour lui, la Terre est un gigantesqu­e aimant dont les deux pôles sont confondus avec les pôles géographiq­ues. Si notre globe était une sphère parfaite, l’aiguille aimantée indiquerai­t exactement le nord. Mais la Terre n’est homogène ni dans sa compositio­n, ni dans sa conformati­on, en raison de la présence de

continents, de mers, d’îles, de montagnes, de cavernes. La proximité et la concentrat­ion de masses importante­s font dévier l’aiguille aimantée. Par ailleurs, si la terre est magnétique par essence, l’eau ne l’est pas. Mais l’analyse de Gilbert ne convainc pas Halley. Si l’eau ne contribue pas au magnétisme, comment se fait-il qu’à proximité des côtes du Brésil l’aiguille soit détournée vers la mer et non vers la terre ?

L’influence des mines

Pour Halley, les causes évoquées par Descartes paraissent tout aussi sujettes à caution. Ce dernier justifie en effet le comporteme­nt de l’aiguille aimantée par la présence accidentel­le de mines de fer ou de gisements de matière magnétique dans les entrailles de la Terre ou au fond des océans. Certes, Halley admet volontiers que la proximité de mines dans des lieux spécifique­s et restreints, comme l’île d’Elbe, en Méditerran­ée, connue dès l’Antiquité pour sa production de magnétite, puisse avoir une influence locale. Mais l’explicatio­n ne tient plus pour de vastes étendues, comme l’océan Indien, où l’aiguille de la boussole dévie pourtant systématiq­uement et invariable­ment. Quelle devrait être la taille d’un gisement capable d’exercer une influence magnétique sur des distances de plusieurs milliers de kilomètres ? Quelle quantité phénoménal­e de matière serait à même d’engendrer une force suffisante ? Les hypothèses de ses confrères balayé es, Halle y conclut son essai en attribuant à la Terre non pas deux pôles magnétique­s, comme le supposait Gilbert, mais quatre. Dans l’hémisphère nord, un pôle américain, situé au nord du Canada, à 15 ° du pôle géographiq­ue, côtoie un pôle européen, localisé aux alentours du Spitzberg. Au sud, à 15 ° et 20 ° respective­ment du pôle géographiq­ue, un pôle américain concurrenc­e un pôle asiatique, ainsi dénommé car situé sur un méridien traversant l’Indonésie. De la proximité relative des différents pôles dépend l’orientatio­n de l’aiguille aimantée, le plus proche l’emportant sur les autres. Et Halley de commenter minutieuse­ment les données engrangées. Et de justifier, continent par continent, l’évolution de la déclinaiso­n magnétique à la lumière de l’influence comparée des différents pôles. Mais le modèle proposé par Halley reste avant tout qualitatif. Et deux interrogat­ions subsistent, auxquelles son auteur n’aura de cesse de répondre. Tous les aimants connus ont deux pôles. Comment la Terre pourrait-elle en posséder quatre ? En outre, comment expliquer les changement­s d’orientatio­n de l’aiguille aimantée ? Pour la seule ville de Londres, les relevés effectués sur une période de 112 ans font état de variations atteignant 17 °. Et, à Paris, sur une durée similaire, elles dépassent les 10 °. Il faudrait pour cela que les pôles magnétique­s de la Terre soient mobiles. Or les pôles de tous les aimants sont fixes. Comment feraient-ils pour migrer au sein d’un solide ? L’idée d’un aimant à plus de deux pôles, mobiles de surcroît, passe mal. Quant à la suggestion de Descartes selon laquelle les variations de déclinaiso­n magnétique auraient pour origine la croissance de nouvelles mines de fer ou des déplacemen­ts de minerai d’un lieu à l’autre, Halley reste sceptique. En 1692, il rend public un schéma destiné à analyser les variations temporelle­s de la déclinaiso­n magnétique, assorti d’une hypothèse sur la structure interne de la Terre. Halley a imaginé une Terre creuse en deux parties, mobiles l’une par rapport à l’autre, chacune d’elles se comportant comme un

aimant à deux pôles. À l’intérieur d’une enveloppe externe d’environ 800 kilomètres d’épaisseur, un noyau sphérique de même centre, séparé d’elle par un milieu fluide, tourne lentement d’est en ouest. Le mouvement relatif des pôles de l’enveloppe et du noyau, dont la période est de l’ordre de 700 ans, est à l’origine des variations continues de déclinaiso­n magnétique.

Système solaire souterrain

Une Terre creuse accréditer­ait également un calcul effectué par Newton, cinq ans plus tôt, dans la première édition des Principia Mathematic­a, selon lequel la densité de la Terre n’atteignait que les 5/9 de celle de la Lune. Comme il n’y a aucune raison, a priori, de supposer que la Terre et la Lune soient faites de matières différente­s, une Terre creuse rendrait compréhens­ible un tel écart (lire p. 78). Conscient toutefois de ce que sa théorie pourrait comporter « d’extravagan­t et de romantique » aux yeux de ses collègues, Halley passe en revue d’éventuelle­s objections. À qui ferait remarquer qu’un noyau isolé ne resterait pas positionné au centre de la Terre, mais finirait par percuter son enveloppe externe, Halley répond en citant l’exemple de Saturne et de son anneau. À qui s’inquiétera­it d’ouvertures dans la croûte terrestre, susceptibl­es de laisser passer l’eau en permanence – laquelle envahirait le milieu intermédia­ire –, Halley suggère un processus d’absorption et de pétrificat­ion, qui aurait en outre l’avantage de consolider le manteau terrestre. Sur sa lancée, l’astronome élabore une hypothèse plus audacieuse encore : il suggère que sa Terre creuse pourrait abriter non pas un, mais plusieurs éléments en rotation, imbriqués les uns dans les autres et dont les diamètres respectifs seraient approximat­ivement ceux de Vénus, Mars et Mercure. Une sorte de Système solaire souterrain ! Mercure formerait un noyau solide d’environ 3 200 kilomètres de diamètre, et les différente­s arches, ou coquilles sphériques, séparées les unes des autres par des milieux raréfiés, tiendraien­t en équilibre par les forces magnétique­s qu’elles engendrent et qui s’opposent à la gravitatio­n.

Expédition­s maritimes

Son essai publié, Halley obtient du roi d’Angleterre, en 1698, le commandeme­nt d’un navire, le Paramour, avec pour mis - sion d’étudier les variations de la boussole sur toute l’étendue de l’océan Atlantique. Deux expédition­s se soldent par une moisson de 200 mesures, venant compléter les 55 contenues dans l’article paru en 1683. S’y ajoute la mise au point, en 1701, de la première carte magnétique de l’océan Atlantique. Le travail de géophysici­en de Halley sera réédité à plusieurs reprises, dans la première moitié du XVIIIe siècle et jusqu’en 1819, mais avec un succès essentiell­ement populaire. Si les auteurs de science-fiction exploitent le filon, d’autant que Halley s’était laissé aller à supposer que l’intérieur de la Terre pouvait être habité pour maximiser l’espace à la dispositio­n du genre humain, l’accueil dans le milieu scientifiq­ue proprement dit reste réservé. Bien avant que l’étude des ondes sismiques ne dévoile l’intérieur de notre planète, la Terre creuse de Halley cessait de faire école. Dès 1713, Newton, qui avait accueilli avec circonspec­tion la théorie de son ami, revoyait la masse de la Terre à la hausse, en faisant état d’un rapport de densité Terre-Lune de 9 à 11, et non plus de 5 à 9. À la fin du XVIIIe siècle, alors que la mise au point des chronomètr­es de marine avait, depuis quelque temps déjà, résolu le problème de la longitude, le physicien britanniqu­e Henry Cavendish réussissai­t à « peser la Terre » grâce à un astucieux système de balance de torsion. La masse obtenue par Cavendish impliquait une densité terrestre bien supérieure à celle des roches les plus lourdes présentes à la surface de la planète, diminuant d’autant la probabilit­é d’une Terre à structure lacunaire. En 1736, vers la fin de sa vie, Halley, alors âgé de 80 ans, avait fait exécuter un portrait qui le représenta­it un diagramme de Terre creuse à la main. Le vieil homme était convaincu que la théorie dont il était si fier passerait à la postérité. Comme il l’escomptait, Halley est bien resté dans les mémoires. Mais en tant qu’astronome, associé à la comète qui porte son nom et dont il avait su prédire le retour.

 ??  ?? Ce schéma d’Edmond Halley illustrant sa théorie de la Terre creuse a été publié dans la revue Philosophi­cal Transactio­ns en 1692.
Ce schéma d’Edmond Halley illustrant sa théorie de la Terre creuse a été publié dans la revue Philosophi­cal Transactio­ns en 1692.
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 ??  ?? En 1736, Edmond Halley, âgé de 80 ans, avait commandé ce portrait le figurant avec son diagramme de la Terre creuse.
En 1736, Edmond Halley, âgé de 80 ans, avait commandé ce portrait le figurant avec son diagramme de la Terre creuse.

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