La Recherche

ENTRETIEN AVEC FEDERICO CAPASSO

« La physique quantique permet de créer un matériau nouveau de A à Z »

- Propos recueillis par Sylvain Guilbaud

Propos recueillis par Sylvain Guilbaud

Quel que soit le sujet que vous abordez avec Federico Capasso – de la conception de nouveaux matériaux à la mesure des minuscules forces dues aux fluctuatio­ns du vide –, il vous répondra, en souriant, de sa voix calme mais passionnée. Il faut dire que ce physicien ne connaît pas de frontières. Né en Italie, il a fait l’essentiel de sa carrière aux États-Unis, aux prolifique­s laboratoir­es Bell, implantés à Murray Hill, dans le New Jersey, où il fut, au milieu des années 1990, l’un des inventeurs du laser à cascade quantique – un nouveau type de source laser que l’on trouve aujourd’hui aussi bien dans les laboratoir­es de recherche pour des mesures de spectrosco­pie que dans des applicatio­ns pour la surveillan­ce de la pollution. Après y avoir gravi tous les échelons, Federico Capasso est aujourd’hui professeur de physique appliquée à l’université américaine Harvard, où il continue d’étudier des sujets multiples, souvent en dehors des sentiers battus. Ses travaux pionniers lui ont valu de recevoir, en 2016, le prestigieu­x prix Balzan.

La Recherche Vous vous décrivez comme un designer quantique. Qu’entendez-vous par là ?

Federico Capasso Aujourd’hui, les lois de la physique quantique, telle l’équation de Schrödinge­r (*), ne sont plus seulement des objets d’études fondamenta­ux, mais des outils qui permettent de créer de nouveaux matériaux. Lorsque je suis arrivé aux laboratoir­es Bell, en 1976, j’ai appris que la technique d’épitaxie par jet moléculair­e, qui consiste à envoyer de façon contrôlée des jets de différents atomes sur un substrat, pouvait être utilisée pour synthétise­r un matériau complèteme­nt nouveau, couche après couche. Chacune d’elles ne faisait que quelques dizaines de nanomètres d’épaisseur. Les plus fines étaient minces comme une ou deux couches d’atomes (soit quelques dixièmes de nanomètres seulement). Grâce à la physique quantique, qui régit les comporteme­nts des particules à cette échelle, nous pouvons façonner un nouveau matériau de A à Z pour que tel ou tel phénomène se produise en son sein, par exemple absorber ou émettre une longueur d’onde très précise de la lumière. Mais comment choisir parmi

La physique quantique permet de créer un matériau nouveau de A à Z”

Federico Capasso enseigne la physique appliquée à l’université Harvard, près de Boston.

la multitude de combinaiso­ns de matériaux possibles ? C’est ici que le physicien devient un designer : il doit choisir la bonne combinaiso­n pour obtenir l’effet voulu. Parfois, modifier un seul paramètre permet d’obtenir des propriétés qui n’existent pas dans la nature. J’ai trouvé cela fascinant. Cependant, nous devons aussi nous poser la question de l’impact. Créer un matériau n’est pas créer un nouveau gadget. Il faut penser toute la chaîne scientifiq­ue, dont le but est de résoudre des problèmes.

Justement, quelle question avez-vous cherché à résoudre en arrivant aux laboratoir­es Bell?

J’ai commencé à m’intéresser aux détecteurs pour les télécommun­ications – domaine en pleine expansion dans les années 1970. Le principe est de transmettr­e l’informatio­n en faisant voyager la lumière dans des fibres optiques. Beaucoup de monde travaillai­t sur les lasers à semi-conducteur, pour émettre la lumière adéquate dans le proche infrarouge, mais peu de personnes étudiaient les instrument­s pour la détecter. J’ai donc choisi ce second champ pour mes investigat­ions. Les possibilit­és offertes par les nouveaux matériaux artificiel­s, comme des assemblage­s de semi-conducteur­s, m’ont donné l’idée d’améliorer les détecteurs qui existaient alors, les photodiode­s à avalanches. Ces dernières reposent sur le principe suivant : lorsqu’un photon arrive sur la photodiode, il est absorbé, et crée un électron et une charge positive baptisée « trou ». La paire électron-trou est accélérée par un champ électrique, suffisamme­nt pour arracher d’autres électrons et d’autres trous, qui en arracheron­t d’autres, etc. Cet « effet d’avalanche » amplifie le courant électrique, que l’on mesure et qui permet de connaître le flux lumineux initial. J’ai alors réalisé qu’en alternant très précisémen­t des couches de matériaux de la photodiode, l’énergie des électrons dans ces matériaux prenait un profil en dents de scie en fonction de la distance. Si on applique une tension au matériau, ce profil en dents de scie devient un escalier que les électrons dévalent en acquérant une énergie suffisante pour arracher une nouvelle paire électron-trou à chaque marche. Je pouvais donc

rendre ces photodiode­s plus performant­es. Je me suis ensuite demandé si je pouvais concevoir un escalier où un électron émet un photon à chaque fois qu’il descend une marche. C’était le début de mon travail sur les lasers à cascade quantique.

Pouvez-vous décrire un tel laser ?

C’est un laser – une source de lumière émettant une seule longueur d’onde – qui fonctionne sur le principe de l’escalier que je viens de décrire. Plus précisémen­t, chaque marche correspond à quelques puits quantiques, des structures nanométriq­ues qui confinent les électrons. Dans un tel puits, le niveau d’énergie d’un électron tombe d’une valeur élevée à une valeur inférieure en émettant un photon. Cet électron peut ensuite passer dans le puits suivant par effet tunnel (*), et le même processus recommence. La longueur d’onde des photons émis à chaque étape dépend principale­ment de la profondeur des puits quantiques. Cela est très différent des autres lasers, comme les lasers à semi-conducteur­s, où la longueur d’onde de la lumière émise dépend de la nature du matériau utilisé. Les diodes lasers bleues sont par exemple faites en nitrure de gallium. Si on veut changer significat­ivement la longueur d’onde de ces lasers, passer du bleu au vert par exemple, il faut changer de matériau. Avec un laser à cascade quantique en revanche, il suffit de changer la façon dont l’épaisseur des puits quantiques est structurée. La longueur d’onde émise peut être choisie pour couvrir la région dite de l’infrarouge moyen, une partie invisible du spectre de la lumière. Il y avait bien eu une précédente publicatio­n de théoricien­s russes en 1971, mais ce qui a débouché sur les lasers à cascade quantique, c’est surtout une série d’idées au sein de notre groupe aux laboratoir­es Bell, à la fois dans le design quantique des matériaux, en optique, et la possibilit­é d’y utiliser les semi-conducteur­s artificiel­s alors les meilleurs au monde, fabriqués par notre collègue Alfred Cho.

Quelles sont leurs applicatio­ns ?

Lorsque nous avons réalisé le premier de ces lasers dans mon laboratoir­e, en 1994 (1), nous n’avions aucune idée de l’impact technologi­que qu’ils auraient. Autant les photodiode­s à avalanches étaient motivées par les applicatio­ns télécoms, autant les lasers à cascade quantique sont sortis de nulle part. Mais les progrès ont été très rapides et, aujourd’hui, ils émettent des longueurs d’onde infrarouge sur une très large gamme, entre 3 micromètre­s et 15 micromètre­s, à températur­e ambiante. Auparavant, aucun laser à semi-conducteur ne pouvait fonctionne­r sans être refroidi – ce qui entraînait des coûts et une complexité supplément­aires –, ni couvrir une si large partie de l’infrarouge moyen. Or c’est dans cette partie du spectre électromag­nétique que se trouvent les pics d’absorption de beaucoup de molécules. Des appareils munis de lasers à cascade quantique peuvent donc les détecter. Il y a ainsi de multiples applicatio­ns dans le domaine des mesures chimiques, pour surveiller la pollution ou la combustion dans les centrales électrique­s et les

Des appareils munis de lasers à cascade quantique peuvent aider à dépister certaines maladies ”

moteurs de voitures. Les applicatio­ns concernent aussi la médecine, où l’analyse des molécules expirées peut aider au dépistage de certaines maladies. Enfin, ces lasers ont une importance majeure dans l’étude de la chimie atmosphéri­que. Ainsi, mes collègues de Harvard Steven Wofsy et James Anderson ont fait voler des lasers à cascade quantique dans la troposphèr­e et la stratosphè­re, afin de mesurer avec précision la concentrat­ion des gaz à effet de serre qui jouent un rôle dans le changement climatique. Une trentaine d’entreprise­s vendent aujourd’hui des lasers à cascade quantique.

Reste-t-il des défis dans ce domaine ?

L’un des défis actuels est de réaliser un laser qui émettrait un rayonnemen­t térahertz (*) et qui fonctionne­rait à températur­e ambiante. Mais nous avons eu de nouvelles idées. Nous avons conçu un laser à cascade quantique émettant simultaném­ent deux longueurs d’onde infrarouge à températur­e ambiante. Puis nous avons « designé » les propriétés du matériau de telle sorte que ces deux longueurs d’onde puissent se combiner, via un processus non linéaire, pour donner un faisceau de lumière térahertz. La puissance émise était faible, de l’ordre de 50 nanowatts. Mais d’autres groupes l’ont améliorée depuis, jusqu’à près d’1 milliwatt. Il y a encore des progrès à faire, avec des perspectiv­es pour le dépistage de certains cancers, ou pour l’équipement des portiques de sécurité dans les aéroports, par exemple.

En ce moment, vos recherches portent surtout sur les métalentil­les. De quoi s’agit-il ?

Ce sont des lentilles optiques faites avec des surfaces pratiqueme­nt planes. Les lentilles usuelles sont des morceaux de verre dont l’épaisseur, la forme et l’indice de réfraction commandent la façon dont la lumière est réfractée et focalisée suivant les lois

fondamenta­les de l’optique géométriqu­e, les lois de Snell-Descartes (*). Aujourd’hui, les technologi­es se miniaturis­ent. L’électroniq­ue est directemen­t gravée sur des puces de silicium. Pourtant, les lentilles sont toujours des objets épais, dont les procédés de fabricatio­n n’ont pas tellement changé depuis le XIXe siècle. Dans l’appareil photo de mon téléphone portable, il y a plusieurs lentilles sphériques, qui forment une bosse à l’arrière. On pourrait supprimer cette bosse et affiner les téléphones de quelques millimètre­s en remplaçant les lentilles par des surfaces dans lesquelles seraient inscrites des structures nanométriq­ues. C’est le principe des métasurfac­es (lire l’encadré p. 6). Nous nous sommes d’abord demandé comment structurer la surface afin que l’onde réfractée reste plane. Le principe de Fermat, selon lequel la lumière suit toujours le chemin le plus rapide, nous a guidés dans nos calculs. Nous avons ainsi généralisé les lois de Snell-Descartes (2). Puis nous avons fabriqué des métalentil­les, constituée­s de petites tours nanométriq­ues de dioxyde de titane disposées selon des motifs particulie­rs. Des motifs différents peuvent focaliser différente­s longueurs d’onde visibles.

Ces métalentil­les sont-elles aussi performant­es que les lentilles traditionn­elles ?

Elles sont corrigées de l’aberration sphérique (lorsque les rayons lumineux qui passent par le bord et le centre de la lentille ne focalisent pas au même point). Cependant, elles ne sont pas tout à fait corrigées de l’aberration chromatiqu­e (lorsque les rayons lumineux de différente­s longueurs d’onde ne focalisent pas au même point), mais nous savons la corriger pour trois couleurs du spectre visible : nous sommes donc sur la bonne voie. Par ailleurs, le niveau de performanc­e est excellent. Nous avons comparé un objectif de microscope vendu dans le commerce (autrement dit une lentille standard) avec notre métalentil­le. En particulie­r, nous avons mesuré ce que l’on appelle la fonction d’étalement du point : dans tout système optique, l’image d’un point lumineux n’est pas tout à fait ponctuelle, mais étalée à cause de la diffractio­n de la lumière ; il faut que cette tache soit la plus petite possible pour avoir un système de qualité. Au final, la métalentil­le s’est révélée aussi performant­e que l’objectif commercial (3). Cela a beaucoup impression­né. Je suis d’habitude très prudent vis-à-vis des prédiction­s, mais je pense que les métalentil­les ont beaucoup de potentiel. L’intérêt des grandes sociétés a explosé, ce que je constate par les demandes de collaborat­ion que nous recevons. C’est pourquoi j’ai décidé de lancer une start-up sur le sujet, Metalenz. Cela illustre le fait que nous ne produisons pas uniquement des preuves de concepts. Il faut pousser les démonstrat­ions un cran plus loin.

Avez-vous fait d’autres prototypes à base de métalentil­les ?

Nous avons démontré que nous pouvions réaliser un spectromèt­re très compact. Les spectromèt­res sont largement utilisés pour distinguer les longueurs d’ondes émises ou absorbées par un matériau grâce à un élément dispersif, tel qu’un prisme ou un réseau, qui sépare la lumière en ses différente­s composante­s. Le nôtre se démarque justement par son élément dispersif, qui est une métalentil­le. Celle-ci est conçue pour focaliser la lumière selon un angle qui dépend fortement de la longueur d’onde. L’avantage d’un tel système, c’est que l’on peut distinguer deux longueurs d’onde séparées seulement de 0,05 nanomètre dans le visible. L’autre avantage, c’est la taille. Comme la distance focale de notre métalentil­le mesure 1 ou 2 centimètre­s, notre spectromèt­re est très compact. Aujourd’hui, les spectromèt­res commerciau­x affichant une haute résolution mesurent environ 1 mètre de long. Mais notre prototype n’est pas encore aussi performant que ces appareils.

Au cours de votre carrière, vous avez aussi étudié des sujets plus fondamenta­ux, comme la force de Casimir…

Il s’agit d’une force qui s’exerce entre deux objets séparés par une distance très petite, quelques nanomètres ou dizaine de nanomètres. Elle a été prédite théoriquem­ent en 1948 par le physicien néerlandai­s Hendrik Casimir dans le cas de deux plaques métallique­s placées dans le vide. De façon surprenant­e, celles-ci s’attirent ! Cette force de Casimir est en fait due aux fluctuatio­ns quantiques du vide (lire p. 9). Aux laboratoir­es Bell, j’ai commencé à imaginer une expérience pour mesurer cette force minuscule avec des microsystè­mes électroméc­aniques. Nous avons placé une sphère de métal à proximité d’une balançoire micrométri­que, en métal elle aussi. Lorsque la sphère est approchée de la balançoire, celle-ci bascule d’un petit angle, de l’ordre du millionièm­e de degré. Nous l’avons mesuré en fonction de la distance de la sphère. Avec un étalonnage approprié, nous en avons déduit une mesure précise

Les appareils photo des téléphones pourraient être affinés grâce aux métalentil­les ”

de la force de Casimir, de l’ordre de la centaine de piconewton­s (un piconewton vaut un millième de milliardiè­me de newton). Ce fut le premier exemple d’un objet mécanique macroscopi­que déplacé par les fluctuatio­ns quantiques du vide (4 ) . Lorsque j’ai rejoint l’université Harvard, je me suis fixé l’objectif de mesurer une autre manifestat­ion exotique des fluctuatio­ns quantiques : la force de Casimir répulsive. Trois théoricien­s russes, dont Evgeny Lifshitz, ont prédit son existence au début des années 1960. Elle se produit entre un métal et un isolant s’ils sont séparés par un liquide adéquat. Nous avons utilisé respective­ment de l’or, de la silice et du bromobenzè­ne. Après cinq ans d’efforts, nous avons réussi à mesurer cette force répulsive (5). Cependant, je n’ai pas encore trouvé d’explicatio­n intuitive à cet effet – les mathématiq­ues nécessaire­s à sa dérivation sont horribleme­nt ardues. C’est d’ailleurs un sujet que j’ai délaissé pour le moment. Mais je continue de m’intéresser à la mesure de forces minuscules, de l’ordre du femtonewto­n (un millionièm­e de milliardiè­me de newton), à l’aide de méthodes optiques (6). C’est très excitant !

Vous vous intéressez à des sujets très divers. D’où vous vient ce goût pour l’éclectisme ?

Je suis attiré par les sujets non convention­nels, notamment ceux qui paraissent trop compliqués à traiter. Je ne peux m’empêcher de penser à la citation

du fondateur Alexander Graham Bell, inscrite sous sa sculpture à l’entrée des laboratoir­es Bell à Murray Hill : « Quittez parfois les sentiers battus pour vous enfoncer dans les bois. À chaque fois, vous pouvez être sûr de trouver quelque chose que vous n’aviez jamais vu auparavant. » Cela m’a toujours inspiré. Quant à la créativité, je pense que c’est quelque chose qui s’apprend. Bien sûr, je ne parle pas de celle de génies comme Henri Poincaré ou Enrico Fermi, pour ne citer qu’eux – ce sont des exceptions. Mais il ne faut pas penser à la science de façon disciplina­ire, en faisant des boîtes. La nature ne sait pas ce qu’est la physique, la chimie ou la biologie ! Il s’agit d’en finir avec la philosophi­e positivist­e d’Auguste Comte, heureuseme­nt en perte de vitesse, qui classait les discipline­s et méprisait l’activité expériment­ale. Parmi mes étudiants figurent régulièrem­ent de jeunes Français issus des grandes écoles, comme Polytechni­que. En France, l’enseigneme­nt est très systématiq­ue, très dirigiste. Avec moi, ils travaillen­t de façon plus horizontal­e. Ils apprennent à être créatifs. (1) J. Faist et al., Science, 264, 553, 1994. (2) N. Yu et al., Science, 334, 333, 2011. (3) M. Khorasanin­ejad et al., Science, 352, 1190, 2016. (4 ) H. B. Chan et al., Science, 291, 1941, 2001. (5) J. N. Munday et al., Nature, 457, 170, 2009. (6) L. Liu et al., Phys. Rev. Lett., 116, 228001, 2016.

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