Le méthane, un gaz qui pèse lourd sur le climat
Benjamin Dessus, Bernard Laponche, association Global Chance, Hervé Le Treut, Institut Pierre-Simon-Laplace, université Pierre-et-Marie-Curie, Paris
Le dioxyde de carbone n’est pas le seul gaz à effet de serre à jouer un rôle important dans le réchauffement climatique. Trop souvent oublié, l’impact du méthane peut désormais être mieux quantifié grâce à un algorithme. De quoi fournir des outils pour mettre en place de nouvelles politiques de lutte contre le réchauffement climatique.
La COP23 – Conférence des Nations unies sur les changements climat i q u e s – s’ o u v re début novembre à Bonn, en Allemagne. Le contexte est difficile après que les États-Unis ont annoncé, en juin dernier, leur intention de sortir des accords de Paris. On savait déjà que les contributions des États actuellement associées à ces accords ne seraient pas suffisantes pour espérer maintenir l’augmentation de la température de la surface terrestre en dessous de 2 °C à l’horizon 2100 par rapport à la période préindustrielle. Mais le défaut des États-Unis, dont les émissions représentent 15 % des émissions totales de gaz à effet de serre (GES), rend l’équation encore plus délicate à résoudre. Dans ce contexte, il devient nécessaire de voir à quelles conditions chacun pourrait aller plus vite et plus loin dans la limitation de ses émissions de gaz à effet de serre. Or, depuis le début des années 1990, les préoccupations de la communauté scientifique et des négociateurs sur la lutte contre le changement climatique ont porté principalement sur la question de la réduction des émissions de gaz carbonique. Pourtant, le dioxyde de carbone (CO2) n’est pas le seul gaz à effet de serre ayant un fort impact sur la température globale : en effet, le méthane (CH4) contribue également de manière importante au réchauffement climatique. C’est pourquoi nous avons mis en place un algorithme simple, permettant de mieux appréhender le rôle de ce gaz souvent négligé. Pourquoi se focalise-t-on tant sur le CO2 ? Tout d’abord, c’est le premier gaz à effet de serre par l’im- portance de ses émissions et de ses conséquences dans le réchauffement. Dans son dernier rapport publié en 2014 (1), le Groupe international d’experts sur le climat (Giec) estime que, entre 1750 et 2010, le forçage radiatif – qui mesure la capacité instantanée d’un gaz à se réchauffer sous l’effet du rayonnement solaire et de la réémission de rayonnement par la Terre – attribuable aux émissions de CO2 représente 56 % du total imputable à l’ensemble des gaz à effet de serre. Ensuite, sa durée de vie dans l’atmosphère dépasse largement la centaine d’années. Cela lui donne un caractère d’irréversibilité qui doit à juste titre faire réfléchir. On sait enfin quantifier avec une
précision raisonnable les quantités d’émission des principales sources de CO2. Il est donc bien normal que les objectifs de réduction d’émission de CO2 aient toujours occupé le devant de la scène scientifique et politique. Cette attention compréhensible commence à porter ses fruits. Depuis quelques années, on assiste à un ralentissement de la progression des émissions de CO2 mondiales.
Une dangerosité oubliée
Mais les autres principaux gaz à effet de serre, le méthane (CH4) et l’oxyde nitreux (N2O), ne bénéficient pas de la même attention. Pourtant, le rapport du Giec déjà cité nous rappelle l’importance du méthane, puisqu’il serait responsable, de manière directe ou indirecte et sur la même période 1750-2010, de 32,3 % du forçage radiatif total. Il présente une série de caractéristiques qui peuvent expliquer l’importance moindre qu’on lui accorde dans la plupart des analyses économiques. D’abord, sa durée de vie dans l’atmosphère est beaucoup moins élevée que celle du CO2, de l’ordre d’une douzaine d’années : elle suit une décroissance exponentielle (*). Au terme de réactions complexes, il se transforme en effet en différents gaz (vapeur d’eau, ozone, CO2), qui sont eux-mêmes à l’origine du réchauffement climatique. En revanche, son pouvoir radiatif, c’est-à-dire la variation du forçage radiatif lorsque l’on augmente la quantité de ce gaz dans l’atmosphère, est 120 fois plus élevé que celui du CO2. La combinaison de ces deux particularités conduit à une variation importante de l’effet du CH4 sur le climat ; il dépend du temps qui s’écoule entre l’instant de l’émission et l’horizon des effets auquel on s’intéresse. Pour en tenir compte, les climatologues ont mis au point un indicateur, le potentiel de réchauffement global (PRG). Ce dernier représente l’impact sur le climat, à un horizon déterminé, de l’émission ponctuelle d’une tonne d’un gaz à effet de serre spécifique par rapport à celui de l’émission d’une tonne de CO2 (teqCO2) à la même date. Dans le cas du méthane, ce PRG peut connaître une amplitude de variation très importante : un facteur 4 sur cent ans. Les différentes valeurs du PRG peuvent être aisément présentées sous forme d’un tableau comportant en ordonnées les dates d’émission de méthane et en abscisses les dates d’observation des conséquences de ces émissions. À chaque croisement d’une date d’émission et d’observation, on trouve le PRG correspondant. Ainsi, une tonne de CH4 émise en 2020 équivaut en 2120 à 28,5 tonnes de CO2, 48,4 tonnes en 2070, 68,1 tonnes en 2050, 104,2 tonnes en 2030 et 119,6 en 2020 (voir p. 70). Impossible
de trouver une équivalence fixe entre le méthane et le dioxyde de carbone pour caractériser les efficacités relatives du CH4 par rapport au CO2: elle dépend de l’horizon des conséquences auquel on s’intéresse. Ensuite, l’origine de ses émissions est beaucoup moins bien renseignée que celle du CO2, dominée par les combustions fossiles. Rares sont ceux qui savent que, si l’agriculture et l’élevage sont responsables de l’ordre de 40 % des émissions mondiales de méthane, les 60 % restants se partagent entre les émissions du système énergétique (grisou des mines de charbon, fuites des puits de pétrole et de gaz, en particulier de gaz de schiste, fuites durant le transport et la distribution), les déchets ménagers et agricoles, ainsi que les feux de forêt. Le méthane est donc victime d’une image brouillée : sa dangerosité est vite oubliée au motif de sa faible durée de vie, ses émissions sont associées dans l’esprit du public et des médias à l’alimentation (en particulier la consommation de viande) et la quantification de ses émissions reste délicate, notamment en raison de la multiplicité des sources. Quant à la notion de PRG, elle est restée incomprise et conduit à des erreurs d’interprétation parfois importantes dues à la méconnaissance de ses variations temporelles.
Quatre scénarios
La croissance des émissions anthropiques de méthane à un rythme inquiétant depuis 2005 (de 318 à 360 millions de tonnes en huit ans) ne suscite donc guère de commentaires ou de recherche sur les déterminants sectoriels et technologiques de cette hausse. Il persiste un profond décalage entre les efforts des chercheurs pour comprendre le comportement du méthane et sa prise en compte dans l’élaboration de politiques de réduction des émissions spécifiques à ce gaz. Les chiffres précédents mettent pourtant bien en lumière l’importance particulière du méthane, même si elle reste encore très en deçà de celle du CO2 sur la période 1750-2010. Avec la décroissance prévue des émissions de CO2 et sans effort spécifique de réduction du méthane, celui-ci va donc mécaniquement devenir rapidement prépondérant. Or on a découvert récemment que sa nocivité était plus importante qu’on ne l’imaginait. Maryam Etminan, de l’université de Reading, au Royaume-Uni, et ses collègues ont ainsi montré, grâce à une nouvelle méthode de calcul, que le forçage radioactif du méthane était environ 25 % supérieur entre 1750 et 2011 à ce qu’estimait le Giec dans son rapport de 2013 (2). En outre, son pouvoir de réchauffement global sur cent ans est 14 % plus élevé que les valeurs proposées par le Giec. Dès lors, comment apprécier simplement l’impact des gaz autres que le CO2, et en particulier du méthane, sur l’évolution de la température de l’atmosphère dans les scénarios du Giec? Pour cela, les climatologues ont mis au point une famille de modèles estimant la température de l’atmosphère à partir de l’évolution des émissions des gaz à effet de serre en quantités physiques pour divers horizons et différents scénarios (3). À partir de ces données, des propriétés physiques et chimiques de ces gaz et des constantes de temps qui gouvernent leur évolution dans l’atmosphère, les climatologues reconstituent l’évolution des concentrations de chacun des
gaz à effet de serre considérés. Ils accèdent alors à une « concentration en équivalent CO2 » (exprimée en partie par million éqCO2). Cette dernière se définit comme la concentration en CO2 qui produirait les mêmes effets à tout instant sur le climat que le mix de GES étudié. Cela permet d’obtenir les températures de l’atmosphère au cours du temps pour chacun des scénarios envisagés. Il existe ainsi quatre classes de scénarios, présentés dans le rapport du Giec. Ces scénarios de référence aboutissent à des concentrations, des forçages radiatifs et des augmentations de température contrastés en 2100. On les a baptisés les scénarios RCP (pour Representative Concentration Pathway). Ainsi, dans le scénario le plus ambitieux (RCP 2,6-2,9) qui prévoit de maintenir la concentration dans l’atmosphère de l’ensemble des GES de 430 à 530 parties par million en équivalent CO2, l’augmentation des températures par rapport à 1880 sera de 1,5 à 2 °C. Pour le scénario le moins ambitieux (RCP 8,5), la concentration atteint 1 000 ppm, et la température grimpe de 5 °C. Le Giec indique de plus que l’augmentation de la température moyenne à la surface du globe à la fin du siècle et au-delà, est étroitement liée au cumul des émissions de CO2. Une conclusion qui est confirmée par ce que l’on connaît des émissions passées et du réchauffement qui en a découlé. La figure 1, établie par le Giec, montre une relation linéaire y = 0,444 x/ 1000 entre l’augmentation y de la température en 2100 (en ° C) et le cumul x des émissions de CO2 (en Gt) à la même date. À partir de ce travail, nous avons établi un nouvel algorithme qui prend en compte non seulement le CO2, mais également tous les autres gaz à effet de serre. Il s’agit d’une fonction de forme identique à la fonction linéaire du cumul des émissions. Seulement, cette fois, l’augmentation de la température moyenne à la surface du globe est liée non seulement au cumul des émissions de CO2 au cours du temps, mais aussi à celui des émissions des autres gaz à effet de serre. Ces derniers sont comptabilisés en tonne équivalent CO2, en appliquant la règle du potentiel de réchauffement global (PRG) entre l’année d’émission et l’année horizon à laquelle on s’intéresse. La même fonction linéaire que l’on voit sur la figure 1 permet de calculer les augmentations de température à différents horizons et pour différents scénarios des émissions des gaz à effet de serre.
Efforts remis en cause
Les résultats que nous avons ainsi obtenus soulignent notamment l’importance du méthane dans l’augmentation de la température à l’horizon 2100. Ainsi, dans le cas du scénario le plus optimiste (RCP 2,6), le méthane contribue pour 49 % à l’augmentation de la température des années 2090. Dans le cas du scénario le plus pessimiste, 33 % de la hausse totale de la température est due au méthane. La contribution du méthane est donc d’autant plus grande que les scénarios affichent des réductions ambitieuses de CO2. Sur la base même des conclusions et des commentaires effectués par le Giec dans son dernier rapport, il est donc possible de mettre en place un algorithme d’une grande simplicité d’usage. Il apporte
une première appréciation des conséquences climatiques de stratégies de lutte diversifiées contre le changement climatique à des horizons de temps également diversifiés, sans avoir besoin d’engager des campagnes de calcul ambitieuses fondées sur l’exploitation de différents modèles climatiques. Voici un exemple d’utilisation de cet algorithme. On compare à l’un des scénarios de la famille RCP 2,6 un scénario 2,6 bis, analogue en tous points, à ceci près que les émissions de méthane, qui atteignent aujourd’hui déjà 0,36 Gt, ne diminuent pas mais restent constantes tout au long de la période (Fig. 2). Une hypothèse qui n’a rien de déraisonnable dans un contexte de croissance constante des émissions anthropiques de méthane depuis le début des années 2000 et d’absence de politique mondiale volontariste de réduction de ce gaz. Les calculs montrent alors que, dans le scénario 2,6 bis, l’augmentation de température entre les années 2000 et 2090 (+1,34 °C) provient principalement du méthane. L’augmentation de température, cette fois-ci depuis 1880, qui était limitée dans le scénario 2,6 à 1,7 °C environ (dont 0,8 °C déjà acquis en 2020), atteint alors 2,15 °C, et dépasse nettement la limite de 2 °C considérée comme un objectif majeur par les climatologues. On voit que les très considérables efforts consentis sur la réduction des émissions de CO2 dans le scénario 2,6 pourraient être totalement remis en cause par l’absence d’une politique suffisamment volontariste de réduction du méthane sur la même période.
Stratégie cohérente
Cette analyse, fondée sur les résultats des rapports les plus récents du Giec, nous conduit donc à mettre en avant deux points principaux. D’une part, il apparaît qu’on peut, à travers un algorithme simple, apprécier les augmentations de température à l’horizon 2100 d’une grande variété de scénarios comportant des mix de gaz à effet de serre également diversifiés en attribuant à chacun de ces gaz sa part dans le réchauffement attendu. D’autre part, l’analyse effectuée, qui permet de discriminer la responsabilité de chacun des gaz à effet de serre dans l’augmentation de température attendue d’un scénario d’émission déterminé, met au jour l’importance majeure à attribuer aux réductions d’émission de méthane dans la lutte contre le réchauffement climatique. Il est d’autant plus nécessaire d’être vigilant sur cette question que la présentation retenue par le Giec dans le rapport déjà cité, qui se fonde sur une comptabilité des différents gaz à effet de serre à une échéance de cent ans et non pas à une date déterminée (2050 ou 2100, par exemple) masque largement l’importance du méthane. En effet, les trajectoires des profils d’évolution des émissions de gaz à effet de serre correspondent à des scénarios d’émission bien précis au cours du temps de chacun des gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane, oxyde nitreux), traduit en Gteq avec la convention du Giec (à cent ans). Or il existe une infinité de mix différents de ces trois gaz susceptibles de conduire à ces mêmes trajectoires. Les décideurs peuvent donc très bien choisir en toute bonne foi certaines stratégies respectant une des trajectoires d’émissions du Giec, sans se rendre compte que le mix de gaz à effet de serre qu’ils ont choisi conduit en réalité à des résultats très différents de ceux attendus à l’horizon 2100. L’algorithme dont nous préconisons l’usage devrait permettre d’éviter ce type de confusion et de garantir aux décideurs la cohérence de leur stratégie par rapport aux objectifs affichés.
(1) Giec, « Changements climatiques 2014 », http://tinyurl.com/rapport-Giec-2014
(2) M. Etminan et al., Geophys. Res. Lett., 43, 12614, 2016.
(3) IPCC Expert Meeting Report, 2007, http://tinyurl.com/IPCC-rapport-2007