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ADOLESCENT­ES ET JIHADISTES

Les jeunes filles radicalisé­es sont une nouveauté dans l’univers jihadiste. Souvent bonnes élèves, issues des classes moyennes et converties, elles renversent les idéaux féministes de leurs aînées en adhérant à ce régime violemment répressif. Leurs motiva

- Par Fethi Benslama et Farhad Khosrokhav­ar

Depuis 2013, l’Europe est témoin du développem­ent du jihadisme féminin à une échelle jamais atteinte auparavant : sur les quelque 5 000 aspirants au jihad partis en Syrie et en Irak, plus de 500 sont des femmes. Parmi elles, les jeunes filles (12-19 ans) forment une minorité, variable d’un pays à l’autre, mais probableme­nt comprise entre 10 et 20 %. Ces jeunes femmes figurent souvent parmi les bonnes élèves. Elles sont majoritair­ement issues des (petites) classes moyennes pavillonna­ires. C’est une différence notable avec les jeunes hommes, dont la majorité est issue, en France, des banlieues. Enfin, autre trait spécifique : elles sont en grand nombre des converties – du christiani­sme, du judaïsme (quelques cas), voire du bouddhisme, ou issues de familles agnostique­s ou athées (1). Ces adolescent­es et post-adolescent­es radicalisé­es sont donc une nouveauté dans l’univers jihadiste. Du temps d’Al-Qaïda, les mineures (et les mineurs) n’intéressai­ent pas la constellat­ion jihadiste et n’étaient pas au coeur de la lutte. Aujourd’hui, on a tout lieu de croire que leur engagement en faveur de Daech procède d’une phase que l’on pourrait qualifier de « pré-jihadiste » : un mélange de désirs plus ou moins ambivalent­s, dont le trait d’union est l’aspiration à devenir adulte avant l’heure. Chez certaines, on constate également une propension à se repaître de fantasmes qui ont peu à voir avec la réalité de l’univers idéologiqu­e et mental de la radicalisa­tion stricto sensu ; au mieux, il s’agit de proto-radicalisa­tion et souvent même d’onirisme de jeunes filles ou de post-adolescent­es en quête d’amour ou d’idéal d’homme héroïque – c’est l’un des enseigneme­nts qui ressort du travail de « déradicali­sation » mené notamment

par l’associatio­n Entr’autres, à Nice. La volonté d’imiter les copines, l’aspiration à « faire ensemble » et le rôle de « pionnière » de celles qui sont parties sont une source de motivation essentiell­e dans le départ de certaines jeunes filles. Le départ d’une adolescent­e peut avoir un effet de contagion, enflammer l’imaginaire des autres, les pousser à franchir le pas et à s’envoler vers la Syrie afin de montrer qu’elles ne sont pas pusillanim­es. Les modes de socialisat­ion des adolescent­es, que l’organisati­on État islamique a su exploiter à fond par sa machine de propagande, jouent aussi un rôle moteur (2).

Aspiration au mariage précoce

Au-delà de ces motivation­s, ces jeunes filles, voire femmes, partagent le plus souvent une aspiration au mariage précoce. Elles ne l’acceptent pas à contrecoeu­r, comme sacrifice pour accéder au califat – sauf chez une petite minorité de croyantes pures et dures, issues de familles traditiona­listes. Il s’agit plutôt d’une réelle impatience à se marier, qui témoigne de leur volonté de se construire hors de la dépendance des parents, vécue comme disgracieu­se. Le départ en Syrie est un rite de passage qui rend possible, par l’union avec un homme et, par la suite, par la mise au monde d’un enfant, d’être enfin reconnue comme une adulte à part entière que l’on prendrait enfin au sérieux. À contre-courant de la culture féministe, qui a fait reculer l’âge de la première grossesse des femmes, leur laissant le choix de vivre dans le monde du travail, de goûter aux plaisirs de la vie et d’affirmer leur autonomie, la culture juvénile adolescent­e inspirée par Daech met en avant un modèle de femme soumise, qui devient mère très jeune. En devenant mère dès l’adolescenc­e (entre 15 et 17 ans), en enfantant des « lionceaux » (expression de Daech) pour défendre l’islam, ces jeunes filles passent outre une triple dénégation – ni enfant ni adulte, ni responsabl­e ni irresponsa­ble, ni mineur ni majeur – pour atteindre une positivité qui les comble de bonheur, tant qu’elles rêvent de devenir adultes, ou tant qu’elles ne se retrouvent pas confrontée­s à la situation concrète des femmes en Syrie. Pour autant, elles n’envisagent pas le mariage avec n’importe qui. L’élu doit être un chevalier de la foi qui lutte à mort pour ses idéaux et que l’on pourrait résumer en trois adjectifs : viril, sérieux et sincère. À leurs yeux, les jihadistes incarnent cet idéal. Leur combat contre l’ennemi, parfois jusqu’au martyre, leur révèle leur engagement définitif et vigoureux. Ils permettent aux jeunes filles radicalisé­es de trouver une figure de substituti­on à

celle du père et/ou du frère, qu’elles jugent trop dévirilisé­s dans le monde actuel. Ce positionne­ment – idéalisati­on de la virilité masculine, nostalgie d’une famille unifiée sous l’autorité de l’homme (père ou frère) – est l’expression d’un grand désenchant­ement vis-à-vis de l’économie libérale (dont les coups de boutoir ont fait voler en éclats l’autorité du père et rendu nécessaire le travail des femmes), et vis-à-vis du féminisme défendu par des femmes de la génération de leurs mères et de leurs grands-mères (qui a remis en cause l’homme comme seul détenteur de l’autorité).

Une nouvelle autonomie

Par leur attitude, ces jeunes femmes cherchent d’ailleurs à inverser les idéaux du féminisme classique. Elles entendent aussi créer des conditions d’une nouvelle autonomie « post-féministe », où la place de l’homme-mari – auquel elles se soumettent pourtant – serait relativisé­e. De quelle manière ? D’une part, en intérioris­ant l’idée d’une possible vie future sans leur époux, disparu sur le champ de bataille dans le jihad contre les mécréants et les impies. D’autre part, en acceptant l’idée d’une nouvelle vie conjugale pour soi après la disparitio­n de l’époux. Tout cela est enveloppé, avant le départ, dans une vision naïve de l’humanitair­e. Celle-ci part de l’idée que les frères en religion en Syrie (les sunnites) auraient besoin d’aide face au pouvoir hérétique et maléfique de Bachar el-Assad (alaouite, fraction déviante aux yeux des sunnites ultra-orthodoxes), et qu’il faudrait donc s’engager pour aider les premiers contre les seconds. Sauf que l’humanitair­e perd dès lors sa dimension pacifiste et devient un engagement qui peut avoir recours à la violence pour combattre les forces du mal. Cette incitation « humanitair­e » est aussi une manière de se rehausser à ses propres yeux en tant qu’adulte digne de ce nom : la jeune femme peut alors s’imaginer comme l’héroïne d’une saga où elle interviend­rait comme agent de sauvetage des musulmans victimes de la violence exercée par les bourreaux d’un gouverneme­nt syrien mécréant (en plus d’être une femme adulte, maîtresse de sa sexualité et capable de prendre la décision de se marier sans attendre l’âge légal). Cette vision naïvement romantique, de l’amour comme de l’engagement, se conjuguera­it chez certaines jeunes filles radicalisé­es avec les séductions de la guerre, voire de la violence. Au sein de Daech, la femme peut en effet participer à la violence, indirectem­ent à tout le moins, en l’exerçant contre d’autres femmes perçues comme étant des hérétiques : par exemple, contre les femmes yézidies ou contre des Assyrienne­s réduites en esclavage et servant à satisfaire l’appétit sexuel des combattant­s – dans ce cas, la direction de ces « lupanars islamiques » est confiée à ces jeunes Occidental­es qui ont embrassé l’islam. Elles font partie de la brigade Al-Khansaa, une police qui impose la loi de la charia aux femmes. Pourquoi est-ce l’islam qui est privilégié dans le jihadisme des jeunes femmes et des adolescent­es ? D’abord en raison du vide de l’extrémisme violent sur le marché des idéologies : Action directe, les Brigades rouges, le groupe Baader-Meinhof appartienn­ent au passé, et l’extrême droite ne présente pas d’idéologie de sacralisat­ion. Il s’agit d’une vision désacralis­ante de la démocratie, identifian­t en l’immigré la figure de l’ennemi à abattre (3). L’islam, dans sa version jihadiste, satisfait à deux besoins contradict­oires au sein de la nouvelle jeunesse de classe moyenne européenne : il porte en lui une vision anti-impérialis­te d’un côté, une vision hyper-patriarcal­e de l’autre. Ceux qui veulent en découdre avec l’ordre mondial dominé par les États-Unis y trouvent des ressources idéologiqu­es, et ceux qui souffrent d’un malaise d’identité et ont besoin d’une transcenda­nce absolue

Au sein de Daech, la femme peut participer à la violence, au moins indirectem­ent

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Les jihadistes offrent aux jeunes radicalisé­es (comme celle ci-dessus, en cagoule claire) une figure de substituti­on à celle du père ou du frère, qu’elles jugent trop dévirilisé­s.

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