Les promesses des fermions de Majorana
Plusieurs laboratoires ont annoncé l’observation de particules exotiques, dites de Majorana, dans des structures supraconductrices. Leurs propriétés topologiques spectaculaires leur confèrent une grande stabilité. Et un fort potentiel pour des application
Pr ès de quatrevingts ans après sa disparition, le physicien italien Ettore Majorana continue d’inspirer les chercheurs. En général, quand une particule rencontre son antiparticule, les deux se désintègrent. Dans son dernier article (1), Ettore Majorana prédit qu’une particule élémentaire pourrait être sa propre antiparticule : il suffirait alors que deux de ces particules se rencontrent pour s’annihiler. Ces spéculations auraient des conséquences majeures en physique des particules et en cosmologie. Cependant, aucune particule élémentaire n’a été identifiée comme fermion de Majorana à ce jour. La physique des solides offre un terrain alternatif pour créer des quasi-particules avec des propriétés similaires. En effet, les propriétés de la matière sont dues aux électrons. Chacune de ces particules élémentaires interagit avec les autres électrons et avec les vibrations du réseau cristallin formé par l’ensemble des atomes d’un solide. Par conséquent, les électrons ont des comportements collectifs. Il est alors plus commode de décrire ces comportements comme étant ceux d’une quasi-particule émergente, plutôt que comme la somme d’une multitude de comportements individuels des électrons. Souvent, ces quasi-particules ont des propriétés proches de celles des électrons dont elles sont issues. Mais il arrive aussi qu’elles aient des propriétés très différentes. C’est en particulier le cas pour les quasi-particules de Majorana récemment observées. Elles possèdent des propriétés encore plus fascinantes que celles envisagées par Majorana, et intéressent des entreprises comme Microsoft dans la quête d’un ordinateur quantique (lire p. 46). Pour comprendre l’origine de ces nouvelles quasi-particules, il faut introduire la notion d’antiparticule dans les solides. Dans les métaux, les électrons, qui sont des fermions, occupent tous des états quantiques différents : c’est le principe d’exclusion de Pauli. Ils remplissent donc tous les états disponibles jusqu’à une certaine énergie, appelée énergie de Fermi. On dit qu’ils forment une mer de Fermi. Les excitations de cette mer
(*) Un matériau supraconducteur exhibe des propriétés particulières, dont celle de conduire l’électricité sans aucune résistance en dessous d’une température critique.
sont les quasi-particules. On distingue alors les « électrons » créés au-dessus de la mer de Fermi et les « trous » créés en dessous. Un trou correspondant à l’absence d’un électron, il se comporte comme un anti-électron, de charge opposée à celle de l’électron.
Bords du matériau
Pour observer des fermions de Majorana, il faut se pencher sur le cas particulier des matériaux supraconducteurs (*). Dans ces matériaux, les électrons se regroupent par paires. Il est nécessaire de fournir une énergie finie pour briser ces paires et exciter des quasi-particules, qui sont des superpositions d’électrons et de trous. En deçà de cette énergie, il existe une région inaccessible aux quasi-particules (un « gap », selon la terminologie consacrée). La situation devient encore plus intéressante lorsque les propriétés des supraconducteurs varient dans l’espace, par exemple au bord de ces matériaux. Dans ce cas, des états localisés peuvent apparaître dans le gap. Typiquement, ces états apparaissent par paires d’énergies finies et opposées par rapport à l’énergie de Fermi. Toutefois, dans certains supraconducteurs, il apparaît un unique état avec une énergie égale à l’énergie de Fermi. Ce sont alors des supraconducteurs topologiques, car l’état reste piégé, donc stable, à cette énergie aussi longtemps que le gap supraconducteur ne se referme pas. Cette stabilité s’explique par la nature exotique de cet état : il est en fait constitué de deux quasiparticules localisées à des bords opposés du matériau, comme s’il était coupé en deux : on parle de caractère semi-fractionnaire. Ce sont de telles quasi-particules que l’on peut identifier aux fermions de Majorana, car chacune se comporte comme sa propre antiparticule. Le caractère semi-fractionnaire de ces quasi-particules est un concept absent pour les particules prédites par Ettore Majorana, et qui leur confère des propriétés encore plus spectaculaires. L’état formé par les deux quasiparticules de Majorana spatialement séparées peut être occupé ou vide. Un tel système quantique à deux niveaux pourrait former un bit quantique, ou qubit, l’élément de base pour encoder de l’information dans un ordinateur quantique. Contrairement à d’autres réalisations de qubits possibles, celle-ci est non locale, grâce à la séparation spatiale de ses constituants. Elle est donc bien plus robuste vis-à-vis des perturbations – généralement locales – qui pourraient effacer l’information. C’est cette « protection topologique » qui constitue l’attrait principal de ce type de qubit. L’enjeu est aujourd’hui de produire, observer et manipuler ces quasi-particules de Majorana. Le modèle le plus simple d’un système où elles pourraient être réalisées a été proposé par le
physicien russo-américain Alexei Kitaev en 2001 (2). Il correspond à une chaîne d’électrons sans degré de liberté interne. Il n’y a pas de matériau connu qui serait décrit par ce modèle. Mais il existe des astuces pour obtenir les mêmes propriétés en combinant différents matériaux.
Très basse tension
Pour réaliser expérimentalement une chaîne de Kitaev, il faut que les électrons qui la constituent n’aient pas de degré de liberté interne. Or en temps normal, deux spins (*) différents existent pour les électrons. Il faut donc se débarrasser de l’une des deux espèces d’électrons. On pourrait appliquer un fort champ magnétique qui privilégie les électrons dont le spin est aligné avec le champ. Mais celui-ci aurait pour effet principal de détruire la supraconductivité. On résout ce problème en enrobant un nanofil semiconducteur (par exemple de
l’arséniure d’indium) avec de l’aluminium, un supraconducteur utilisé couramment dans les expériences à basse température. Le nanofil hérite alors des propriétés supraconductrices de l’aluminium, grâce à l’effet de proximité, tout en gardant ses propres caractéristiques. Ainsi, les électrons se déplacent avec une vitesse qui dépend de l’orientation de leur spin, et un faible champ magnétique permet de sélectionner une seule orientation tout en préservant la supraconductivité. Dans ces conditions, les expérimentateurs détectent l’apparition de quasi-particules de Majorana en mesurant un courant à très basse tension à travers un contact métallique placé à l’extrémité de l’échantillon. Contrairement aux supraconducteurs usuels, où le gap empêche la circulation d’un courant quand on applique une tension au matériau, la présence d’une quasi-particule de Majorana au bord de l’échantillon permet à un courant de passer dans un supraconducteur topologique à très basse tension. Plusieurs observations compatibles avec cette signature ont été publiées (3). L’étape suivante consistera à manipuler ces quasi-particules grâce à des grilles électrostatiques et des flux magnétiques, afin de prouver leur nature semi-fractionnaire. Pour réaliser un ordinateur quantique, il faut disposer d’un grand nombre de qubits – et donc de quasi-particules de Majorana. Pour cela, un seul nanofil ne suffit pas, et différentes structures bien plus complexes ont été proposées. C’est dans le contexte de la manipulation de l’information que le potentiel des quasi-particules de Majorana se révèle : selon des prédictions théoriques, l’information peut être codée en échangeant leurs positions (4 ) . On réalise ainsi, sur ces qubits, des opérations qui peuvent être vues comme un jeu de bonneteau quantique – impossible à réaliser avec les particules usuelles –, où l’on déplace des billes cachées sous des gobelets sans soulever ces derniers. Cette perspective de construire un ordinateur quantique topologiquement protégé explique l’engouement pour ces nouvelles quasi-particules. Le domaine de recherche a fortement évolué depuis les années 2000, grâce à des progrès importants de nanofabrication d’échantillons de très grande qualité. Même si la route est longue avant un éventuel ordinateur quantique topologique, on peut raisonnablement espérer que les efforts actuels conduiront à des découvertes majeures. (1) E. Majorana, Il Nuovo Cimento, 14, 171, 1937. (2) A. Y. Kitaev, Phys. Usp., 44, 131, 2001. (3) V. Mourik et al., Science, 336, 1003, 2012 ; S. M. Albrecht et al., Nature, 531, 206, 2016. (4 ) D. A. Ivanov, Phys. Rev. Lett., 86, 268, 2001.
(*) Le spin d’un
électron est un moment magnétique intrinsèque qui peut pointer dans deux directions opposées.