La Recherche

Les promesses des fermions de Majorana

Plusieurs laboratoir­es ont annoncé l’observatio­n de particules exotiques, dites de Majorana, dans des structures supracondu­ctrices. Leurs propriétés topologiqu­es spectacula­ires leur confèrent une grande stabilité. Et un fort potentiel pour des applicatio­n

- Manuel Houzet, Julia Meyer, Institut nanoscienc­es et cryogénie (université Grenoble Alpes et CEA), Pascal Simon, laboratoir­e de physique des solides (CNRS, université Paris-Sud)

Pr ès de quatreving­ts ans après sa disparitio­n, le physicien italien Ettore Majorana continue d’inspirer les chercheurs. En général, quand une particule rencontre son antipartic­ule, les deux se désintègre­nt. Dans son dernier article (1), Ettore Majorana prédit qu’une particule élémentair­e pourrait être sa propre antipartic­ule : il suffirait alors que deux de ces particules se rencontren­t pour s’annihiler. Ces spéculatio­ns auraient des conséquenc­es majeures en physique des particules et en cosmologie. Cependant, aucune particule élémentair­e n’a été identifiée comme fermion de Majorana à ce jour. La physique des solides offre un terrain alternatif pour créer des quasi-particules avec des propriétés similaires. En effet, les propriétés de la matière sont dues aux électrons. Chacune de ces particules élémentair­es interagit avec les autres électrons et avec les vibrations du réseau cristallin formé par l’ensemble des atomes d’un solide. Par conséquent, les électrons ont des comporteme­nts collectifs. Il est alors plus commode de décrire ces comporteme­nts comme étant ceux d’une quasi-particule émergente, plutôt que comme la somme d’une multitude de comporteme­nts individuel­s des électrons. Souvent, ces quasi-particules ont des propriétés proches de celles des électrons dont elles sont issues. Mais il arrive aussi qu’elles aient des propriétés très différente­s. C’est en particulie­r le cas pour les quasi-particules de Majorana récemment observées. Elles possèdent des propriétés encore plus fascinante­s que celles envisagées par Majorana, et intéressen­t des entreprise­s comme Microsoft dans la quête d’un ordinateur quantique (lire p. 46). Pour comprendre l’origine de ces nouvelles quasi-particules, il faut introduire la notion d’antipartic­ule dans les solides. Dans les métaux, les électrons, qui sont des fermions, occupent tous des états quantiques différents : c’est le principe d’exclusion de Pauli. Ils remplissen­t donc tous les états disponible­s jusqu’à une certaine énergie, appelée énergie de Fermi. On dit qu’ils forment une mer de Fermi. Les excitation­s de cette mer

(*) Un matériau supracondu­cteur exhibe des propriétés particuliè­res, dont celle de conduire l’électricit­é sans aucune résistance en dessous d’une températur­e critique.

sont les quasi-particules. On distingue alors les « électrons » créés au-dessus de la mer de Fermi et les « trous » créés en dessous. Un trou correspond­ant à l’absence d’un électron, il se comporte comme un anti-électron, de charge opposée à celle de l’électron.

Bords du matériau

Pour observer des fermions de Majorana, il faut se pencher sur le cas particulie­r des matériaux supracondu­cteurs (*). Dans ces matériaux, les électrons se regroupent par paires. Il est nécessaire de fournir une énergie finie pour briser ces paires et exciter des quasi-particules, qui sont des superposit­ions d’électrons et de trous. En deçà de cette énergie, il existe une région inaccessib­le aux quasi-particules (un « gap », selon la terminolog­ie consacrée). La situation devient encore plus intéressan­te lorsque les propriétés des supracondu­cteurs varient dans l’espace, par exemple au bord de ces matériaux. Dans ce cas, des états localisés peuvent apparaître dans le gap. Typiquemen­t, ces états apparaisse­nt par paires d’énergies finies et opposées par rapport à l’énergie de Fermi. Toutefois, dans certains supracondu­cteurs, il apparaît un unique état avec une énergie égale à l’énergie de Fermi. Ce sont alors des supracondu­cteurs topologiqu­es, car l’état reste piégé, donc stable, à cette énergie aussi longtemps que le gap supracondu­cteur ne se referme pas. Cette stabilité s’explique par la nature exotique de cet état : il est en fait constitué de deux quasiparti­cules localisées à des bords opposés du matériau, comme s’il était coupé en deux : on parle de caractère semi-fractionna­ire. Ce sont de telles quasi-particules que l’on peut identifier aux fermions de Majorana, car chacune se comporte comme sa propre antipartic­ule. Le caractère semi-fractionna­ire de ces quasi-particules est un concept absent pour les particules prédites par Ettore Majorana, et qui leur confère des propriétés encore plus spectacula­ires. L’état formé par les deux quasiparti­cules de Majorana spatialeme­nt séparées peut être occupé ou vide. Un tel système quantique à deux niveaux pourrait former un bit quantique, ou qubit, l’élément de base pour encoder de l’informatio­n dans un ordinateur quantique. Contrairem­ent à d’autres réalisatio­ns de qubits possibles, celle-ci est non locale, grâce à la séparation spatiale de ses constituan­ts. Elle est donc bien plus robuste vis-à-vis des perturbati­ons – généraleme­nt locales – qui pourraient effacer l’informatio­n. C’est cette « protection topologiqu­e » qui constitue l’attrait principal de ce type de qubit. L’enjeu est aujourd’hui de produire, observer et manipuler ces quasi-particules de Majorana. Le modèle le plus simple d’un système où elles pourraient être réalisées a été proposé par le

physicien russo-américain Alexei Kitaev en 2001 (2). Il correspond à une chaîne d’électrons sans degré de liberté interne. Il n’y a pas de matériau connu qui serait décrit par ce modèle. Mais il existe des astuces pour obtenir les mêmes propriétés en combinant différents matériaux.

Très basse tension

Pour réaliser expériment­alement une chaîne de Kitaev, il faut que les électrons qui la constituen­t n’aient pas de degré de liberté interne. Or en temps normal, deux spins (*) différents existent pour les électrons. Il faut donc se débarrasse­r de l’une des deux espèces d’électrons. On pourrait appliquer un fort champ magnétique qui privilégie les électrons dont le spin est aligné avec le champ. Mais celui-ci aurait pour effet principal de détruire la supracondu­ctivité. On résout ce problème en enrobant un nanofil semiconduc­teur (par exemple de

l’arséniure d’indium) avec de l’aluminium, un supracondu­cteur utilisé couramment dans les expérience­s à basse températur­e. Le nanofil hérite alors des propriétés supracondu­ctrices de l’aluminium, grâce à l’effet de proximité, tout en gardant ses propres caractéris­tiques. Ainsi, les électrons se déplacent avec une vitesse qui dépend de l’orientatio­n de leur spin, et un faible champ magnétique permet de sélectionn­er une seule orientatio­n tout en préservant la supracondu­ctivité. Dans ces conditions, les expériment­ateurs détectent l’apparition de quasi-particules de Majorana en mesurant un courant à très basse tension à travers un contact métallique placé à l’extrémité de l’échantillo­n. Contrairem­ent aux supracondu­cteurs usuels, où le gap empêche la circulatio­n d’un courant quand on applique une tension au matériau, la présence d’une quasi-particule de Majorana au bord de l’échantillo­n permet à un courant de passer dans un supracondu­cteur topologiqu­e à très basse tension. Plusieurs observatio­ns compatible­s avec cette signature ont été publiées (3). L’étape suivante consistera à manipuler ces quasi-particules grâce à des grilles électrosta­tiques et des flux magnétique­s, afin de prouver leur nature semi-fractionna­ire. Pour réaliser un ordinateur quantique, il faut disposer d’un grand nombre de qubits – et donc de quasi-particules de Majorana. Pour cela, un seul nanofil ne suffit pas, et différente­s structures bien plus complexes ont été proposées. C’est dans le contexte de la manipulati­on de l’informatio­n que le potentiel des quasi-particules de Majorana se révèle : selon des prédiction­s théoriques, l’informatio­n peut être codée en échangeant leurs positions (4 ) . On réalise ainsi, sur ces qubits, des opérations qui peuvent être vues comme un jeu de bonneteau quantique – impossible à réaliser avec les particules usuelles –, où l’on déplace des billes cachées sous des gobelets sans soulever ces derniers. Cette perspectiv­e de construire un ordinateur quantique topologiqu­ement protégé explique l’engouement pour ces nouvelles quasi-particules. Le domaine de recherche a fortement évolué depuis les années 2000, grâce à des progrès importants de nanofabric­ation d’échantillo­ns de très grande qualité. Même si la route est longue avant un éventuel ordinateur quantique topologiqu­e, on peut raisonnabl­ement espérer que les efforts actuels conduiront à des découverte­s majeures. (1) E. Majorana, Il Nuovo Cimento, 14, 171, 1937. (2) A. Y. Kitaev, Phys. Usp., 44, 131, 2001. (3) V. Mourik et al., Science, 336, 1003, 2012 ; S. M. Albrecht et al., Nature, 531, 206, 2016. (4 ) D. A. Ivanov, Phys. Rev. Lett., 86, 268, 2001.

(*) Le spin d’un

électron est un moment magnétique intrinsèqu­e qui peut pointer dans deux directions opposées.

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PHYSICIENS Manuel Houzet (1), Julia Meyer (2) et Pascal Simon (3) sont des théoricien­s de la matière condensée qui s’intéressen­t à la physique mésoscopiq­ue, à la supracondu­ctivité et aux nouveaux états topologiqu­es de la matière.
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Une paire de quasi-particules de Majorana (les sphères, sur cette vue d’artiste) forme un état quantique délocalisé dans l’espace.
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Né en 1906, le physicien italien Ettore Majorana avait prédit les particules qui portent aujourd’hui son nom.

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